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Sollers et la trame des mutations : Passion fixe

La Chine (toujours), le Yi king

D 5 avril 2012     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Déroulement du Dao : « Maintenant nous allons aller du côté de Passion fixe où, là aussi il y a beaucoup de chinois et pas une seule mention n’en est faite dans la critique littéraire. Il faut s’y faire. Tout ça passe inaperçu, mais c’est pourtant là. »

Sollers ajoute : « C’est même d’autant plus étonnant que ce livre utilise beaucoup le Yijing. Tout le monde connaît le Yijing, mais ici personne n’y fait attention.
Il y a pourtant dans ce livre beaucoup de signes imprimés. Ces traits brisés et ces traits pleins, ce n’est pas de la décoration. [...] »
(Sollers, Déroulement du Dao, L’Infini n° 90, printemps 2005, p. 166)

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Entretien avec Pierre-André Boutang

Arte, avril 2000.

(Archives A.G.)
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Pour en revenir à la Chine...

Dans "Passion fixe", le narrateur a un ami étrange, François (sorte de double de lui-même, l’Écrivain, et de Guy Debord). Celui-ci, Français bien sûr, révolutionnaire sans doute (mais d’un nouveau type), voyage beaucoup, voit beaucoup de chinois, apprend leur langue, va en Chine. Regarde au loin.
Deux mille ans en arrière. Cinquante ans en avant.

Extraits

« Le monde comme volonté et comme représentation ? dit François. Non : comme détachement et action secrète. Pour en revenir à la Chine, et aux causes occultes de la guerre de l’opium, il faudrait considérer... »
Le reste de ses paroles se perd dans le brouhaha du grenier. C’est un soir d’émeute, l’excitation est à son comble. François se lève et sort. Je crois savoir où il va.

Il voit beaucoup de chinois, ces temps-ci, des officiels et des non-officiels, près de l’Alma et loin de l’Alma. Il ne parle jamais de Russes, de Cubains, d’Africains. Il ne déteste pas prendre des airs mystérieux sur ses contacts, attitude de dandysme personnel, à l’anglaise.

Comment s’y-est-il pris, à l’époque, pour obtenir des visas très surveillés pour là-bas ? Et que faisait-il en compagnie de cette jolie Chinoise avec qui je l’ai vu plusieurs fois et qu’il présentait comme son professeur ? Pourquoi ces lectures intensives, cette passion pour tout ce qui touchait à la pensée, à la poésie, à la peinture et à l’histoire de cette civilisation au moment même où elle semblait balayée sans retour ? Pourquoi ces allusions à un érotisme particulier, comme s’il s’agissait, en pleine vague puritaine communiste, d’un explosif permanent à long terme ?

Il a fini par partir un jour (« François est en Chine ? J’espère qu’il s’amuse bien. — Comptez sur lui »), c’était, si j’ai bien compris, une façon d’aller plus loin avec son professeur, la gracieuse et discrète Mme Li, avec son sourire permanent, ses réponses toujours à côté, ses petits rires vite étouffés dans la main, ses yeux d’encre. Il était ému, je crois (« ça y est, je sais maintenant deux mille caractères, le plus amusant est le travail des tons, pour la voix »).

Au retour, il n’a presque rien dit, quelques grognements sur le système policier, deux ou trois anecdotes brutales, des sarcasmes, mais pas de haine : « on verra vers 2050 ».

Silence sur sa vie personnelle, bien sûr.

Il avait fait beaucoup de vélo à Pékin, à Shanghaï, visité pas mal de grottes, de tombeaux, de temples fermés au public, utilisé des réseaux parallèles, et même passé une soirée, en douce, grâce à Mme Li, avec le vieux Mao, dans son petit bureau encombré de livres de la Cité interdite. Quel effet de rencontrer un monstre de cette dimension, révolutionnaire, stratège de génie, sans doute, mais aussi un des dictateurs les plus sanglants de tous les temps ? Rien, disait François, un Martien charmant, une grosse tortue flottante et subtile, pénombre, "Yi king", poèmes, romans classiques "Au bord de l’eau", "Le rêve dans le pavillon rouge".

Et une citation de Tchouang-tseu, une : « Le parfait voyageur ne sait pas où il va ; le parfait contemplateur ignore ce qu’il a devant les yeux. »

Commode, vraiment, pour ignorer les exécutions de masse, les camps, les arrestations, les prisons, énorme anecdote d’humour noir ou jaune. François se fermait.

Il y avait dans son histoire (qui déplaisait à beaucoup) quelque chose de compliqué, d’incompréhensible.
« Enfin, l’affaire communiste est criminelle et absurde ? — Oui. — Partout la même impasse catastrophique ? — Oui. — Mais alors pourquoi faire une exception pour la Chine ? » Silence, et, de nouveau, geste vers le siècle prochain. Accablant.

Il n’a jamais voulu s’associer aux campagnes d’opinion qu’il jugeait racistes. Il avait ses raisons ; qu’il ne voulait pas formuler, quelque chose de vraiment profond, sa part d’ombre. Lui si maîtrisé d’habitude, comme il s’animait dès qu’il était question de la Chine ! Comme le moindre détail le retenait, grève, tract informations ou désinformations latérales, incidents diplomatiques, espionnage technologique, fragment de poème, destin de vieux rouleaux à Canton ! Pas de liberté en Chine ? Sans doute.

Mais je lis, ces temps-ci, la définition d’un studio d’édition là-bas :

« Un studio est une structure souple, composé d’un seul individu, en général journaliste ou professeur, équipé d’un téléphone, d’un ordinateur et d’un carnet d’adresses, grâce auquel il a mis sur pied son écurie d’écrivains et de graphistes : "Nous avons tellement infiltré le système de l’édition", poursuit le même patron de studio, un universitaire reconverti dans la chasse aux gros tirages, "que nous l’avons transformé. Dans deux ou trois ans, le marché du livre va finir par s’ouvrir au privé, et il y aura encore plus d’argent à gagner. Moi, je suis prêt..." On l’aura compris, rebelles plutôt que dissidents, les patrons de studio ne défendent rien d’autre que la liberté du business. Lequel a beaucoup changé. »

François ne reconnaîtrait pas Shanghaï. Tout va très vite, pour le pire, mais aussi, peut-être, pour le meilleur. Le communisme ? Bof. Le national-communisme ? Bof-bof. La secte fanlungong et ses cent millions d’adhérents ? Bof-bof-bof. L’argent-roi ? L’extension des triades ? Bof-bof-bof-bof.

« Celui qui parvient à la Grande Destinée s’adapte, mais celui qui ne saisit que sa petite destinée la subit. »
Traduisons plutôt mot à mot : « Comprendre Grand Destin, celui-là suivre ; comprendre petit Destin, celui-là subir. »

Passion fixe, Folio, p. 31-35.

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Photo Sophie Bassouls - Sygma. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Entretien avec Jacques Henric

« Vous êtes aujourd’hui dans l’année du Dragon... »

Extrait

[...] Un livre, tiré de la bibliothèque va jouer également, à côté d’ouvrages alchimiques, un rôle important, le Yi King chinois. Livre qui indique comment sont disposés d’une façon combinatoire l’espace et le temps et qui, si vous êtes superstitieux, vous renseigne sur l’état où vous vous trouvez, et si vous ne l’êtes pas, ce qui est mon cas, attire votre attention sur un fonctionnement élémentaire d’un monde, y compris vous-même, qui est toujours en transformation, en mutation. Cette pensée nous vient de Chine, mais tout se tient parce que, en chinois, le fait qu’il y aurait une séparation radicale entre les sexes est incompréhensible. On n’est jamais deux, on est quatre. Quand vous êtes avec une femme, vous êtes quatre, c’est d’ailleurs le seul moment où vous pouvez l’être puisque, étant donné que son masculin ne sera pas le vôtre, et son féminin pas le vôtre non plus, vous pouvez avoir une série complète de ce qui peut vous arriver, et qui ne vous arrivera pas si vous vous retrouvez avec quelqu’un du même sexe. Là, vous arriveriez à deux ou trois, mais vous ne serez jamais à quatre. Voilà qui est difficile à comprendre pour un esprit occidental, mais cela me paraît à moi l’évidence même. Les passions amoureuses sont décrites négativement parce que précisément on croit être toujours deux qui devraient faire un, et chacun se retrouve le bec dans l’eau, dans son unicité supposée, avec l’autre qui a une autre idée de l’unicité. La Chine arrive comme une autre ouverture de l’espace et du temps. Vous êtes aujourd’hui dans l’année du Dragon et remarquez que le dragon n’est aucun des animaux existant. Ne négligez pourtant pas l’information principale qui est que le sperme du dragon répandu sur la terre se vitrifie sous forme de Jade. Importance du jade pour qui n’est pas spermaphobe (cas le plus fréquent), ou trop spermophile. [...] (art press, 2000)

A gauche : Femme invoquant un phénix et un dragon, bannière de soie peinte, Chenjiadashan, Changsha (Hunan).
A droite : Homme chevauchant un dragon, bannière de soie peinte, Zitanku, Changsha (Hunan).
Époque des Royaumes combattants, IVe siècle avant notre ère. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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Marcelin Pleynet a écrit deux textes sur Passion fixe. Le premier a été publié dans le numéro 71 de L’Infini, automne 2000 (p. 122-125). Il est daté de janvier-février. Le second a été publié dans La Fortune, la chance (Hermann, 2007, p. 49-58). Il s’agit de pages du Journal de Pleynet datées du 24 janvier 2000.

« PASSION FIXE »

par Marcelin Pleynet

Sollers m’a confié avant-hier le manuscrit de son roman, Passion fixe. Lecture immédiatement prise au jeu, continue et en effet immédiatement engagée. Question de style, disposition, clarté, intelligence sensible de la phrase, sur le mode mis en évidence en 1998 dans Casanova l’admirable : « La réalisation des désirs a ses rai­ sons que la raison doit apprendre à connaître. » On n’entend rien à ce qu’écrit Sol­lers si l’on ne retient pas cela. C’est ce qui depuis toujours très généralement me frappe en le lisant, la sensation y trouve ses raisons que la raison engage à co-naître, la sensibilité est spontanément intelligente, et en cela l’intelligence est romanesque. On constatera un jour que ce que l’on peut appeler l’existence sociale de Sollers n’est pas moins romanesque. Non moins romanesque ce que j’appellerais la prose d’accompagnement critique où le dialogue avec telle ou telle œuvre (Saint-Simon, Pas­cal, Casanova, Sade, Picasso, Joyce, Bataille...) ouvre la monumentalité d’une Histoire vécue à la première personne du singulier.

Les romans de Sollers participent de cette visée, et notamment celui-ci. Ce qui détermine et justifie une forme romanesque qui n’est qu’à lui. Une forme romanesque qui tient compte de la double proposition de Lautréamont : « Le roman est un genre faux » et « j’ai trouvé la meilleure formule puisque c’est le roman ».

On est suicidé parce que le choix du suicide, le choix d’en finir avec le choisir, désapproprie de toute initiative quant au dévoilement du faux. Avec le suicide, la société se débarrasse des incertitudes du vivant, d’un corps vivant, mouvant dans les certitudes et les incertitudes érotiques du choix, pour accueillir la rassurante certi­tude d’un corps mort. Le suicidé est sans surprise, il est définitivement clôturé, le faux (de la croyance suicidaire en un choix unique) s’y assure d’être clôturé, définiti­vement clôturé sur lui-même.

Mais, encore une fois, la pensée du suicide n’est pas le suicide.

Dans les premières pages de Passion fixe, Sollers place le narrateur à la frontière de cette clôture, non pas le suicide, mais la pensée du suicide. Pensée où en effet se joue l’essentiel. Pensée que l’on rencontre plus ou moins souvent et où se joue à tout moment l’essentiel : la frontière, l’ouverture, la béance du néant. Ce passage fort étroit et grandiose où le faux ne pardonne pas.

Passion fixe place le roman à cette frontière où à chaque fois l’intelligence du ressentir joue le tout pour le tout, comme le marque Heidegger : « Ma mort n’est pas une chose à l’occasion de laquelle l’ensemble d’un processus s’arrête un jour, mais une possibilité dont l’être-là sait quelque chose. » Ainsi dans le même mouvement la clôture se déclare et s’ouvre. Frontière, ouverture et béance du néant : « Et la jus­tice aux nombreux châtiments en détient les clefs dans les deux sens. »

Qui, lisant Passion fixe, se souviendra que Sollers cite ces admirables vers de Parménide, dans un essai consacré à Rodin (« La Porte de l’Enfer », 1991, repris dans La guerre du goût) et dont les premières lignes pourraient parfaitement servir d’épigraphe à son nouveau roman : « Comment traverser la mort en envoyant son siècle en enfer ? »

Expérience du ressentir. Alors même qu’il pense, comme on dit, à en finir, le narrateur évoque un événement qui peut sembler anodin, la présence d’une rose rouge sur la cheminée de l’univers clôturé où déclarativement il étouffe : « Je l’avais ache­tée juste pour la voir en me réveillant, histoire d’égayer un peu les volumes. » La femme qui est là, mais qui de toute évidence ne partage pas sa vie, cherche une raison à la présence de cette rose qui va servir de déclic. C’est dans ces circonstances que le narrateur décide d ’en finir avec la clôture pétrifiée du choix unique, à qui on ne la fait pas et qui sait bien entendu ce que c’est qu’une rose — et c’est aussi pour cette raison que le narrateur choisit d’en finir avec le faux et les usages du faux (ce que le narrateur nomme le « Front Unifié Social »), ce qui l’entraîne par voie de conséquence à penser au suicide.

Ce qui va suivre, ce qu’il dit l’« événement » qui fait basculer son existence, n’est rien d’autre que l’expérience du ressentir qui joue le tout pour le tout de la frontière, de l’ouverture, de la béance du néant. Vision ouverte et fermée qui ne s’impose que si elle a déjà eu lieu (pour voir il faut avoir vu, c’est-à-dire avoir-vue, avoir la vue avec soi, et si je puis dire sur soi, ce qui est la chose du monde la moins communé­ment partagée). C’est l’expérience du ressentir qui entraîne cette pensée du suicide. C’est dans l’expérience du ressentir que se joue le tout pour le tout du choix. Ce que le narrateur appelle l’« événement ». Parce que dans l’expérience du ressentir qui se produit à la limite où cet événement se produit, l’expérience a déjà eu lieu. Il a suffi d’une rose (« je l’avais achetée juste pour voir »). Et si les conditions et l’expérience du ressentir, de la limite et du sans limite du ressentir ont déjà eu lieu, c’est qu’elles ont toujours eu lieu.

Qu’en est-il de cette expérience du ressentir telle qu’elle ordonne l’intrigue du dévoilement du faux dans la continuité romanesque infinie du vrai, et telle qu’elle est ici donnée : « En réalité, le déclic était la rose rouge sur la cheminée » ? Comment comprendre l’« événement » romanesque qui ici demande à être pensé ?

Qu’est-ce qui se joue dans ce déclic qui fait passage : « J’ai pensé rapidement : bon, je suis mort , ce n’est que ça, quelle histoire. Mais non, ce n’était pas ça non plus » ?

L’expérience du ressentir telle que, de toute évidence , elle détermine ce que Sol­lers entend par roman est ici initialement donnée comme ce qui ne s’enseigne pas, ce qui ne s’apprend pas. Elle participe du déclic romanesque, dans la mesure sans mesure, où, comme le déclare Angélus Silesius ; « la rose est sans pourquoi ».

À cette frontière, et en deux mouvements, gestes, qui font « événement », la question se déplace, et découvre le faux : la question n’est pas le pourquoi, le pourquoi être là, mais le comment.

« J’ai pensé rapidement : bon, je suis mort, ce n’est que ça, quelle histoire. Mais non, ce n’était pas ça non plus. »

La pensée de celui qui envisage le suicide le conduit à cette possibilité extrême. Pourquoi, à cette extrémité, ne le conduirait-elle pas à envisager que le suicide lui fait perdre le propre de sa mort : à savoir ce qui se dispose infiniment dans l’anticipation de son être-là quant à son « être-révolu », en tant que cette anticipation est une possibilité extrême de lui-même (Heidegger). Qu’y a-t-il de plus romanesque que cette pen­sée qui anticipe ?

Celui qui passe cette frontière (cette porte) n’est pas « non plus » dans la mort : « Il est totalement imprévu, ce rebord surmonté du temps, ce pied sur l’autre rive, de l’autre côté des lignes. » Il est, si je puis dire, dans le contraire du suicide. Il passe dans l’« anticipation de son être-révolu » : « Plus de suicide, et, d’une certaine façon, plus de mort », déclare le narrateur, qui se trouve dès lors, et dans le même mouvement, dévoiler le faux, en découvrant la continuité romanesque du vrai.

Heidegger : « Cette anticipation de cet être-révolu est l’élan de l’être-là à l’en­contre de sa possibilité extrême, et, dans la mesure où cet "élan-à-l’encontre-de" est sérieux, l’être-là est rejeté durant cette course dans l’encore-être-là de lui­ même » (« Le concept de temps »).

Le jeu infini de la continuité romanesque (et c’est me semble-t-il bien là ce qui définit le romanesque pour Sollers) du vrai se découvrira Passion fixe « de l’autre côté des lignes », dans le maintenant (ici, aujourd’hui, maintenant), dans le ressentir maintenant, et l’actualité présente, d’une expérience concrète, sensible, biographique, vécue, historique et politique d’un dévoilement du faux où se joue et d’où se dégage beaucoup plus que ce que l’actualité et l’histoire événementielle ne pourront jamais rapporter.

Le ressentir maintenant suppose des corps, l’intelligence heureuse et sans pour­quoi des corps. Ici un homme et au moins deux femmes. Sans oublier, essentielle, l’actualisation active du corps de la bibliothèque, dans la continuité romanesque du vrai vécu en corps, au grand jour et clandestinement.

« Je me revois fermant le livre, arrêtant (c’est Sollers qui souligne) la biblio­thèque, et me diriger vers la chambre de Dora, dans le noir. »

La bibliothèque est ici notamment occupée par deux livres : Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil, de Cyrano de Bergerac, et le Livre des mutations, le Yi King. Indication sur l’enjeu du roman, et sur la mutation, le changement, que son mode de dévoilement du faux opère dans la continuité romanesque du vrai.

Mais si la bibliothèque est ainsi activée et vécue, n’est-ce pas aussi parce que ce qui arrive au narrateur, qui est aussi le narrateur de la bibliothèque, arrive à la bibliothèque elle-même, « sur l’autre rive, de l’autre côté des lignes », c’est toute la bibliothèque qui est en mutation historique et romanesque. C’est toute la bibliothèque qui découvre, et propose, à l’intérieur d’elle-même, à l’intérieur des lignes, à l’intérieur du monde, qui est plus ou moins le nôtre, un autre monde visible , invisible, déjà là.

Roman des subtiles mutations des modes d’être, d’aimer, de vivre, de penser, l’intrigue, en dégageant le faux, dévoile le possible, inattendu et pourtant (et c’est la très grande et exceptionnelle réussite du livre) déjà passionnément proche.

« C’est ici, maintenant, dans la transversale, que les choses se passent. Mais oui, c’est une révolution, malgré la furieuse et trompeuse bataille des apparences. L’humanité se déterre. Il s’agit de s’entendre à travers les sons, de voir à travers les conti­nents, les squelettes, les gestes, les lignes, les plans. Dis-moi comment tu éprouves ton lit, je te dirai le mort que tu es. Dis-moi comment tu fais l’amour, je te montre­ rai où tu penses. »

Ressentiment garanti des gardiens de la clôture. Mais trop tard . La frontière est
franchie.

Marcelin Pleynet, janvier-février 2000
L’Infini 71, automne 2000, p. 122-125.

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Sollers et la trame des mutations

par Marcelin Pleynet

Paris, lundi 24 janvier [2000]

PHILIPPE SOLLERS : PASSION FIXE — ROMAN
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« Un lecteur, ou une lectrice, ouvre ce livre, le feuillette, le fait traduire, comprend vaguement que l’auteur a dû faire partie d’un complot subversif difficile à identifier. Les événements dont il est question sont lointains, on n’en -garde qu’un souvenir contradictoire, la plupart des historiens les classent parmi les révoltes sans lendemain. Le narrateur commence par avoir envie de se suicider, ne le fait pas, rencontre une femme qui transforme son existence. Dora, une jeune et jolie veuve, avocate, dont le mari, disparu prématurément, possédait une bibliothèque. Des livres anciens, des manuscrits rares, l’oeuvre d’un collectionneur. Tiens, voici une édition originale de Cyrano de Bergerac, ce personnage de film, folklore français de l’époque. Vous savez, le type qui avait un vilain nez, le cadet de Gascogne, bretteur et menteur sans vergogne, l’amoureux timide de Roxane, mort assassiné. Il y a aussi une pianiste célèbre, Clara, un personnage mystérieux, François, ce dernier étant peut-être un espion chinois. »

Sollers donne lui-même ce résumé, de Passion fixe, dans la VIIe partie du roman.

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PASSION FIXE
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« On y respire un air libre et subtil qui nourrit l’âme et la fait régner sur les passions. »

Sollers donne au roman une dimension qu’il n’a jamais eue jusqu’alors. Sans doute, en le lisant, on comprend qu’il s’est très sérieusement attaché à lire ce que James Joyce établit avec Ulysse et Finnegans Wake, et à ce qui s’impose dans le français avec les derniers grands livres de Céline, D’un château l’autre... Féerie pour une autre fois... en retenant et en y associant de vastes plans de la bibliothèque dont il tient compte pour un tout autre trait.

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LES ROMANS DE SOLLERS
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Wenchang ou Wenchangdijun, dieu de la littérature.
Porcelaine de Dehua, blanc de Chine à décor incisé.
Dynastie Qing, XVIIIe s. Paris, musée Guimet.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Il est clair, à suivre l’ensemble des romans que Sollers a publié depuis Le Parc, que l’auteur de Paradis et de Femmes engage le roman, d’une certaine façon, en effet, dans une autre dimension, dans un autre volume (une autre aire)... dans la mesure notamment où le tissu romanesque est quasi déclarativement celui, le plus souvent, d’un narrateur délibérément situé au-delà de la subjectivité et de ses embarras physiques et métaphysiques... Ce qui est sans exemple dans l’histoire du roman et ouvre, et découvre une ouverture sur la richesse d’un univers où déjà, comme il le déclare, en évoquant Tchouang-tseu, ici et ailleurs tremble l’infini.

Les romans de Sollers sont à chaque fois si singuliers, si surprenants, si inattendus, si manifestes, si clairs, si généralement et généreusement accueillis par le public, et pourtant si peu comparables à quoi que ce soit de ce qui se publie, que je m’étonne, depuis bien des années, qu’ils n’aient pas inquiété «  Monsieur Leymarché-Financier », commme Sollers baptise ici «  l’opinion » de service.

Mais on peut aussi supposer que l’inquiétude de « Leymarché-Financier », de l’opinion, et sa passion de la négativité, sont telles, et sans doute déjà, implicitement, douloureusement convaincues, qu’elles craignent avant tout de nommer ce qui finalement, en tout état de cause, les nie.

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NE SE LAISSE PAS SUICIDER
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N’est-ce pas sur cette négation de la négation [1] que s’ouvre Passion fixe ?

Cohabitant avec un désir de meurtre... le narrateur de Passion fixe semble décidé à en finir, jusqu’à ce que, dans cette décision même, assumant, en quelque sorte, sa mort par anticipation, il passe, d’une très singulière façon, ailleurs et partout de l’autre côté où se découvrent infiniment ses chances... et sa fortune : «  Je suis resté une heure les yeux ouverts sur un vide à peine teinté de bleu sombre. Le mouvement continuait en-dessous, il avait changé de direction... » — «  La mort est en un sens une imposture »... Et le roman de ce mouvement, de ce départ, de cet « événement » ontologique, de cette arrivée, commence alors, s’enchantant de lui-même.

Ce qui se découvre ainsi, c’est que cet autre côté n’a pas de côté, et que le roman se trouve d’abord manifester une révolution, un « revolvere » infini.

Où l’on conteste « l’homme » de la nuit (« L’homme est cette nuit, ce néant vide »... écrit Hegel) et son organisation romanesque : « l’homme » qui se saisit lui-même à partir de sa subjectivité...

« Qu’est-ce qu’ils ont pu nous casser les pieds avec leur littérature réaliste, naturaliste, socialiste, réaliste-socialiste, nationale-socialiste, républicaine, prolétarienne, aryenne, jésus-marienne, bovaryenne, humaniste, poético-humaniste, futuriste, surréaliste, existentialiste, engagée, tiers-mondiste, misérabiliste, raciste, antiraciste, régionaliste, historique, pornographique, de voyage, de science-fiction, féminine, hollywoodienne, chic, cucul, crade, gay, scout, série noire, de gare, d’autobus, de métro, d’aéroport, de vieille fille anglaise, d’avant-garde, d’arrière-garde, d’asile de fous ! »

Il faut savoir, écrit Sollers, qu’on «  ne conteste jamais réellement une organisation de l’existence sans contester toutes les formes de langage qui appartiennent à cette organisation ».

Et dans ce mouvement, où se définit aussi clairement que possible le roman tel que l’envisage Sollers (et tel qu’il y établit son titre), la « révolution » qui s’opère est à prendre en compte «  comme un drame toujours changeant, une passion fixe, une histoire d’amour qui n’est jamais ce qu’on croit » [2].

Mais comment aborder la fixe, même, autre et toujours même passion pour ce «  toujours changeant » ?

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LA TRAME DES MUTATIONS
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«  Si j’écrivais un jour un livre, déclare le narrateur de Passion fixe, j’aimerais qu’il mérite ce titre : la trame des mutations. » Où l’on entend que Sollers indique par là ce qui définit l’ensemble de son oeuvre.

Si Sollers utilise abondamment le Yi King, ou Livre des mutations, dans Passion fixe, ce n’est pas la première fois ; dès 1965, dans Drame, et plus manifestement encore, en 1968, dans Nombres, Sollers prend en compte le grand livre de la sagesse chinoise... qui manifestement traverse son oeuvre sur plus de trente-cinq ans. Et c’est une fois encore sur la roue du Yi King, que Passion fixe tourne, si je puis dire, en concert, dans les dispositions essentielles du Yin et du Yang... qui se jouent ou ne se jouent pas, tout en se jouant malgré tout, dans le jeu où « un homme averti en vaut deux ».

Ici deux femmes : Dora : «  sorcière savante plaidant au coeur de la loi », Dora, et «  l’or du temps »... Dora : le nom d’une fontaine d’Arabie, chez Pline l’Ancien (6-151)... bien avant d’être celui de la célèbre patiente de Freud... Dora et Clara.. la musicienne.. on remarquera que les deux prénoms consonnent.

En musique, la consonance signale un rapport entre deux ou plusieurs sons d’où résulte la tendance à une certaine fusion en unité de perception harmonique... Un très grand nombre de prénoms de femmes consonnent, en unité de perception harmonique, dans l’oeuvre de Sollers.

Mutations en consonance : « Les poissons, les oiseaux disparaissent sans laisser de traces, on ne sait pas quand ils meurent ni quand ils dorment, leurs trajets obéissent à des lois cachées. Les mondes, comme eux, tournent, explosent, dorment. La puissance du sommeil tient tout dans sa lumière ; on photographie des apparitions, on calcule des dissolutions. Nous respirons un battement invisible, et c’est cela qu’il faudrait écrire, ce fleuve non pas de mémoire mais d’oubli. Qu’elles le sachent ou non, les femmes sont couchées dans ce courant, la lune et les marées les habitent, le marin expérimenté fera donc volontiers escale dans leurs grottes, leurs ports. Il y a celles avec qui l’on dort, musique enveloppée, frôlements, murmures, balbutiements, soupirs. Le soleil se lève tantôt à gauche, tantôt à droite, ça dépend de l’orientation des appartements... »

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DANS LE ROMAN, DANS LE JEU DU MONDE
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L’intrigue est mise en place. Elle prend sa mesure en un éclair si l’on se souvient de l’inoubliable début de Femmes [3] : « Depuis le temps... Il me semble que quelqu’un aurait pu oser... Je cherche, j’observe, j’écoute, j’ouvre des livres, je lis, je relis... Mais non... Pas vraiment... Personne n’en parle... Pas ouvertement en tout cas... Mots couverts, brumes, nuages, allusions... Depuis tout ce temps... Combien ? Deux mille ans ? Six mille ans ? Depuis qu’il y a des documents.. Quelqu’un aurait pu la dire, quand même, la vérité, la crue, la tuante... Mais non, rien, presque rien... Des mythes, des religions, des poèmes, des romans, des opéras, des philosophies, des contrats... Bon c’est vrai, quelques audaces... Mais l’ensemble en général verse vite dans l’emphase, l’agrandissement, le crime énervé, l’effet... Rien, ou presque rien, sur la cause... LA CAUSE. Le monde appartient aux femmes. C’est-à-dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment. »


Yingzhou, île des Immortels. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
Dynastie des Ming. Rouleau vertical sur papier.
Taipei, musée national du Palais.

Le narrateur, le navigateur, dans son voyage, dans sa moderne odyssée, intrigue (et c’est sa propre musique) avec un jeu de consonances. « L’être de la possibilité, écrit Heidegger, est aussi toujours la possibilité ainsi faite qu’elle sait quelque chose sur la mort. »

La possibilité, musicale... en tant qu’elle sait quelque chose sur ce qui appartient aux femmes. «  Une fois de plus, écrit le narrateur de Passion fixe, en froissant des papiers dépassés, je me demande pourquoi on a appelé l’alchimie "l’art de musique". On dirait encore de la musique : "L’art, le grand oeuvre de la vie". »

Voyage risqué, musique risquée, le début du roman tient compte de ce « risque », dans une aventure effectivement romanesque, où, on l’entend, les écueils sont nombreux dans «  la mauvaise saison du Temps » : «  Je montre à Dora un passage de Nietzsche : "Enveloppés d’épaisse mélancolie, et avides de petits hasards qui apportent la mort : ainsi ils attendent en serrant les dents." Elle rit. »

Mais, dès l’ouverture, le roman se manifeste précisément de la traversée des épaisseurs mortelles de la psychologie, à partir d’un « évènement » qui n’en est pas un, puisqu’il ne conforte que ce qui est déjà là (« l’être est, le non-être n’est pas »). Le narrateur, cet Européen qui fait l’expérience d’un achèvement, passe en quelque sorte aux antipodes en s’engageant (Passion fixe) à participer, à vivre naturellement le mouvement naturel de sa révolution, l’ordre changeant du monde et des choses du monde...

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MUTATION DE LA BIBLIOTHÈQUE
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Cet ordre dévoile et ouvre, non moins naturellement et précipitamment, la bibliothèque : «  Je m’installais dans la bibliothèque. Le printemps, de l’autre côté des portes-fenêtres, commençait à pousser dans les branches et l’air. Les livres sont comme le printemps, ils fleurissent en douce juste pour quelqu’un, juste quand il faut. »

Les citations, références et renvois, déclarés ou implicites, de Sollers à telles ou telles lectures, sont toujours engagés dans la mutation et la vivante logique du « changement » qui, en dévoilant le sens dans toute sa fraîcheur, sa nouveauté.

L’aventure, l’événement qui a dégagé le narrateur du désir meurtrier qui l’environnait, se reproduit dans la mutation de la bibliothèque où il découvre Le Voyage de Monsieur De Cyrano Bergerac dans Les États de la Lune et du Soleil :

« La Terre me fut importune,
Je pris mon essor vers les Cieux
J’y vis le Soleil et la Lune,
Et maintenant j’y vois les Dieux. »

Voyage qu’il emprunte (mais n’y est-il pas déjà dans cet autre monde qui parle du monde... lune et soleil qui parle de la terre — terre qui parle du ciel... ?) ; voyage au cours duquel, dans l’ordre des vertus rédemptrices du hasard, c’est la bibliothèque elle-même («  La bibliothèque tourne lentement sur elle-même, l’espace s’ouvre avec elle, et aussi le temps des volumes... ») — c’est la bibliothèque elle-même qui semble se mettre à parler du livre qui en quelque sorte la traverse :

«  C’est un livre, mais c’est un livre miraculeux qui n’a ni feuillets, ni caractères... »

Sans doute s’agit-il aussi du voyage, du livre de Cyrano de Bergerac... Mais ce livre « qui n’a ni feuillets, ni caractères »... n’est-ce pas d’abord le livre qui ordonne le roman et ses toujours attendues et inattendues, et ses très naturelles intrigues... «  Qui m’aurait dit, écrit le narrateur, que, un mois auparavant, le vieux Yi King chinois ouvrirait là, sous mes yeux, ses merveilles de pénétration, de souplesse. »

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LE YI KING, CLASSIQUE DU CHANGEMENT
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Kuixing, dieu des examens
Provenant du Bellin, daté 1862-1874
Estampage. Paris, musée Guimet.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

On sait que le Yi King n’est pas initialement un livre qui comporte feuillets et caractères, il n’est pas constitué avec des mots, mais essentiellement de l’ensemble des combinaisons auxquelles se prêtent un trait continu et un trait discontinu (yang et yin)... 64 hexagrammes qui, combinant toutes les possibilités qu’offrent ces traits, représentent chacun une situation en train de poindre, de muter, de tramer, de jouer ses chances. .. Ici donc les chances, les aventures romanesques (ô combien !) d’un trait continu et d’un trait discontinu, dans l’infinie disponibilité des situations.

Ces combinaisons ont donné lieu, à travers les âges, à un nombre proprement infini de commentaires... et elles gèrent, en quelque sorte, ici, en intrigue, la Passion fixe, la liberté en voyance, et l’amusement du narrateur dans la traversée et les absurdités forcément dérisoires de son époque : «  Ils sont moches, ils ont des gueules de faux pères, de faux frères, d’oncles, de tontons. C’est la France profonde exténuée... »

Liberté intime publique et privée («  Celui qui parvient à la Grande Destinée s’adapte, mais celui qui ne saisit que sa petite destinée la subit. ») dont la logique est essentiellement dans l’interprétation et la pratique musicale : «  L’amour est un art de musique comme l’alchimie. » Mais il faut être musicien.

« Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui a trouvé quelque chose comme la clef de l’amour » (Rimbaud, « Vies... » cf. ce que je disais des prélèvements de Sollers sur la bibliothèque, et de ce qu’ils dévoilent et donnent à nouveau à lire, d’un sens inattendu dans la trame des mutations).

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LA SÉANCE DES RYTHMES
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Livre des mutations, des changements de la passion fixe du revolvere — nous sommes dans le français : «  J’avais un projet avec le français : le faire revenir, lui donner un autre relief, une nouvelle dimension sonore. Le prendre par tous les côtés dans sa liberté. Pour cela le voir du dehors comme un voyage dans le soleil ou la lune. Et plus loin si possible dans l’antimatière, les trous noirs, le vide, les galaxies. Une folie en douce, envie de rythmes et de fibres. Le cadeau, dans ce sens, eh bien, c’était Dora » et «  la séances des rythmes »...

« Le quarante-quatrième hexagramme du Yi King, Keou, peut se traduire par « aller à la rencontre ». L’idéogramme représente la relation sexuelle. En haut le créateur, le ciel ; en bas le doux, le vent. » Le commentaire dit : « Rencontrer, trouver sur son chemin, fortuit. Concours des deux principes Yin et Yang, union des deux sexes. Bon, favorable. »

L’action, la mutation, passe, a lieu dans le français... Rimbaud, « Jeunesse », I : « La séance des rythmes occupe la demeure, la tête et le monde de l’esprit » (cette citation se trouve au dos de chaque numéro de L’Infini).

C’est écrit. Et c’est aussi en cela que Passion fixe est un roman d’amour : «  L’amour ne donne aucune assurance, rend tout fragile, menacé, miraculeux, inespéré, et c’est comme écrire : une page de plus et une journée change de sens. Vous ne ferez croire à personne que vous avez passé des heures à choisir ou à déplacer tel ou tel mot, telle série de syllabes. » Affaire d’assonances et de consonances... d’écrivain... de musique... de musicien... En ouverture de la bibliothèque : Shakespeare. « "Si la musique est la nourriture de l’amour.." »

Le livre se termine sur un retour en consonance (en révolution — revolvere), un anniversaire : «  Le soir tombe, la nuit est là. J’ai rendez-vous pour dîner avec Dora, au Marly. C’est l’anniversaire de notre rencontre. On ne va pas manquer ça. — J’écoute encore une fois, avant de sortir, une Partita de Bach interprétée par Clara. [On remarque que le morceau de musique choisi consonne avec le prénom des deux femmes.] Elle surgit du disque, monumentale, délicate. Je la vois... »

Musique consonante... un art de l’écriture... un art de la musique... un grand livre... magnifiques pensées.

Marcelin Pleynet, La Fortune, la Chance, Hermann, 2007, p. 49-58.

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Critiques

Sollers l’immoraliste

par Michel Crépu

Dans Passion fixe, il compose, sur fond d’après-Mai, un duo amoureux. Léger et chinois.

On peut le dire de cette manière : Philippe Sollers publie le dernier volume de ses Mémoires. Mémoires, journal, sentences diverses, recommandations spéciales dans l’art de conjurer l’ennui sur terre, commentaires spirituels, observations physiques et bien d’autres choses encore : cela s’appelle un roman, il n’y a rien de contradictoire. Un livre de Sollers en allume un autre, on le dirait d’une suite musicale, quoique l’auteur penche pour le tableau de composition cubiste. Le thème en spirale : Dora Weiss, avocate d’affaires internationales, a rencontré l’auteur dans l’une de ces « parties » dont notre fin de millénaire aura eu le secret. Ils vont passer du temps ensemble. Moments, instants, dîners, lectures, voyages, sommeils, caresses, amour. Pas de lourdeur, pas de projet : éprouver cela ensemble, justement. Cela énerve l’esprit de pénitence, pour qui la passion doit se payer au prix fort. Tant pis pour lui, tant mieux pour nous. L’action se situe jadis, après les « événements » d’un certain Mai, époque où il semblait souhaitable que l’Histoire roulât de ses quatre fers en direction de l’avenir radieux. Epoque complexe et fourmillante, à la fois sombre et niaise, ayant beaucoup d’idées sur la question.

La question ? Mettons d’un mot : le « bonheur ». L’auteur a lui aussi son idée sur la question. Il a évolué, il a lu, il a vu du monde, il se rend bien compte que tout cela n’est pas allé sans anicroches sérieuses, comme à propos de ce Mao. Mao «  sanguinaire et bizarrement sympathique » : ah oui, bizarre est vraiment le mot ! Aujourd’hui, il pense qu’au fond de lui rien n’a jamais varié de cette « passion fixe » dont lui parle son vieux Tao de poche. Comme il n’est pas chinois, mais français, il s’aperçoit que le moment est venu de réfléchir désormais ce tourbillon des ans au seul miroir valable de l’échange amoureux, endroit de gratuité particulière, où l’on vit enfin les choses pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles devraient être. On voit mieux quand on aime, on est plus intelligent. Passion fixe est l’instantané de cette « réflexion » : ni plus (pas de surprise) ni moins (pas de déconvenue). Le caractère chinois du livre, sa « couleur » si l’on veut, croise la figure si séduisante de Mme Weiss, laquelle ne craint pas de présenter au narrateur son amie Clara, pianiste de réputation. Naturellement, pas l’ombre d’une intrigue. Pourquoi s’encombrer ? On se trouve ici dans l’air pur de l’idylle, sur les routes d’Espagne, à New York, partout, nulle part. C’est délicieux : Sollers a le goût du temps sur les lèvres, il ressemble de plus en plus à Tchouang Tseu assis dans la brume, près de la cascade. Chut, ne faites pas de bruit, il dort... [...]

Michel Crépu, L’Express du 2 mars 2000.

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Fruit de la passion

par Alain Nicolas

Avec plus de quarante livres à son crédit Philippe Sollers s’impose comme une figure marquante de la littérature de notre temps. Dans Passion fixe, son dernier roman, l’amour, la littérature, la guerre secrète continuent leur chemin thématique.

Tout passe, surtout la passion. C’est à démentir ce cliché littéraire que s’attache Philippe Sollers. Passion fixe, roman d’amour heureux d’un guerrier toujours en campagne. Énergie solaire.

Ouvrir un livre de Philippe Sollers demande un tempérament de démineur. On croit connaître le modèle : le coup de la profondeur dissimulée sous le domino de la futilité, la tragédie sous le badinage, le lamento sous le menuet. On ne s’y fera plus prendre. Excusez-nous, cher Philippe Sollers, pas cette fois-ci. Mais si, justement, c’était cette fois-ci qu’il mettait bas le masque ? Nous voilà pris... Premier piège, à l’intention de ceux que le personnage irrite, le rejet. Piège dans le piège, la louange des beautés anecdotiques de ce roman : Sollers pacifié, Sollers serein, essayant le masque tout neuf du vieux sage taoïste. On a envie d’y croire, et tour à tour de l’arracher. Mais les livres de Sollers ne "fonctionnent" pas comme çà. Pas de niveaux, de degrés. «  On n’est pas "au-dessus" ni "au-dessous", on est tout simplement INTROUVABLE. » «  Tout est visible, rien n’est caché, c’est stupéfiant, la chose est là, en pleine lumière, et personne ne la voit. » L’auteur, même, pousse la sollicitude jusqu’à nous fournir une critique de son propre livre à l’usage des lecteurs de l’avenir, ou de ceux qui commencent les livres par la fin, ou plus probablement des critiques paresseux. «  Le narrateur commence par avoir envie de se suicider, ne le fait pas, rencontre une femme qui transforme son existence », etc. On peut en rester là, s’éterniser sur les références autobiographiques connues du Tout Paris. On peut aussi se poser la question : qu’arrive-t-il au juste à notre narrateur et à Dora Weiss, cette femme plus riche, plus âgée, qu’on pourrait mettre en un «  roman roman », un «  bon vieux roman familial qui a fait ses preuves et continue de les faire » ? Rien : la passion n’est pas romanesque qui ne finit pas mal. Pas de brouille, pas de drame ? «  C’est inadmissible ! Mettez du poison ! » Une passion doit fondre sur vous, vous emporter, vous anéantir, et produire un bon petit livre. Passion fixe : autant dire cercle carré. C’est ce nouvel avatar du « livre sur le rien » cher à Flaubert, ce défi du mouvement dans l’immobilité que s’attache à relever Sollers. Passion fixe est un voyage, littéralement et dans tous les sens.

Voyage charnel des amants bercés par la houle profonde et ample de leur amour. Rien ne change. «  Ils sont dans le rien, le néant les aime, fait surgir pour eux les fleurs, les soleils, les bords. » Quand même, on court le monde : Barcelone, Amsterdam, Tanger, New York, Pékin. La géographie sollersienne se précise, plus chinoise aujourd’hui. Un pont inattendu est jeté avec les années soixante-dix. Le taoïsme en occupe le centre, et le Yi King, livre des mutations avec ses soixante-quatre hexagrammes [4] figure le programme du roman, «  art des permutations invisibles », discret clin d’oeil au Sollers d’il y a trente ans, celui de Nombres et de Lois. Ce réarrangement incessant des thèmes et des motifs est un art combinatoire que l’auteur place sous le signe de Bach et de ses trente-deux Variations Golberg. À Bach, proclame l’auteur, appartiennent les années 2000, ou 7000, ou 9000, en un cri qui ne surprendra que ceux qui le croient incapable d’admirer un autre que lui-même. Depuis longtemps les lecteurs de Sollers savent que ses livres sont des parcours dans des musées et des bibliothèques. Le réalisme, c’est rappeler que les livres sont avant tout faits de livres, et que mieux vaut les choisir bons. Nous voilà embarqués pour la Lune aux côtés de Cyrano de Bergerac, ou arpentant la Carte du tendre en compagnie de Lao Tseu, Pascal ou Baudelaire. Ou encore Shakespeare, celui des comédies plutôt que de Roméo et Juliette. Artiste de la citation, ce virtuose des guillemets qui exaspèrent certains sait aussi les utiliser comme armes. Épinglés, les faux provocateurs, pornographes puritains : un splendide bêtisier de "littérature marchande" version trash nous ramène au combat. Voilà ce qui était caché sous nos yeux : nous sommes en guerre. Surveillance, rendez-vous, mots de passe. Selon la police, le narrateur appartient à une «  avant-garde artistique aux buts subversifs non-identifiés » qui rappelle furieusement certaine Internationale situationniste. Son chef, François, un théoricien de la société du spectacle, pourrait bien être Guy Debord. Le secret, le complot, l’espion, figures essentielles de l’univers de l’auteur, sont à nouveau convoqués pour une intrigue assez paranoïaque pour être plausible, si du moins on arrive à garder l’oeil ouvert sur notre époque. Ce roman, quoi qu’on n’en ait dit est tout sauf calme, et Sollers, qui a donné à l’adversaire le nom sans équivoque de Leymarché-Financier, filiale (ou maison mère, on ne sait pas bien) du World financial center, a choisi son camp, celui de l’esprit critique. Plus efficace que bien des "brûlots" et des "manifestes" autoproclamés, ce livre lucide et enjoué dévoile ses batteries, et nous enrôle avec une ingénuité rouée. Que répondre à un écrivain qui ose dire : «  J’avais un projet avec le français : le faire revenir, lui donner un autre relief, une nouvelle dimension sonore. Le prendre en bloc, le désenclaver, le reprendre par tous côtés dans sa liberté » ?

Alain Nicolas, L’Humanité du 30 mars 2000.

Autres critiques : Sollers si beau en son miroir (L’Express)
Sollers/Wagner, Passion fixe (Huffington Post)
Sollers, autocritique (Libération)

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Les soixante-quatre hexagrammes

En 1998, au moment où il écrivait Passion fixe, Sollers avait consacré un article au "livre des changements", dans le journal Le Monde sous le titre Les surprises de la divination. Il sera repris dans Eloge de l’infini en 2001 (Yi king, Gallimard, p. 592 ; Folio, p. 601).

Yi king ou Les surprises de la divination

On parle beaucoup, en surface, du Livre des changements chinois, le Yi king, et de ses hexagrammes magiques. On sait qu’il s’agit d’un des plus vieux recueils divinatoires de l’humanité, encore utilisé en Asie et un peu partout dans le monde. En revanche, il est rarement question de sa puissance poétique, du fait qu’il contient des milliers de poèmes virtuels si on sait l’écouter.

Vous pouvez toujours vous amuser à jeter six fois trois pièces de monnaie, selon le vieux code, et à voir ce qu’elles vous répondent. Si vous voulez plus de précisions, prenez des baguettes d’achillée. Vous entrez ainsi en contact avec les soixante-quatre figures qui sont comme un « dictionnaire des forces cachées ». Bien entendu, vous êtes censé être au courant de ce que sont le tao, le yin, le yang et le reste. Non ? Essayez quand même.

La Chine part de l’écrit élémentaire. Un trait plein, un trait brisé. Trois traits pleins l’un sur l’autre, et c’est le ciel. Trois traits brisés, la terre. Je passe du trigramme à l’hexagramme pour bien réaliser mon ordinateur, j’obtiens toutes les combinaisons possibles avec soixante-quatre figures, faites alternativement de créativité et de réceptivité. Je traverse ainsi le tonnerre (l’éveilleur), le vent (la douceur pénétrante), l’eau (l’insondable danger), la lumière (ce qui s’attache), la montagne (l’immobile repos) et enfin le lac (le joyeux stimulant).

Peu importe que vous traduisiez le chinois yi par changements, mutations, transformations ou métamorphoses. L’essentiel est de comprendre que ce « livre » sans équivalent (qu’est-ce qu’un livre qui est le monde lui-même ?) vous donne automatiquement un renseignement sur votre propre position.

L’écriture élémentaire est en avance sur vous, vous avez besoin de reprendre contact avec elle. Où en êtes-vous ? Qu’est-ce qui s’annonce pour vous que vous pressentez sans le savoir, ni oser le penser ou le dire ? Quelle réponse ? Cela peut être la paix, le feu, la rencontre, la marche, la grâce, l’éclatement, la percée, la révolution. On imagine, par exemple, Mao, autrefois, tirant la réponse numéro 49, avec le commentaire suivant : « En période de bouleversements, les grands hommes se changent en tigres. Ils passent brusquement et radicalement d’un état à un autre.  »

Cependant, vous pouvez tomber sur liu, la marche, avec la précision que voici : « Vous marchez sur la queue du tigre. Il s’agit d’une entreprise périlleuse. Mais si vous êtes prudent, vous réussirez. Défendez votre cause de tout votre coeur. »

A chaque hexagramme correspond un idéogramme, lui-même très parlant. Ainsi keou, venir à la rencontre, qui combine le ciel est le vent, signifie-t-il la relation sexuelle : « Le souffle céleste s’étend sur le monde. Sous le ciel est le vent. Une force créatrice vous accompagne. »

Le numéro 23, po, l’éclatement, a comme idéogramme un couteau et le caractère signifiant sculpter : attention, vous devez vous défaire de vos contradictions et de vos habitudes. « Un cycle prend fin, il faut préparer le cycle à venir. La montagne repose sur la terre. Ouvrez-vous à des idées nouvelles. Faites face à vos obligations... Ici se meut la voie du ciel. » Vous pouvez aussi entrer, par le numéro 59, dans la dissolution : « Il faut disperser les nuages, faire fondre la glace, chasser les illusions et les craintes, dissiper les malentendus, éliminer les soupçons. Le brouillard doit se lever pour que le soleil brille. »

Il n’est pas mauvais non plus d’obtenir le numéro 53, tsien, le développement, dans la position suivante : « Les oies sauvages se dirigent vers la falaise. L’âme trouve un point d’appui. Cette relation s’installe dans le bonheur. On mange, on boit, c’est la fête, tout le monde se réjouit.  » Enfin, soyez ferme : vous venez de tirer le 64, wei tsi, « avant l’accomplissement » : « L’heure du combat est arrivée. Il n’est plus temps de douter. Galvanisez vos forces. Partez à l’assaut du monde des démons. » Et aussi : « Vous êtes sur le point de traverser la rivière. Ne cherchez pas à diriger des gens ni à vous lancer dans une entreprise avec l’intention de mettre de l’ordre autour de vous. C’est le moment de traverser le fleuve de la vie avec un grand dessein. » Bonne chance.

Philippe Sollers, Le Monde du 31.07.98.

L’engendrement des huit trigrammes et leur répartition dans l’espace selon les agencements du ciel antérieur (précosmologique) et du ciel postérieur (cosmologique) (Catalogue La voie du Tao) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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Le Yi king ou Livre des Mutations

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[1Je souligne. A.G.

[2La citation complète : « La Révolution est un drame passionnel », avait dit le Chinois à tête de pleine lune ou de citrouille vénitienne, la vieille tortue mythique flottante, le calme dément de Pékin, et je traduisais pour moi : « La Révolution est un drame toujours changeant, une passion fixe, une histoire d’amour qui n’est jamais ce qu’on croit. », Passion fixe, Folio, p. 167 (A.G.).

[3Philippe Sollers, Femmes, édit. Gallimard, Paris, 1983, repris dans la collection Folio, n° 1620.

[4Figures composées de six traits continus ou discontinus représentant toutes les combinaisons possibles du yin et du yang, utilisées comme représentation du monde, support de méditation ou oracle.

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