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Michaël Ferrier : « La littérature vient prendre le contre-pied des discours qui visent à atténuer une catastrophe »

D 25 mai 2020     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans « Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants », histoire d’une épidémie au Japon, le Prix Nobel Kenzaburô Ôe montre combien les réactions à une épidémie résident dans des formes de contrôle des organismes et des raisonnements, souligne l’écrivain Michaël Ferrier dans une tribune au « Monde ».
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GIULIA D’ANNA LUPO
Tribune. « Mais nous aurions pu éclater de rire, si nous n’avions fermement serré les mâchoires. » Kenzaburô Ôe.
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Quelque chose a eu lieu. Non pas dans un endroit précis, mais à peu près partout sur la planète. Et cet événement, dont on cerne mal les causes mais encore plus mal les modes d’action et les conséquences, met le monde dans une situation étrange, entre l’embarras et l’ébullition. Pourtant, cette histoire est vieille comme le monde lui-même : c’est celle d’une épidémie.

Le roman de Kenzaburô Ôe Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants (traduction de René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Gallimard, 1996) relate la vie d’un groupe d’enfants se retrouvant piégé dans un village de montagne japonais en proie à une épidémie. C’est un des textes les plus forts d’un jeune homme de 23 ans seulement, qui allait devenir quelques années plus tard le deuxième Prix Nobel de littérature japonais après Kawabata. Comme tous les grands textes littéraires, il n’est pas circonscrit à un pays ni à une époque (1958, date de sa publication, au moment où l’Archipel commence à se relever des séquelles de la guerre, comme le montre cette année-là l’érection de la tour de Tokyo, symbole de la reconstruction du Japon), mais il jette également une lumière crue sur ce qui arrive aujourd’hui au monde entier.

Une curieuse sensation de mutation
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L’histoire se déroule durant un conflit, sans doute la deuxième guerre mondiale : « C’était une époque de tueries. Tel un interminable déluge, la guerre inondait les plis des sentiments humains, les moindres recoins des corps, les forêts, les rues, le ciel, d’une folie collective.  » Les enfants sont de jeunes délinquants en uniforme, évacués d’une maison de correction à cause des bombardements, et traînés de village en village, jusqu’à leur arrivée au cœur d’une « forêt gigantesque et muette, mouvante comme un océan. » Là, dans une vallée étroite et sinueuse, des maisons de paysans s’entassent, chacune refermée sur elle-même, noires comme les arbres de la forêt, blotties en silence comme des bêtes nocturnes.

Dès les premières descriptions, merveilleusement précises et suggestives, on a compris : des yeux épient, des chiens aboient, d’innombrables carcasses d’animaux sont en décomposition, sur lesquelles rôdent de grasses mouches d’hiver, dans « une puanteur explosive  ». L’école est fermée. Il faut se laver les mains sans cesse et se soumettre à des inspections corporelles. La police militaire fait ses rondes, à la recherche d’un déserteur, imposant à tous des pourparlers incompréhensibles et interminables, chacun se sentant traqué comme un chien par la fourrière.

Les villageois et les enfants sont « écrasés par la pesanteur de l’atmosphère », les volets « refermés et verrouillés de l’extérieur » : on entend de loin en loin un garçon gémissant en train de mourir (de l’épidémie ou d’autre chose, on ne sait pas, plus rien n’est clair dans les époques troubles), la respiration affaiblie et haletante d’un camarade malade, les cris des bêtes dans la forêt nocturne et les craquements d’arbres, tandis que «  des gestes de plaisir, secrets et haletants », se devinent pourtant ça et là, brèves respirations elles-mêmes suffocantes dans une atmosphère devenant de plus en plus irrespirable.

La première alliée de l’épidémie, c’est la peur. « Aucun de nous ne présentait de symptômes, écrit Ôe, mais l’épidémie allait probablement nous assaillir férocement comme un coup de poing brutal… » L’anxiété rampante, le « mélange d’inquiétude et de sommeil » qui devient le lot quotidien de chacun : les humains sont « transformés en bêtes de nuit terrassées d’angoisse. » « Une vague inquiétude », aurait dit l’écrivain Akutagawa [1892-1927] à l’approche de la mort qu’il avait lui-même provoquée. Une « curieuse sensation de mutation » répond Ôe, quelques années plus tard, en décrivant le premier mort du livre : « Tandis que nos sommeils légers s’unissaient, un son discret s’est éteint, une existence s’est perdue. Cette curieuse sensation de mutation nous a tous saisis. »

La laideur du monde
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Le chapitre III du livre est un des plus terribles. Il s’intitule : « La peste qui s’abat et le repli des villageois ». L’épidémie se propage et prolifère dans le village à toute allure dans des proportions gigantesques « comme une tempête anéantissant les hommes…  » D’abord, les villageois utilisent les enfants pour faire la sale besogne, enterrer les animaux contaminés, et les enferment à double tour une fois la nuit venue. C’est un confinement, version hard : le chapitre suivant, intitulé « Enfermement », évoque le rétrécissement chaque jour plus tangible de l’espace et des relations humaines, comme une odeur de moisissure se déposant sur toute chose, les corps, les vêtements et, par-dessus tout, les esprits.

Il y a également des moments de joie, d’autant plus précieux qu’ils sont précaires, suspendus comme les flocons de neige qui émerveillent les enfants, palpitants et joueurs comme l’amitié d’un chien errant ramassé sur la route, rassurants comme la présence d’un vieux châtaignier. Une nouvelle relation avec la nature, le vivant, se met en place, dans la faiblesse et dans la grâce. Mais c’est trop tard : l’épidémie, qui a envahi la vallée « avec la violence d’une averse  », devient omniprésente. Sa « puissance féroce » est d’autant plus dangereuse qu’elle se dissimule sous les traits d’un ennemi invisible, à la fois apathique et proliférant, sans visage et sans fin. Elle déchire le tissu social, dresse même l’enfant contre l’enfant, le frère contre le frère.

Impitoyablement, mais sans complaisance, d’une prose sèche et incisive comme un scalpel, Ôe décrit les étapes successives de ce processus de désagrégation : le visage d’un frère, « tellement couvert de graisse et de cendres qu’il avait pris la teinte du fer sale », des « yeux où la peur et les larmes avaient laissé des traces et qui avaient l’éclat ocre sombre des groseilles », la tête d’un mort, «  livide et misérable, une peau tendre et pâle comme celle d’un fruit, un peu de sang caillé sous le petit nez. » Sous l’effet de la maladie, le premier amour du narrateur devient une petite fille aux « fesses souillées d’une merde visqueuse comme du sang. »

Bientôt, les villageois lèvent le camp, abandonnant les enfants à la vallée pestiférée. Oui, ce sont les enfants qui sont utilisés pour enterrer les cadavres des bêtes contaminées, et ce sont encore eux qui sont abandonnés dans la foulée, en dépit de leur innocence et de leur courage, ou bien plutôt en leur raison même. Nulle morale chez Ôe, mais un constat : la réalité de la société que nous avons organisée est laide, terriblement.

Mensonge avant, mensonge après
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A 23 ans, Ôe fait preuve d’une culture et d’une maturité surprenantes. Huis clos et La Nausée de Sartre, La Peste de Camus, le Journal du voleur et Haute Surveillance de Genet, lus parfois dans le texte original, à une époque où ils ne sont pas encore tous traduits, grondent en sourdine sous ces pages. Il s’inscrit également dans la lignée d’un genre littéraire peu connu hors du Japon, la «  littérature lépreuse » (raibungaku), mais en décale complètement les enjeux et la perspective. Dans la première moitié du siècle en effet, la littérature lépreuse mettait en scène des épidémies – souvent dans des villages de montagne, comme le roman d’Ôe –, mais en insistant généralement sur les dilemmes psychologiques des malades, leur lutte pour la reconnaissance, ou en orientant la réflexion vers des questions métaphysiques ou philosophiques, sur l’humanité et la fatalité.

Ôe, sans éviter tout à fait ces problématiques, concentre ses effets sur le rapport entre le corps social et le corps humain. Il montre à quel point les réactions à une épidémie ne résident pas dans de vagues explications culturelles, comme le fameux « civisme » des Japonais (qui est ici bien battu en brèche, le plus digne des personnages du roman étant Lee, un jeune Coréen), mais dans des formes de contrôle des organismes et des raisonnements. En somme, la gestion politique d’un virus révèle bien moins des « mentalités » que des formes d’administration de la vie et de la mort dans des contextes politiques différents, et un sauve-qui-peut généralisé qui forme le fond de toute cette affaire. Comme le résume magistralement un des dialogues :

«  Mais quand une épidémie se déclare dans le village, qu’est-ce que vous faites ?

-– Tout le village s’enfuit en abandonnant les malades. C’est ça, la règle. »

Au début du livre, alors que l’enfant demande au forgeron si une épidémie frappe les animaux : « Comment veux-tu que je le sache ? dit astucieusement le forgeron. Même le docteur n’en sait rien.  » A la fin du livre, par une ingénieuse construction romanesque, cette discussion trouve un écho dans l’injonction finale du maire revenu au village : « Aucune épidémie ne s’est propagée dans le village. Les villageois ne sont pas partis. On fera comme si. Ça nous évitera des ennuis. Compris ? »

Mensonge avant, mensonge après. Le déni des débuts fait pendant aux boniments du lendemain.

La littérature vient prendre le contre-pied des discours lyriques ou lénifiants, qui visent à atténuer la catastrophe ou à la repeindre sous un jour flamboyant. Qui servent également à empêcher de penser ses conséquences, les changements et les remises en cause que, logiquement, elle devrait susciter. Comme il le montrera à nouveau plus tard (1965), sous une forme plus journalistique que romanesque cette fois, dans ses Notes de Hiroshima (Gallimard, 1996), et comme le démontreront à nouveau Minamata (1932-1966) ou l’interminable Fukushima (2011) : après le désastre, le désastre continue. Tous les partisans des grands soirs et des réveils glorieux, du « plus jamais ça » et du « jour d’après », se leurrent en s’enivrant de leurs grandes tirades. Après le moment de vérité de la catastrophe, de nouveau les mensonges prolifèrent. Après, il n’y a pas d’après.

Michaël Ferrier, Le Monde du 23 mai 2020.

Michaël Ferrier est écrivain. Né à Strasbourg en 1967, ce romancier et essayiste a passé son enfance en Afrique – relatée dans Scrabble (Mercure de France, 2019) –, et dans l’océan Indien, avant de suivre des études de Lettres à Paris. Enseignant la littérature au Japon, il est l’auteur d’une dizaine de livres dont Sympathie pour le Fantôme (Gallimard, 2010), Fukushima. Récit d’un désastre (Gallimard, 2012) paru un an après la catastrophe nucléaire, ou encore Mémoires d’outre-mer, Gallimard, 2015) et François, portrait d’un absent (Gallimard, 2018).

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