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Julia Kristeva / Barthes : Notes sur un Samouraï

Entretien "se réinventer en étrangère" (Dossier Barthes)

D 5 mai 2020     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Tel Quel en Chine, grottes de Longmen.
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Notes sur un Samouraï

Dans la démystification des mythes (le vin, le fromage, les jouets, l’abbé Pierre, le poujadisme…), dans la tendre ironie de sa voix et jusque dans le « non-vouloir-saisir » de l’écriture qui perçait les apparences, les postures et les idéologies de tout bord, celles de la sémiologie elle-même (pour qu’elle devienne une sémioclastie), sans épargner l’« échec langagier de l’amoureux » « trop phrasé pour relever de la pulsion, trop crié pour relever de la phrase », – je percevais la rage du révolté. Elle s’appuyait sur la mortalité du tuberculeux et sur sa destructivité qui puise et s’épuise dans une langue française révélée à sa propre sensualité subjuguante : « prolifération physique, corporelle, labiale » ; « un Texte sur lequel je ne puis apposer aucun adjectif : dont je jouis sans avoir à le déchiffrer ». Eclosion et éclipse du sens donc, méticuleuse violence d’exister et/ou d’écrire.

La cohabitation de la parole avec la mortalité, qui parvient à cet état de survivance qu’est l’écriture, m’est apparue dans ces moments d’exil, où la langue d’origine s’écoule avec l’encre et renait par l’investissement de l’autre langue, de la nouvelle. J’ai cru comprendre à ces moments-là le mythe chrétien de la résurrection, hanté par la destructivité et la finitude des hommes qui la défient par le culte de l’imaginaire : musique, peinture, littérature. J’ai choisi le nom de samouraï pour désigner ces créateurs de langue (philosophes, linguistes, écrivains). Dans la France qui m’accueillait, ils brisaient les codes sociaux et moraux, ouvraient les frontières des identités et des sexes, mais aussi le cloisonnement des disciplines universitaires. Exception française ? Certainement. A condition de préciser que cette effervescence des paroles (aujourd’hui hyperconnectées et qui ne parviennent pas à se formuler pour agir, mais s’étranglent en colères, non sans déclencher le flot de commentaires viraux et des « grands débats ») est un engagement psycho-sexuel de tous les instants, qui porte le soi hors de soi. Affranchissement du religieux, traversée et refondation des limites et des lois, désirs à mort et élucidations risquées, obsédant lègue… de la Révolution Française. Piégée par les nouvelles astuces de la finance et de la Toile ? Ou voluptueux pari sur la plénitude du langage pour demain, pour plus tard, ou pour jamais ?

« Le peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l’espèce humaine, on serait tenté même de le regarder au milieu d’elle comme une espèce différente » : la phrase de Robespierre à la Convention parait pathétique, démentielle. « Et si c’était vrai ? Les révolutionnaires français ont vécu en parlant sans cesse, pour mourir très vite », écrit Philippe Sollers dans son dernier roman, Désir (Gallimard, 2020).

Aujourd’hui nous ne sommes pas pressés car nous savons calculer les pénibilités dont nous parlons sans cesse pour prolonger la finitude.


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Barthes fut pour moi un de ces Samouraïs (1990), le plus proche, si l’on peut parler de proximité pour évoquer son élégante simplicité secrète. Sous le nom d’Armand Bréhal, il apparait dans mon roman Samouraïs, tel que son enseignement me l’a révélé dès les premiers séminaires. En résonnance avec Proust (que son « plaisir du texte » m’a permis d’apprivoiser avec le temps) : une thérapie de l’être-pour-la-mort, par la traversée de la caverne sensorielle que recèle le langage :

[…] la voix de Bréhal […] tissait des correspondances à l’aide d’un vocabulaire érudit mais gracieux, pour y déchiffrer l’anamorphose amoureuse du narrateur devenant une femme superficielle. Enfin le souvenir sonore changeait en surface colorée – « la rose carnation d’une fleur de plage » –, mais c’était toujours la métaphore d’une seule et même sensualité, celle du narrateur irisé d’amour.

Ainsi, disait Bréhal, l’amour serait le temps devenu sensible. Pas du tout une affaire d’organes, ni même d’esprit en feu, mais un pacte de mots basculant en souvenirs perceptibles. Des paroles qui se rappellent avoir été des perceptions de sons, de couleurs, de parfums. Proust amoureux invente une histoire pour faire revivre au narrateur épris d’Albertine ce transport de l’esprit et des sens qui est le véritable élément de la passion. Proust se souvient-il d’Albertine, de Méséglise, de son enfance, ou bien des correspondances de Baudelaire ? Métamorphose mystique de tous les sens confondus en un…
 [1]

On le voit ensuite dans nos rencontres et discussions, professeur et élève cherchant ce qu’il appelait souvent « le juste, au sens musical du terme » [2]

Il la regarda de nouveau avec cette étrange douceur qui s’achevait en indolence, comme si craignant d’être ridicule, il s’interdisait de verser dans une sorte de tendresse maternelle.

[…] Le nez découpé en ouvre-boite, penchait asymétriquement à gauche et lui donnait, au gré des circonstances et des jeux du visage, un aspect simplet ou insolent. Le regard et la bouche affichait sans frein le plaisir – ou, très facilement, l’ennui – qu’il éprouvait à écouter les autres.

La toux secouait le corps en cascades sourdes, irrépressibles. Un corps qui avait dû être malade et, qui, affaissé, sans articulation sous la coupe soignée des costumes, semblait n’avoir jamais servi, sinon à quelque plaisir solitaire sans fatigue. Il était plutôt mince, malgré les bajoues et le ventre qui commençait à s’alourdir. Mais son allure dégageait un calme rassurant, et le rythme de sa démarche était si mesuré, si élégant, que tout en lui suscitait irrésistiblement l’attachement. [3]

Sous la Grande Muraille de Chine, la Voie Sacrée des Ming est une vallée d’animaux souvent surnaturels et de personnages forcément très hauts, tous en marbre étincelant, qui donnaient à cette nécropole un air de Disneyland éternel. La mort est blanche en Chine, devait penser Bréhal : est-elle vraiment un soulagement sans le feu de l’enfer ni le tourment de la passion ?

Il continuait à écrire dans son carnet, yeux fermés pour le dehors, tout entier en voyage dans son monde à lui. Que voir de plus sur ces pierres éblouissantes ? [4]

En s’asseyant à la dernière place de la rangée réservée à notre délégation, avec l’espoir d’avoir en voisin l’éventuel amant chinois, Bréhal s’exposait évidemment aux foudres du service d’ordre. Provocation inconsciente, ou irrésistible pulsion, semer le désir dans le troupeau des masses risquait le scandale ! Voire le procès de l’éminent professeur, déchu au rang de « mauvais élément », que je décris… en italique dans mon roman [5] : rien qu’une hypothèse, frayeur imaginaire… on l’a échappé belle.

Ses derniers instants convoquent de nouveau l’indécidable récit : un accident ; inconsolable deuil de sa mère, béance de la « chambre claire » ; insoutenable malaise dans le carnaval social ; la mélancolie en bandoulière de l’ironie. Et toujours ce « non-vouloir-saisir », cette fois-ci de la vie elle-même.

– Armand… accident de la circulation… Si, très grave… En réanimation aux urgences… Je te retrouve à l’hôpital.

[…]

– Tu crois au hasard, toi ?

– Il avait la déprime.

– Ce deuil de sa mère l’a tué.

– Non, tu n’as pas vu les mauvaises critiques sur son livre ? Il était très atteint.

– Les pontes de l’Université n’aiment pas son enseignement : « Trop mondain, trop public, trop aimé, trop ceci, pas assez cela. » Il le savait, ça l’humiliait.

[…] Olga se souvenait de ce que lui avait dit tristement Armand, environ une semaine auparavant : « J’ai envie de me mettre la tête dans le plâtre. »

– Bizarre, on ne dit pas ça en français ; on dit « dans le sable », non ?

– On peut tout dire quand on est Armand, avait répondu Hervé. Mais c’est vrai qu’il n’a pas la forme, il prétend qu’il veut se ranger des voitures.

[…] le corps qui s’était rendu célèbre en formulant une sensualité réfléchie ne répondait plus. Les yeux perlés de fatigue et de médicaments, le visage las, il lui fit un de ces gestes d’abandon et d’adieu qui disent : « Ne me cherchez plus, à quoi bon…. Comme c’est casse-pieds, la vie. »

Rien de plus convaincant que le refus de vivre quand il est signifié sans hystérie : aucune demande d’amour, simplement le rejet mûr, pas même philosophique, mais animal et définitif, de l’existence. On se sent débile de s’accrocher à l’agitation appelée « vie » […].

[…]

– De toute façon, ils le redécouvriront. Tôt ou tard. Tu sais pourquoi ? Parce qu’il a écrit comme il a vécu : en sursis. Le sursis rabaisse les choses et met de la musique dans les paroles. A condition d’avoir la grâce qui transforme un corps défaillant en instrument de langage. C’est mystérieux, mais ça arrive. Alors le sursis rend les gens stylistes. Même quand ils sont profs de sémantique. Armand était un type malade qui a toujours frôlé la mort : elle freinait ses plaisirs, mais elle lui donnait aussi cette petite fièvre qui module sa phrase pas comme celle des autres. On n’écrit que depuis la mort, rappelle-toi ça – ou de solitude, tu verras toi-même. [6]

JULIA KRISTEVA

Crédit : www.kristeva.fr

VOIR AUSSI :
Who’s who in Les Samouraïs


Se réinventer en étrangère


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Propos recueillis par Marie Fouquet et Tiphaine Samoyault dans Nouveau Magazine Littéraire 28, avril 2020.

L’essayiste et psychanalyste Julia Kristeva a connu Barthes dès son arrivée à Paris, en 1965. Recueil de fragments d’une amitié féconde.

Avec « L’étrangère », article publié dans La Quinzaine littéraire en 1970, Roland Barthes a peut-être offert l’un des plus beaux portraits qu’il ait faits, conférant à une contemporaine un rôle qu’il ne confiait jusque-là qu’aux morts. Il parle de la déflagration ouverte par votre puissance de déplacement. Il écrit : « Julia Kristeva change la place des choses [...] ; ce qu’elle déplace, c’est le déjà-dit, c’est-à-dire l’insistance du signifieé, c’est-à-dire la bêtise ; ce qu’elle subvertit, c’est l’autorité, celle de la science monologique, de la filiation. » Quelle fut votre rencontre avec lui ?

Julia Kristeva. - Lorsque je suis arrivée à Paris à la veille de Noël, en 1965, avec une bourse du gouvernement français, Tzvetan Todorov m’a dit d’aller voir Lucien Goldmann, mais m’a déconseillé d’aller voir Barthes, car son marxisme n’était pas assez orthodoxe pour quelqu’un qui, comme moi, venait d’un pays communiste. Aimant faire ce qu’on me dit de ne pas faire, je suis allée à son séminaire, et j’ai été submergée par un langage de démystification des savoirs et de l’université ; il parlait avec une voix qui semblait pénétrer dans les plis de nos passions, à nous, des jeunes qui venions de différents pays, une sorte de communauté internationale.

C’est aussi avec Barthes que vous rencontrez Philippe Sollers et que vous intégrez un milieu très masculin ?

Dans le séminaire de Barthes, Philippe Sollers avait parlé de Stéphane Mallarmé, qui deviendra un auteur central de mon livre, La Révolution du langage poétique. Ensuite nous nous sommes vus fréquemment à trois, Roland Barthes, Philippe Sollers et moi, au Falstaff notamment. J’ai été intégrée dans ce milieu sans que jamais mon statut d’étrangère ni de femme ne soit une question. J’étais une singularité parmi d’autres. Il est vrai, comme je le raconte dans Je me voyage, que mon père m’avait appris à débattre et m’avait élevée dans une grande conscience de l’égalité entre les hommes et les femmes. Barthes, lui, ne donnait jamais l’impression de vous valoriser pour réparer une erreur ancestrale dans la manière de considérer les femmes ; il apprenait vraiment de ses élèves et inscrivait immédiatement ce qui le frappait dans ses processus d’écriture et de pensée.

Quelle forme de révélation et de libération ce compagnonnage vous a-t-il apportée ?

Barthes s’inscrivait précisément dans cet espace entre les sexes et les identités, qui est le lieu de l’écriture telle qu’il l’entend, comme libération de la pensée et de la langue. C’est l’espace même de l’altérité que je dois retrouver en moi si j’écris. « Faire de la langue un travail, oeuvrer dans la matérialité de ce qui, dans la société, est un moyen de contact et de compréhension, n’est-ce pas se faire, d’emblée, étranger à la langue ? » Cette première phrase de Sèméiotikè que Barthes cite à la fin de « L’étrangère », je l’ai écrite en pensant à lui. Il m’a beaucoup aidée à me sentir en confiance, dans cette épreuve à la fois de grâce et de difficulté que sont l’écriture et la pensée, avec ces moments de mélancolie et de douleur. J’ai reçu son texte comme un moment extraordinaire, de reconnaissance et de révélation. Il m’a placée au coeur d’une culture qui voulait s’inventer et se réinventer. Barthes était pour moi le moteur de cette réinvention.

Vous partez avec lui en Chine, en 1973. S’intéressait-il, comme vous, à la question des femmes ?

C’est même la seule chose qui l’intéressait. Il faut penser Barthes comme un homme du soin, d’une attention incomparable aux autres. Il s’identifie constamment au féminin étranger. Sa tendresse est presque maternelle. La différence l’intéressait : la différence culturelle, le rôle de l’écriture dans cette culture. Il y cherchait une circonstance étrangère au langage : cette circonstance, c’est le corps, les passions, une histoire politique, et sans doute aussi une histoire entre les sexes.

Croyez-vous que la pensée, l’écriture de Barthes puissent avoir un rôle émancipateur encore aujourd’hui pour la question des genres ?

Oui, absolument. Barthes est hanté par la question de l’entre-deux-sexes. Dans S/Z, il touche à cette place de l’écriture qui est justement l’entre-deux, entre deux langues, entre deux normes, entre deux sexes, ce qui rejoint, je crois, cette circonstance étrangère à la langue, le coeur de l’écriture. Barthes le montre avec cette différence entre le S et le Z, ce qui est écrit et ce qui n’est pas écrit. Il y voit la contraction et la déviance. La différence n’est pas l’homme ou la femme. Elle se cherche dans les interstices. Je suis convaincue qu’il y a chez Barthes une prémonition des études de genre. Il ne pense pas le genre comme une revendication politique ou organique. Il n’est ni transsexe, ni hors sexe, ni militant homosexuel à l’époque. Il est dans cet interstice qui invite à l’expérience du désir, cet entre-deux qui est le lieu de l’écriture. Il se place à contrecourant d’un désir qui se fixe des buts en termes d’identité et de pouvoir, que l’on voit se développer aussi dans la société numérique où nous sommes en déshérence. La revendication d’identité est souvent aujourd’hui un désir de pouvoir.

Mais, dès qu’il est question d’identité, Barthes fuit en courant...

Oui, ça le dérange. En juin dernier, j’ai été invitée à parler « du féminin » à un colloque de psychanalyse à Londres, dirigé pour la première fois par une femme, qui m’a demandé d’inaugurer ce colloque intitulé « The Feminine ». Je me suis demandé comment on pouvait parler d’une identité à ce moment d’accélération anthropologique où les identités se revendiquent, sont en guerre, explosent. Il paraît dès lors impossible de définir le féminin. Dans « Prélude à une éthique du féminin » [à retrouver sur le site kristeva.fr], je suis partie d’une phrase de Colette dans La Vagabonde, où deux personnages se parlent. L’un dit : « De quoi est faite cette femme ? Peut-être d’acier... » Et l’autre répond : « Elle est "en femme" simplement. » La question reste ouverte. Dans mon texte, j’explique que le féminin est le boson de l’inconscient. Comme il y a le boson en particules quantiques, insaisissable mais indispensable, le féminin est insaisissable et indispensable. Il recouvre toutes les théories du genre, du transsexe, etc., parce que c’est l’ouvre-boîte de toutes les identités. J’entends aussi que celles qui ont vécu souffrances et exclusion, qui ont vécu leur étrangeté de manière plus radicale, revendiquent le pouvoir et la reconnaissance de l’identité.

Dans le contexte de MeToo vous avez écrit : « Par le polymorphisme sexuel qui se dessine dans l’ère planétaire, chaque personne réinvente son sexe spécifique en rencontrant les autres. C’est là que réside sa parole libérée, qui est tout simplement sa créativité. »

C’est la conclusion du Génie féminin. S/Z correspond à cette ouverture. Georges Bataille a tiré Sarrasine vers ce que l’on pourrait appeler une perversion écrite, qui passe par l’impuissance, la nécrophilie, les femmes complices, l’infidélité... des choses très hard, qu’il écrit au moment où il s’interroge sur les racines du nazisme pour libérer les hommes de ce qui fait souffrir, de manière individuelle et intime. Avec le psychanalyste Jean Reboul, Barthes découvre la castration assumée. Pour lui, il s’agit de parler de la relation entre les deux sexes, de leur unité, de l’imaginaire dans l’androgyne, qui constituerait une espèce de puissance hallucinatoire inaccessible. Sarrasine va chercher cette rencontre, cette union des deux sexes, dans l’oeuvre : il fait une sculpture. Cette androgynie, cette non-distinction entre les sexes, il va la chercher dans l’oeuvre. Finalement Sarrasine découvre que Zambinella représente cette union des sexes. Mais, quand il s’aperçoit que c’est un castrat, il découvre d’abord que c’est le summum de l’union entre les sexes : pas de différence, le sublime, encore plus sublime que l’oeuvre. Sarrasine est alors renvoyé à sa propre castration, à ses propres limites. Ce qu’il pensait être la femme sublime n’existe donc pas. Et il se tue. Barthes, lui, ne se tue pas. Il voit les impasses des combinaisons entre les sexes, et sa solution est de déconstruire ces jouissances et ces illusions. De ne pas les refouler, parce que, si l’on écoute Bataille, le refoulement mène aux totalitarismes. Or il faut entrer dans le chaudron des passions pour les accompagner. Barthes le fait en s’appropriant le texte de Balzac à sa façon, en décomposant le fétiche, en charcutant le texte de façon très violente. Derrière la délicatesse de Roland, il y a une rage.

Votre texte Sens et non-sens de la révolte parle de ce paradoxe entre l’apparence très policée de Barthes et son appréhension de l’écriture et de la théorie qui sont des opérations violentes.

Une violence contre les conventions, oui. C’est un enragé qui arrive à exprimer sa rage par une langue française délicate. Quand il commence Fragments d’un discours amoureux, qui est une autre façon de tourner autour de la question de l’autre et de l’autre sexe, il dit qu’il est dans une nouvelle époque où la puissance du désir qui devait nous sauver des conventions sociales nous paraît mise en question. Toute la question posée au mythe de Mai 68 ne veut pas dire qu’on abandonne le désir, mais que cette toute-puissance du désir ne paraît plus jouable. Donc elle s’éloigne, et ce qui arrive, c’est la société de consommation et du spectacle. Entre les deux, Barthes essaie de réhabiliter la sensation, l’affect, le monde sensible. Le temps sensible revenu, c’est le temps des amoureux, qui n’est pas de l’ordre de l’idéalisation, mais qui accepte le désenchantement. Il y a cette phrase de cet « intraitable amoureux », comme il s’appelle lui-même : « Soit blessure, soit bonheur, il me prend parfois l’envie de m’abîmer. » J’aimerais reprendre la question du rapport au langage à partir de la possibilité de s’abîmer. Pour le faire entendre aussi à celles et à ceux qui ont vécu des moments de souffrance et de destruction dans des actes amoureux extrêmes auxquels elles et ils ont été soumis ou consentants. Dans cet abîme, la circonstance étrangère au langage est ce lieu aussi où on s’abîme au point de se trouver dans un vide de soi et l’abandon de l’autre, au sens d’une dépression mélancolique innommable. Barthes va chercher la réponse linguistique à cela dans les expériences intérieures d’Ignace de Loyola. Il accompagne Ignace de Loyola dans sa quête de Dieu, ce qui consiste à accompagner le Christ dans ses pérégrinations jusqu’à la quatrième demeure. Il est dans ce qu’on appelle la kénose (du grec « vider », « se dépouiller de soi-même ») : il est mort. Dans cette mort, il rencontre le vide. Il attend un signe de Dieu qui ne vient pas. Pour Roland, on aborde à travers cette expérience la mélancolie et la catastrophe de l’être dans la vie sociale - le lieu du désir - et, de manière subjective, la mort de Dieu, soit la source de l’athéisme. Mais Barthes n’est pas dans un désenchantement nihiliste. Il est dans un désenchantement résurrectionnel, mais sémiophanique et non théophanique.

C’est ce qu’on retrouve dans La Chambre claire...

Voilà. C’est ce « quelque chose » qu’il retrouve à la mort de sa mère. Il faut pouvoir nommer le vide, au moment où le signe se perd. L’athéisme se justifie, parce qu’il donne de nouveaux langages. Dans le formidable mouvement d’expression des femmes dans les médias, on voit naître des langages : la patineuse artistique Sarah Abitbol a trouvé un langage, Vanessa Springora a trouvé un langage. Le problème de notre société c’est que nous sommes dans un moment où ce qui surgit ce sont les colères contre les vieux langages, et on a du mal à trouver le nouveau langage. Il ne se trouvera pas forcément avec de nouveaux livres ou de nouveaux films, qui sont pour l’instant des plaintes et des revendications. Il faudrait aussi entendre l’écriture comme une écriture de vie. Trouver de nouveaux arts de vivre.

Le terme qui peut s’intégrer pour définir ce qu’on essaie d’explorer là, c’est le terme de « neutre ».

Le « neutre » est une manière de calmer la douleur. Barthes nous invite à creuser sous le neutre les tensions qui constituent les protagonistes du désir. Il définit le neutre comme le mouvement qui fait passer d’un bord à l’autre, mais c’est très difficile dans la langue française de rendre compte de cette idée de mouvement dans le neutre. Barthes explique qu’il ne s’agit pas d’un renoncement. Même s’il est happé aussi par le vide, qui est dans le neutre, il reste cette menace de neutralisation des désirs.

Vous n’utilisez pas du tout ce concept de neutre...

Non. Le mot même de « genre » me convainc davantage, dans le sens où le désir n’y est pas aboli. Mais chez Barthes non plus. Dans Critique et vérité, il écrit : « L’écrivain est celui pour qui le langage fait problème. » Le neutre, qu’on a trop tendance à ramener à une étiquette, doit faire problème. L’écrivain est donc celui qui éprouve du langage la profondeur, non l’instrumentalisation ni la beauté. Il l’énonce dès Le Degré zéro de l’écriture : « C’est parce que l’écrivain ne peut rien modifier aux données objectives de la consommation littéraire [...], qu’il transporte volontairement l’urgence d’une langue libre aux sources de son langage et non au terme de sa consommation. » Ce que Barthes enseigne, c’est ainsi à déplier les apparences, pour entrer dans la source de la créativité.

D’où son rapport aussi à la néologie.

Voila. Il y a deux solutions pour ça : la néologie et le récit (ou des fragments de récit). Dans Fragments d’un discours amoureux, il décrit des situations d’attente dans lesquelles on retrouve aussi le féminin : « Dans tout homme qui parle l’absence de l’autre, du féminin se déclare : cet homme qui attend et qui en souffre est miraculeusement féminisé. » Ça paraît incompréhensible... mais j’ai toujours pensé que le premier discours amoureux où la souveraineté de l’absence est là, où elle n’est pas neutralisée, c’est le Cantique des cantiques. La Sulamite n’arrête pas d’attendre que Dieu vienne, et il ne vient jamais. Dieu n’est jamais là, mais il existe. Il y a bien cette tension vers l’autre. Dans Sade, Fourier, Loyola, il s’agit de l’impossibilité de le tenir, du Non-Vouloir-Saisir [7]

Alors pourquoi Barthes voudrait-il le saisir dans le neutre ? Le propre de l’amoureux est de se rendre compte qu’il ne peut pas saisir, sans en faire un désenchantement complet, ou en retenant la saveur du désenchan-tement. Il y a aussi de l’enchantement dans l’absence de réponse, dans l’apparente mélancolie que celle-ci suscite.

Dans les Fragments, Barthes déclare que « l’origine » et « l’avenir » appartiendront « aux sujets en qui il y a du féminin ».

Selon certains ténors de la philosophie médiatique, le fait que la société se féminise neutraliserait les conflits et donc en même temps une part de la jouissance. Je pense que la seule façon d’éviter des formes de pasteurisation est de reconnaître la tension entre les sexes, y compris quand ils sont réunis dans l’androgyne. Barthes a aussi éprouvé cela dans ses relations homosexuelles : le dramatique est toujours vivant. On le neutralise quand on écrit car dans ces moments-là, on n’est pas pas dans l’excitation ou le déplaisir de la relation sexuelle : on calme la jouissance pour pouvoir la tisser en mots. Dans ce neutre, on transpose la jouissance dans la phrase. Il n’y a donc pas de neutralité assassine.

Le féminin se retrouve dans le rapport entre les sexes. Dans mon discours de Londres, j’ai dit que le problème d’aujourd’hui était l’hétérosexualité. Si l’on reconnaît la co-présence de l’autre dans chaque sexe, comment peut-on faire encore exister le rapport hétérosexuel ? N’est-il pas menacé ? il me vient à l’esprit une phrase d’Alfred de Vigny : « Les deux sexes mourront chacun de son côté. » Proust reprend cette idée en s’en moquant un peu... Si cette civilisation doit continuer, et pas seulement avec des mères porteuses et des enfants éprouvettes, ou par incubation, clonage, etc., si la relation entre les deux sexes peut continuer, c’est avec toute une réévaluation des identités sexuelles et en tenant compte de la bisexualité psychique. On est au moins quatre en deux personnes.

A PROPOS DE JULA KRISTEVA

Philologue, psychanalyste et critique littéraire, Julia Kristeva a écrit une vingtaine d’essais, parmi lesquels les célèbres Sèméiotikè (1969) et Soleil noir. Dépression et mélancolie (1987), et les tout récents Grandir c’est croire, avec Marie Rose Moro (Bayard) et Dostoïevski (Buchet/Chastel).


[1Kristeva J., Les Samouraïs, Paris, France, Fayard, 1990, p.24-25.

[2Ibid., p. 31‑32.

[3Ibid.

[4Ibid., p. 217.

[5Ibid., p. 219‑224.

[6Ibid., p. 403-404-405‑408.

[7C’est ainsi que Barthes traduit le concept taoïste de Wuwei dans ses Fragments et qu’il reprend dans le cours sur le neutre

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