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Alain Fleischer écrivain, Petites histoires d’infinis

et « La vie extraordinaire de mon auto »

D 29 mars 2021     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« La critique littéraire fait-elle encore son travail ? Parfois, mais rarement » écrivait Sollers dans le JDD de janvier 2003 au moment de la publication du roman d’Alain Fleischer Les ambitions désavouées. Il est vrai que suivre les nombreuses activités d’Alain Fleischer n’est pas chose facile. L’écrivain a, lui aussi, des « Identités Rapprochées Multiples » : il est cinéaste, photographe, plasticien [1], et il aime à dérouter les lecteurs par ses brusques coups d’accélérateur ou ses embardées. Il vient de publier en même temps un roman La vie extraordinaire de mon auto chez Verdier et un recueil de nouvelles aux éditions Gallimard (coll. L’infini) Petites histoires d’infinis. Ce dernier livre est dédié à Philippe Sollers.

Alain Fleischer
Petites histoires d’infinis

Collection L’Infini, Gallimard
Parution : 11-03-2021

Chacune de ces petites histoires entend conduire le lecteur à un moment de perception (ou de sentiment) de l’infini. Pour cette raison, elles sont plutôt courtes, car l’infini doit apparaître par surprise. Peut-être même abruptement. Le lecteur doit y être poussé comme au bord d’un précipice qu’il n’aurait pas vu venir, et qu’il ne découvre qu’en y tombant. — A. F.

Cinéaste, écrivain, plasticien et photographe, Alain Fleischer est né à Paris en 1944. Après des études à la Sorbonne et à l’École des hautes études en sciences sociales, il a enseigné dans diverses universités (Paris III-Sorbonne Nouvelle, université du Québec à Montréal, etc.) et dans de grandes écoles françaises et étrangères. Il a créé et dirige Le Fresnoy-Studio national des arts contemporains. Depuis son premier roman, Là pour ça (1986), il a publié une cinquantaine d’ouvrages : romans, recueils de nouvelles, essais, dont, dans « L’Infini », Immersion (2005) et Prolongations (2008).

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TABLE


Avant-propos

Un rendez-vous
Un livre
Le gravier
Reflet dans un seau d’eau
L’embarcadère
Poussière
La clé
Andante
Un dîner au restaurant
Le regard du tigre
La montre
Le portrait d’Ivan


Un chien
Le ticket de métro
Orion
Le téléphone
Un appartement à Belleville
Chaîne alimentaire
Le marché aux voleurs
Aurélien Mbacké
Un Flamand
Un quatuor
Le rire de l’orang-outan
Une place dans un train
Le rendez-vous

*

Pour Philippe Sollers

Avant-propos

Chacune de ces petites histoires entend conduire le lecteur à un moment de perception (ou de sentiment) de l’infini. Pour cette raison, elles sont plutôt courtes, car l’infini doit apparaître par surprise. Peut-être même abruptement. Le lecteur doit y être poussé comme au bord d’un précipice qu’il n’aurait pas vu venir, et qu’il ne découvre qu’en y tombant. Ainsi le texte qui y conduit doit, sur tout son parcours, cheminer à couvert, sans rien laisser pressentir du paysage final, et sans susciter la fatigue ou l’impatience du lecteur. Pour qu’elle ouvre sur l’infini, la fin ne peut pas se faire attendre et, idéalement, elle doit arriver trop tôt. Je ne crois pas qu’il soit possible – ni supportable, si la possibilité existait – de contempler l’infini infiniment. L’infini et l’éternel sont deux ordres dont la confusion est à discuter. L’infini dont il est ici question est instantané, et il se dissoudrait bientôt dans la durée comme l’espace se dissout dans le temps.

Pour les mêmes raisons, le nombre de ces petites histoires et la taille de ce recueil sont eux aussi restreints. Car s’il y a de nombreux infinis, et non pas un infini unique – comme le sous-entendraient les religions monothéistes –, il me semble qu’il n’y aurait rien à gagner à une multiplication de l’infini à l’infini. L’infini se dissout dans l’infini et, pour parvenir à sa perception, mieux vaut en limiter les expériences et, plutôt que de les additionner, en revivre chaque aventure, retrouver le manque produit par une soustraction. Évidemment, l’infini et la fin ont partie liée.

Mais l’idée inverse peut aussi être défendue : celle d’un texte non seulement long infiniment, mais en permanence ouvert sur l’infini, par une béance constante et vertigineuse. Un tel projet serait-il raisonnable ? Serait-il à la portée d’un écrivain ? Est-il virtuellement contenu dans les combinatoires infinies de la langue ?

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EXTRAITS

UN RENDEZ-VOUS

Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et mon père est à l’heure. Mais il est mort depuis trente ans. Je lui demande : « Comment vas-tu ? » Il me répond : « Toujours mort… Tout va bien. » Je comprends qu’être mort est un état comme un autre : comme être en vacances, ou être malade, ou être fatigué, ou être en bonne santé, ou être convalescent, ou être amoureux, ou être au chômage, ou être au travail, ou être désespéré, ou être endormi, ou être exalté, ou être serein, ou être bouleversé, ou être révolté…
Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et mon père est à l’heure. Cette ponctualité ne m’étonne pas mais je l’apprécie : je suis heureux qu’il se soit souvenu d’un rendez-vous pris il y a si longtemps, à l’époque où il était encore vivant.

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UN LIVRE

Cette nuit-là, ma sœur devait me rapporter dans ma chambre un livre que je lui avais prêté. Nous savions l’un et l’autre que ce n’était qu’un prétexte. Ce n’était pas un de ces romans à la mode dont tout le monde parle en même temps, ni une édition ancienne, luxueuse ou rare. C’était un vieux livre oublié d’un auteur inconnu, que j’avais trouvé par hasard dans une brocante. Il était au fond d’une valise parmi divers effets, aussi bien masculins que féminins, inhabituellement mêlés. Le contenu semblait être resté tel quel au retour d’un voyage romantique. Peut-être à Venise, comme semblait l’indiquer un guide touristique. Le volume au papier jauni d’une édition à deux sous, et dont le dos se décousait, m’avait attiré par son titre et par l’illustration désuète de sa couverture : une aquarelle maladroite montrait deux adolescents tendrement enlacés dans une ruelle sombre, adossés à une palissade sous le halo d’un réverbère. Le texte en quatrième de couverture m’avait décidé à l’acheter. Je me souviens des premières lignes :
« Cette nuit-là, ma sœur devait me rapporter dans ma chambre un livre que je lui avais prêté. Nous savions l’un et l’autre que ce n’était qu’un prétexte… »

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LE GRAVIER

Pour la première fois cet été-là, après l’épuisante dernière année de mes études à l’université, j’avais décidé, pour mes vacances, de m’éloigner des plages et des rivages de la Méditerranée, de l’Adriatique ou de la mer Noire. J’avais ressenti le besoin d’un séjour dans un climat vivifiant, et je pensais au Finistère, à la Cornouaille, à la côte Cantabrique ou à l’Algarve. À la dernière minute, une rencontre imprévue avait orienté mon choix dans une tout autre direction, le radicalisant encore : je n’irais pas passer le mois d’août au bord de la mer, fût-ce la mer du Nord, la Baltique ou l’Atlantique, mais aussi loin que possible de tout rivage, au cœur du continent, dans une région sauvage de montagnes et de forêts. En effet, entre les derniers examens et le moment de prendre mes dispositions pour le voyage, alors que je buvais un café à une terrasse du boulevard Saint- Michel, où des touristes venus des quatre coins du monde goûtaient aux plaisirs des beaux jours à Paris, j’avais rencontré Milana, qui était sur le point de repartir vers son village des Carpates Blanches. La description qu’elle m’avait faite de son pays et des décors de nature où elle avait grandi ainsi que sa sensualité, à la fois ingénue et avertie, de jeune fille de la campagne, lors de la nuit que nous avions ensuite passée ensemble, m’avaient convaincu d’aller la rejoindre, fuyant pour une fois les stations balnéaires avec leurs filles bronzées qui dansent la nuit pieds nus sur le sable d’une plage ou sur les pistes des dancings. Je m’étais bâti un programme qui correspondait à ce que dans mon enfance ma grand-mère appelait prendre un grand bol d’air, avec la perspective de longues randonnées parmi des forêts de sapins où se respire la résine à pleins poumons. J’imaginais des sentiers solitaires et escarpés, des baignades nus dans la vasque couleur émeraude d’une cascade, dans les remous joyeux d’un torrent, dans les eaux dormantes d’un étang, tout cela agrémenté d’épisodes de sexualité naturiste, de nourriture frugale et de vie édénique. J’avais découvert peu auparavant l’expérience de Monte Verità, au début du XXe siècle, sur le territoire d’Ascona dans le Tessin, dont les idéaux utopiques m’attiraient, à condition de transformer la vie communautaire, à laquelle je suis réfractaire, en duo d’une fête galante, intimiste et pastorale. La rencontre avec Milana m’offrait l’opportunité d’une telle aventure, susceptible de faire rêver quelqu’un qui, comme moi, avait passé sa vie dans la promiscuité sociale et sous le couvercle étouffant d’une grande ville. Avec une exaltation enfantine, j’avais préparé cette « expédition amoureuse », ce voyage vers Cythère, comme auraient dit les adeptes de Monte Verità, en faisant l’acquisition d’un équipement nouveau et adéquat : ni maillot, ni serviette de bain (les baignades se feraient en tenue d’Ève et d’Adam, et le séchage dans une herbe épaisse et chaude comme celle du Douanier Rousseau), ni savates pour déambuler nonchalamment sur une promenade maritime ou une rambla, ni chapeau de paille ni lunettes de soleil pour jouer aux aventuriers mystérieux dans les bars sous les tropiques, mais un sac à dos, un canif suisse, une torche électrique, des shorts, une casquette, des chaussures de marche à semelles de caoutchouc profondément crantées, tout cela acheté au Vieux Campeur, dans le quartier de la Sorbonne, dont les vitrines ont le même sérieux pour les activités physiques que celles des librairies universitaires pour les travaux intellectuels.
Le programme de ces vacances s’était déroulé comme je l’avais rêvé, et il m’a laissé un souvenir singulier : celui du dernier été de ma jeunesse. Je m’étais pleinement livré aux plaisirs simples des journées en plein air, et des nuits en montagne sous le ciel criblé d’étoiles, dans les bras d’une fille à qui les activités physiques de la journée – marche, escalade, natation, batifolage dans les prés ou sur la mousse des sous-bois – laissaient encore du désir et des forces pour se dépenser à nouveau, dans l’intimité d’une couche rustique, la nuit venue.
Le jour d’une randonnée que nous avions commencée à l’aube, nous étions arrivés affamés devant le petit super- marché d’un village, où nous comptions nous ravitailler. Nous avions trouvé l’accès provisoirement empêché par un camion qui déchargeait des sacs de graviers, que trois ouvriers répandaient sur le terre-plein, pour remédier à l’inconvénient de la boue qui se formait les jours de pluie. L’opération avait duré une demi-heure, et j’avais pu lire tout à loisir, sur les sacs entassés avant d’être vidés, l’origine des petits cailloux blancs. Je m’en souviens encore : la carrière Treul à Gunskirchen, sur les bords du Danube, en Haute-Autriche. Ayant eu l’étrange intuition que je devais garder ces noms en mémoire, j’avais appris plus tard qu’à Gunskirchen avait été établi en 1944 un camp de concentration annexe à celui de Mauthausen, où avaient été réduits à l’esclavage des milliers de Juifs hongrois : ainsi l’origine de graviers qui avaient retardé de quelques minutes notre approvisionnement, un jour de mes vacances bienheureuses dans les Carpates, m’avait ramené à la triste histoire de ma famille. Lorsque l’accès au petit supermarché avait été rétabli, Milana et moi nous nous étions précipités vers l’entrée, nous avions été les premiers à traverser le terre-plein et à enfoncer nos pas dans l’épais tapis de pierres, encore intact, avant qu’il ne fût piétiné et tassé par les clients.
Ces vacances dans les Carpates Blanches, les dernières que j’aie passées en pleine nature, se sont conclues, avec l’arrivée des premières pluies à la fin de l’été, par une mémorable cueillette d’escargots, surgis par milliers dans les prairies aux abords d’un château digne du comte Dracula, qui avaient déjà accueilli des déjeuners sur l’herbe, suivis de quelques ébats : sortes de fêtes galantes chez les scouts. Depuis, je ne suis retourné à la montagne qu’en hiver, sous la neige, au Tyrol, en Engadine ou dans les Dolomites. Dix ans après ce dernier été d’une période de ma vie, je n’avais plus fait aucun autre voyage de vacances ou de loisirs et, s’il m’arrivait d’aller loin, de découvrir des sites exceptionnels, cela avait toujours pour origine un projet de travail, une mission, une activité professionnelle.

C’est précisément dix ans après l’été dans les Carpates qu’un voyage de repérages dans des îles du Pacifique a pu prendre une allure de grandes vacances avec la promesse d’un dépaysement total, sur les traces des célèbres navigations de Jack London. Comme il s’agissait malgré tout d’explorer des territoires à la recherche d’un site idéal pour un projet de forage pétrolier, mon équipement ne pouvait être celui d’un simple vacancier qui s’apprête à se prélasser au soleil en sandales et tenue de plage. J’avais été suffisamment prévenu qu’il y aurait à naviguer sur toutes sortes d’embarcations, à faire de la route en véhicule tout-terrain et de la marche à pied à travers des territoires sans trace d’aucun chemin comme l’immense cratère du volcan Mauna Loa, dans l’archipel d’Hawaï. Préparant mes affaires pour le départ, j’ai retrouvé la paire de chaussures de randonnée aux semelles de caoutchouc profondément crantées que j’avais portée dix ans plus tôt au cours de mes excursions dans les Carpates et que j’avais laissée dormir au fond d’un placard. Cette découverte m’a semblé providentielle : les chaussures correspondaient à celles dont j’avais besoin et, détestant d’avoir à porter des souliers neufs, ces Pataugas, déjà faites à mon pied, allaient me dispenser de l’épreuve. Du coup, cette paire de chaussures dans mes bagages me rendait plus familière, plus souriante la perspective de ces explorations qui promettaient d’être rudes. J’emportais avec moi dans une expédition vers des horizons inconnus les compagnons et les témoins d’un voyage vécu dix ans plus tôt, dans une totale insouciance et dans le plus parfait bonheur, avant l’entrée dans ma véritable vie d’adulte. Depuis cette époque, mon existence avait changé en effet, et mes histoires sentimentales — mes love affairs, comme on dit en anglais —, loin d’être liées à des loisirs ou à des vacances, prenaient toujours naissance dans le cadre de mon travail, et dans mon milieu professionnel : j’étais devenu géologue, et mon petit monde était celui des chercheurs, qui passent autant de temps dans leur laboratoire que sur le terrain.
Un soir de brise tiède, à bord du Madona, un cargo mixte qui nous conduisait depuis Honolulu vers les Marquises, à travers l’océan Pacifique, à la recherche d’îlots volcaniques pour nos sondages, j’étais occupé à flirter gentiment au clair de lune, appuyé au bastingage, avec l’assistante qui m’avait été attribuée pour cette mission par la compagnie pétrolière, doctorante à l’université de Stanford, avant que nous regagnions notre inconfortable cabine et que nous retrouvions la disposition frustrante des couchettes superposées. Soudain, sur le métal du pont, la chaussure de mon pied gauche a émis un crissement désagréable, qui m’a obligé à rompre l’enlace­ ment romantique pour l’opération triviale d’inspection de la semelle, relevant ma jambe comme un maréchal-ferrant relève celle d’un cheval. J’ai découvert alors, encastré dans un cran profond du caoutchouc, un gravier blanc. Agacé, j’ai délogé sans ménagement le petit caillou malvenu et, sans peser ma décision, je l’ai jeté par-dessus bord dans le sillage que traçait le bateau, parmi les flots sombres et insondables.
Dans l’instant même où m’avait échappé mon geste spontané, j’avais compris que j’aurais à méditer sur l’histoire de ce gravier, en provenance de la carrière de Gunskirchen en Haute-Autriche, qui s’était pris dans la semelle de ma chaussure en caoutchouc profondément crantée, sur le terre-plein à l’entrée d’un supermarché dans les Carpates, au cours du dernier été de ma jeunesse. En effet, pendant la nuit sans sommeil qui a suivi, le regard levé vers le plafond de la cabine, quelques centimètres au­ dessus de ma tête, alors que Lisa, ma compagne, sur le petit lit au-dessous du mien, s’était laissée glisser dans la profondeur de ses rêves, je n’ai cessé d’imaginer le gravier extrait de la carrière Treul, coulant lentement au fond d’un abîme de quelque six mille mètres, au milieu de l’océan Pacifique, à plusieurs milliers de kilomètres des côtes américaines ou australiennes. Jusqu’au lever du jour, je me suis interrogé, reprenant inlassablement ma méditation : y a-t-il une quel­ conque probabilité, si infime soit-elle, pour qu’un être, lointain descendant de notre humanité, retrouve un jour ce petit caillou perdu au fond des abysses et, si les milliards de millénaires à venir font advenir une telle éventualité, la science des choses et de leur origine à laquelle une espèce lointainement issue de la nôtre serait parvenue en ces temps impensables permettra-t-elle de retrouver le parcours de cet insignifiant fragment de roche extrait d’une carrière au bord d’un fleuve jadis nommé le Danube, au cœur d’un continent qui se sera appelé l’Europe, et toute cette géographie humaine éphémère ayant été depuis longtemps effacée par l’histoire du cosmos ?
Il m’arrive souvent de penser à ce petit caillou et de me demander si, équipé comme le successeur de l’Homme pourra l’être un jour pour descendre et pour marcher au fond des océans, comme il le sera aussi pour déambuler à la surface de la planète Mars, je parviendrais à reconnaître parmi le sombre et gigantesque chaos des grandes profondeurs le petit caillou resté coincé pendant dix ans dans un cran de ma semelle, poussière d’un monde dont le destin a croisé celui d’un être humain, et qu’avec un geste d’humeur d’une légèreté coupable j’avais condamné à un oubli et à une nuit sans doute infinis.

*

LE RENDEZ-VOUS

Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et mon père se fait attendre, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Mais je ne m’impatiente pas, je ne m’inquiète pas, je ne perds pas espoir, j’ai tout mon temps.
J’ai attendu pendant trente ans. Jusqu’au jour où mon tour est arrivé.

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L’Humanité Dimanche, 22 avril 2021.
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Comme certains romans d’humeur libertine, ne s’interdisant ni l’érotisme, ni les fantaisies de l’imagination, ni l’humour, celui-ci prend parfois des allures spéculatives. Dans cette vie extraordinaire d’une auto, conte philosophique et de science-fiction, c’est surtout de l’humain qu’il s’agit, face à certaines interrogations de notre époque.

LE DÉBUT

Dans la société contemporaine, on peut se demander,
de l’ homme ou de l’automobile, lequel des deux a inventé l’autre.

« VIKTORIE Type A, 1939. Modèle rare. Mécanique parfaite. Peinture et intérieur d’origine. Première main. Historique connu. État concours. Contrôle technique OK. Aucun frais à prévoir. Part toutes distances. Prix à débattre… », tels avaient été les termes – à peu près, si je me souviens bien, car c’était il y a quelque temps – de la petite annonce parue dans les pages de vente de voitures d’occasion de l’hebdomadaire La Vie de l’auto que j’allais chercher chaque jeudi au kiosque à journaux. Je ne me doutais pas alors que, par la suite, et continuant d’aller chercher chaque jeudi l’hebdomadaire La Vie de l’auto au kiosque à journaux, par habitude comme on achète chaque jour le journal pour y lire les dernières nouvelles du monde, je penserais si souvent au titre à première vue anodin de ce canard pour passionnés d’automobiles, qui rêvent à l’acquisition d’une de ces voitures anciennes dont on peut dire en effet qu’elles ont eu une vie. C’était quelque vingt ans après la voiture à pédales en tôle rouge, le bolide de marque Euréka Super Junior, avec lequel, dans mon enfance, j’avais fait Paris-Nice (bien avant que soit complétée l’autoroute A7), à fond la caisse en simples allers-retours dans le couloir de l’appartement familial, long d’une trentaine de mètres avec, pour les demi-tours, la salle de bains à un bout, la cuisine à l’autre. À l’époque, je savais conduire avant de savoir lire, et je ne pouvais connaître le beau texte de Paul Morand Route de Paris à la Méditerranée, de 1931. Une vingtaine d’années plus tard, j’étais à la recherche de ma première automobile pour grandes personnes, sans être devenu pour autant un adulte raisonnable. À vingt-quatre ans, je terminais mes études en architecture à l’École des beaux-arts, je venais de gagner mon premier salaire en faisant des traductions techniques — aéronautique : conception d’un hydravion quadriréacteur ; travaux publics : chantier de construction d’un barrage hydroélectrique dans la vallée du Nil en Égypte ; brevets d’invention : fourchette tournante pour spaghettis, détecteur d’escargots pour cueillette après la pluie d’automne… — mieux rémunérées que les travaux sur les textes administratifs, politiques ou littéraires. Je m’étais jeté sur les annonces de voitures d’occasion, à la rubrique « petits prix » : modèles communs, déjà anciens et démodés, avec un gros kilométrage au compteur, et des pneus usés à soixante-dix pour cent. La voiture que j’avais repérée, proposée dans les termes que j’ai dits, avait été fabriquée quarante ans avant ma naissance par un petit constructeur d’Europe centrale, réquisitionné par l’occupant nazi pendant les années quarante pour produire des véhicules militaires, et qui n’avait pas survécu à la guerre. Si le modèle était qualifié de « rare », ce n’était pas du fait de son caractère exceptionnel ni de son histoire : il ne s’agissait pas d’une de ces automobiles prestigieuses, berlines fabriquées à la main pour mariages de princesses britanniques, ou décapotables de sport pour une fin tragique au cinéma, recherchées par les amateurs, et dont la cote ne cesse de grimper jusqu’à concurrencer celle d’œuvres d’art célèbres. La rareté venait du fait que la marque Viktorie n’avait pas existé longtemps, et que le modèle Type A n’ayant eu aucun succès, sa production avait été abandonnée après que seulement quelques centaines d’exemplaires furent sortis de l’usine, quelque part dans la banlieue d’Ostrava, en Bohême. L’histoire éphémère de cette marque oubliée était plutôt dissuasive pour tout acheteur sensé, mais elle n’avait pas dissuadé un être aussi peu sensé que moi dans ses passions d’enfance. C’était donc un modèle ordinaire, une « entrée de gamme », comme disent les vendeurs d’aujourd’hui, avec leur diplomatie à gros sabots, pour éviter le « bas de gamme » désobligeant à l’égard d’un client potentiel, le type de véhicules qui ne prend jamais de valeur et qui, le plus souvent, finit à la casse, y rejoignant la multitude rouillée et cabossée de ses semblables, sans que nul verse une larme. Dans un autre domaine, je suis aussi du genre à préférer un bâtard sans collier, qui ne ressemble à rien — œil au beurre noir et pelage aux couleurs de camouflage —, offert sans garantie par la SPA, à un chien de race sorti tout toiletté d’un élégant chenil, avec son pedigree aristocratique et ses certificats de vaccination.
L’annonce avait été passée par un garage de la grande banlieue parisienne — départements malfamés : 93 ou 94 ? —, pour le compte de celui qui avait mis la voiture en dépôt, le premier propriétaire et le seul, désormais trop âgé pour conduire, à qui le permis avait été retiré après qu’il eut pris cinq jours de suite le même sens interdit dont il refusait l’établissement dans sa rue à Montmartre, et qui avait dû faire emporter le véhicule par une dépanneuse, comme j’allais l’apprendre par la suite. Malgré son âge, cette Viktorie était donc une « première main », comme on dit, ce que les acquéreurs de voitures d’occasion apprécient avec la petite satisfaction de devenir le premier après celui de la première fois, une sorte de numéro 1 bis. Certains hommes, avec une vulgarité propre à notre époque et à notre société, éprouvent ce même sentiment dans le domaine des relations amoureuses — faute d’avoir été le premier, être le premier après celui de la première fois —, mais je récuse avec dégoût tout rapprochement entre le rapport d’un homme à une femme et son rapport à une automobile. L’amour des femmes ne se compare à aucun autre sentiment pour tout homme qui ne peut concevoir la vie sans elles, telle est mon intime conviction. Dans la rédaction de l’annonce, l’indication « Historique connu », qui faisait suite à « Première main », était d’ailleurs incongrue car, en général, ce qu’on entend par l’historique d’une voiture est la suite de ses propriétaires successifs, les mains entre lesquelles elle est passée, avec leurs identités anonymes ou parfois célèbres — la vulgarité masculine, propre à notre époque et à notre société, atteint son comble avec le genre de rouleur de mécaniques qui se complaît à évoquer l’historique de sa nouvelle conquête —, ainsi que le compte rendu des éventuels accidents, réparations, restaurations ou transformations qu’elle a pu subir (la voiture). Fallait-il comprendre qu’en ayant appartenu à un seul propriétaire, l’auto avait eu un destin limpide et sage ou, au contraire, une vie agitée, pleine de péripéties, mais tout cela ayant été fidèlement consigné dans un journal de bord, sorte de certificat de bonne conduite ? La mention « État concours » semblait indiquer que la voiture était susceptible de concourir. Mais à quoi ? Les concours d’élégance automobile, sortes de défilés de mode, exposent surtout l’élégance du conducteur, de sa passagère et du chien, avec une robe assortie à celle de madame, ou l’élégance de la conductrice, de son passager et du chien, avec un collier assorti aux chaussures de monsieur, tout un mode de vie dont certains font parade : très peu pour moi. Il n’y avait dans ma vie ni élégance, ni « madame », ni chien. « Contrôle technique OK » : je n’ai entendu cette expression que dans la bouche de mes camarades d’école, avec une connotation nettement grivoise, généralement associée à une allusion aux heures de vol : la vulgarité de certains hommes propre à notre époque et à notre société est déjà présente chez des jeunes gens dignes de leurs papas… « Part toutes distances » : cette indication semblait un encouragement à changer de crémerie, comme on dit, à s’élancer dans un road-movie pour aller chercher une nouvelle vie à l’autre bout du monde. Pourquoi pas, avais-je dû me dire, mais alors j’aurais plutôt pensé au fin fond de l’Amazonie et un aller simple sur une compagnie aérienne low cost eût été plus efficace. « Prix à débattre » : sur ce point, le débat serait bref et c’était simple, il fallait que le vendeur acceptât la somme dont je disposais, sans un centime de plus. Dans les termes de l’annonce, rien ne correspondait en fait à mes besoins réels, mais tout réveillait en moi un obscur désir. Mieux encore : maintenant, c’était cette auto que je voulais, celle-là et nulle autre, avec toutes les promesses de la petite annonce dont je ne savais que faire. Tels sont le mystère et la fantaisie déraisonnable d’une passion que l’on se découvre.

La voiture avait été reléguée par le garagiste au fond d’un terrain vague, livrée aux intempéries, là où elle servait de planque à des dealers du coin, à l’arrière du hall d’exposition et du hangar couvert où étaient présentés dans des conditions plus flatteuses, des véhicules plus récents, d’un meilleur rapport à la vente. D’ailleurs, alors que nous nous faufilions parmi les modèles rutilants, en évitant ne serait- ce que de les effleurer, le garagiste, récalcitrant à s’occuper de cette affaire, avait tenté de m’intéresser à une voiture « plus sérieuse », disait-il avec son accent portugais, dont le prix forcément plus élevé deviendrait abordable par obtention d’un crédit, sans compter, ajoutait-il avec son accent portugais, qu’une automobile bon marché à l’achat peut s’avérer coûteuse à l’usage.

Je ne voulais rien entendre à tous ces beaux arguments, même si l’accent portugais les rendait sympathiques. Mon idée était faite, mon désir s’était fixé. J’étais comme un gamin qui a repéré un jouet accessible avec l’argent de sa tirelire, qui ne veut que celui-là, et sur-le-champ. Quand nous sommes arrivés devant la voiture annoncée, je l’ai reconnue aussitôt, elle était déjà mienne en quelque sorte. Sa peinture bleu pâle — ce bleu layette qu’on attribue aux bambins de sexe mâle, pour les préparer au bleu marine, tandis que le rose est donné aux fillettes pour les préparer à rougir, et alors qu’il reste une couleur à trouver pour les autres : bouton d’or ? lilas ? —, l’absence de toute égratignure et du moindre point de rouille m’ont comblé au premier coup d’œil.

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Alain Fleischer, invité de Vincent Roy

"Au pied de la lettre". Émission littéraire de l’Humanité, 21 janvier 2021

1. Comment j’écris certains de mes livres
2. La vie extraordinaire de mon auto

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Lu dans la presse


Télérama, 20 janvier 2021.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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« En voiture, Simone »

par Bernard Quiriny

Les romans dont le héros est une voiture sont rares, au regard de la place énorme que tient l’automobile dans notre société. Octave Mirbeau avait plus ou moins inauguré le genre en France avec La 628-E8, réédité récemment. On peut citer aussi Le Festin de Sébastien de Maurice Pons, ou l’étrange L’homme descend de la voiture de Pierre Patrolin, deux romans sur les rapports entre voiture et sexualité, thème que J.G. Ballard avait exploré à sa manière poisseuse dans Crash… Alain Fleischer ajoute un titre à cette liste avec La vie extraordinaire de mon auto, une fantaisie dont l’héroïne est une vieille voiture tchèque produite à une poignée d’exemplaires, en 1939 : la Viktorie type A.

Le narrateur, un étudiant désargenté, en acquiert un modèle en parfait état, sans prêter attention aux sarcasmes de ses collègues au sujet de ce « tacot de dessin animé digne de Donald ». Bientôt, il apparaît que sa vie n’est plus exactement la même depuis que la Viktorie — Vickie, comme il l’appelle — y est entrée. Des aventures inouïes s’offrent à lui, notamment sexuelles. Il ne cesse aussi de croiser, comme par coïncidence, une myriade de Portugais vivant en France, qui s’appellent tous Pessoa. Mieux encore, la Viktorie accumule les petites pannes et dégâts, rayures, pneu crevé, arrière embouti, joint de culasse qui lâche, etc. A son âge vénérable, c’est normal. Ce qui l’est moins, c’est sa propension à se réparer toute seule, comme si elle était dotée du pouvoir de régénération d’un être vivant…

Coïncidences. Il y a quelque chose d’irrésistible dans ce roman fantastique qui tire vers le conte philosophique et le pastiche de récit libertin. Alain Fleischer, fidèle à sa manière, lâche la bride à son imagination, mais il crée aussi autour du lecteur tout un réseau de répétitions, d’échos et de coïncidences, dont les Pessoa innombrables sont l’aspect le plus sensible et comique. De là le paradoxe du récit qui, d’un côté, nous conduit linéairement de surprise en surprise, de l’autre, joue sur le retour ininterrompu d’éléments familiers : différence et répétition, comme dirait le philosophe !

Replacé dans la vaste toile des romans de l’auteur parus depuis une vingtaine d’années, La vie extraordinaire de mon auto ressemble à une mosaïque de ses sujets fétiches, transportés d’un livre à l’autre et recombinés sans cesse : on retrouve ses décors de prédilection, l’Europe centrale et l’Amazonie, mélangés à une odyssée automobile dans une France de carton-pâte ; ses obsessions numérologiques (tout marche par quatre) ; ses thèmes familiers tels que la gémellité, les amours interdites, le souvenir lointain de la guerre, etc. La fin, dans un décor grandiose de laboratoire en ruines où se préparent les plus folles expériences, confère au livre une touche merveilleuse à la Jules Verne, comme si Fleischer avait voulu traiter certaines inquiétudes modernes — le transhumanisme, l’organisme amélioré, l’intelligence artificielle — en piochant dans un imaginaire rétro-futuriste. Eblouissant, as usual.

L’Opinion, 12 Janvier 2021..


[1Une exposition a été récemment suspendue sur laquelle je reviendrai prochainement.

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