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Pierre Guyotat : l’hommage de Jacques Henric

Suivi de Hanté par la chair & Guyotat et la musiqque

D 28 mars 2020     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


PIERRE GUYOTAT par Jacques Henric

Artpress 476

Pierre Guyotat est décédé le 7 février 2020.


Jacques Henric, Pierre Guyotat
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J’ai rencontré Pierre Guyotat à la fin des années 1960. Il fut l’indéfectible ami de ces soixante années passées. J’ai été à ses côtés dans les douloureux moments de sa vie, notamment pendant la maladie dont il a fait le récit dans son livre Coma ; lors des multiples censures de ses livres, l’une, officielle, d’État, l’interdiction d’Eden Eden Eden, les autres plus sournoises, à savoir les refus réitérés de ses manuscrits par les éditeurs (histoire méconnue qui reste à faire, car elle est très édifiante) ; à ses côtés dans les combats victorieux qu’il a dû mener pour les imposer ; à ses côtés dans les joies qui ont toujours illuminé sa vie, dont celle d’être reconnu pour l’immense écrivain qu’il était, qu’il est à jamais. J’ai fait connaître Pierre Guyotat à Catherine Millet quand a débuté l’aventure d’ artpress, et il me faut dire de lui ce que je disais récemment de Denis Roche, à savoir que sans lui et surtout sans le rayonnement de son oeuvre, la revue n’aurait pas été pas ce qu’elle fut, ce qu’elle est. De cette oeuvre, nous ne parlerons pas ici, Bertrand Leclaire en a dit dans le Monde, dans son excellent texte d’hommage, la complexité et la profondeur. Et en témoigneraient, s’il le fallait, les nombreux textes et entretiens de Pierre que nous avons publiés dans artpress (à relire d’urgence en ces temps de grande misère intellectuelle et morale).

Nous souhaitons simplement, par quelques photos accompagnant la reprise, ci-dessous, d’un extrait de l’entretien que j’avais eu avec Pierre, paru dans artpress de novembre 1987 (à l’occasion de la représentation de son texte, Bivouac, mis « en voix » par son ami metteur en scène et acteur Alain Ollivier), casser une certaine image que les photos publiées dans la presse peuvent donner de lui. Pierre Guyotat n’aimait pas poser pour les photographes, d’où ce visage dur, fermé, incommode. Voici donc quelques clichés le montrant sous un autre jour, celui d’un homme ayant gardé son esprit d’enfance.

Pierre était drôle, gai, joueur, farceur, d’une grande générosité, pas tout à fait une révélation pour qui sait lire ses livres.

Jacques Henric


Pierre Guyotat, Jacques Henric, Klaus Rinke et Monika Baumgartl
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J’APPELLE « GRANDE POÉSIE »...

« J’ai toujours éprouvé par rapport à ma propre vie un grand sentiment de précarité et d’urgence, notamment depuis 1982, depuis le moment où j’ai eu cette tache sur ma vie, car il s’agit bien d’une tache. Tout ce qui s’est passé avant est, non pas effacé, mais placé sous hypothèque, d’une mort, et d’une mort réelle car le coma c’est ni oui ni non… Or cette précarité dont je parle est très importante dans la mesure où elle est, selon moi, à la base même de la poésie. Le sentiment de la fragilité de l’existence, de l’urgence qu’il y a à produire et vivre, est un des fondements de la poésie.


Alain Ollivier et Pierre Guyotat (Ph. Catherine Millet)
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Avec Bivouac, j’ai redécouvert la poésie. Quand on entre vraiment dans la langue, je m’en rends compte dans mon travail avec les comédiens, il n’est alors plus question de poésie. De « grande poésie ». J’appelle « grande poésie » le verbe qui prend en charge l’homme et le monde, qui les charge sur son dos, avec bonté. Et je n’ai pas besoin de dire que tout sentiment de nostalgie m’est étranger puisque, dans le coma, moi vivant, ma vie passée est morte sous mes yeux et en moi. Mes yeux ont vu la mort sur moi, et donc sur tout ce que j’avais pu faire jusqu’alors, de bien ou de mal, peu importe. La « grande poésie », c’est une façon de ne pas m’appesantir sur les choses, mais de les rapprocher à toute vitesse : objets et lieux éloignés, concepts, faits de Nature éloignés, siècles éloignés… Le traitement dialectique du temps est extrêmement important. Enfant, un torrent roulait en bas des fenêtres de notre chambre ; pendant les sept premières années de ma vie, je me suis endormi, j’ai rêvé, je me suis réveillé dans son bruit, dans son chant : pour moi, c’était à la fois l’écoulement du Temps et la voix de Dieu le Père, son idiolecte : selon la saison, un babil, un rugissement, un radotage, une plainte ; une parole dont une part m’était adressée à moi seul ; ma conscience, je crois. On trouve un écho dans ce torrent, dans Bivouac, dans la chanson de Petrus (son titre est inspiré de celui d’un blues merveilleux de Peg Leg Howell, Blood Red River), et un écho de cette voix dans les quelques « descentes de voix » de Dieu, et je pense que ’aboutissement de l’aventure de ma langue, ce sera de ne plus faire parler que Dieu ; c’est pourquoi j’ai, dans un premier temps, tellement fait parler les putains parce qu’ils sont dans le costume et les matières de la Création.


Jacques Henric et Pierre Guyotat (Ph. Catherine Millet)
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« La convalescence a été pour moi le moment où j’étais plein de toutes
ces choses qui se trouvent dans Bivouac mais sans pouvoir, sans me sentir le droit, plus exactement sans avoir le moyen verbal, donc le droit, de les produire. Tout était déjà dans ma tête, bien sûr. C’est ce qui me fait dire que l’Ecclésiaste n’a pas été écrit au moment même où les choses étaient éprouvées. Il faut du temps, je crois, pour forcer ce « je » et produire le chant, le chant ou la prière qui correspond à ce qu’on ressent très fortement. L’acte poétique est un acte d’audace, un acte qui met en oeuvre le coeur, c’est-à-dire
l’organe qui distribue le sang. Mais peut-être mon coeur était-il alors un peu dur ? Dur, tout simplement parce que c’était un coeur qui revenait de l’au-delà. C’était un organe encore crispé, réduit comme une pierre, et seul sur la Terre et en moi, comme un aérolithe. »

Crédit : artpress


Un écrivain à l’univers hanté par la chair

Les livres de Pierre Guyotat, mort dans la nuit du jeudi 6 au vendredi 7 février, ont irradié la langue française au point de la tordre ou de la maltraiter dans ses grands cycles de fiction, quand elle se faisait plus « normative » dans ses récits autobiographiques.

Par Bertrand Leclair

Le Monde, le 07 février 2020


Pierre Guyotat, en 2007. Richard Dumas/Agence VU
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« En ce temps-là, la guerre couvrait Ecbatane. » Ainsi commence Tombeau pour cinq cent mille soldats (Gallimard) qui a profondément marqué et modifié la scène poétique française en1967, scandale et admiration mêlés. D’un souffle aussi puissant que son ambition était renversante, cette épopée ancrée dans la mémoire traumatique de la guerre d’Algérie, qui n’est jamais nommée, était l’œuvre d’un jeune homme de 27ans, auteur très précoce de deux premiers romans parus au Seuil, Sur un cheval (1961) et Ashby (1964) : Pierre Guyotat, mort dans la nuit du jeudi6 au vendredi 7février, à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. Il avait 80ans.

Rentré meurtri d’Algérie en 1962, après les Accords d’Evian, il y avait laissé la défroque de celui qu’il avait pu être. Si elle devait atteindre la beauté du serpent dans le livre suivant, Eden, Eden, Eden (Gallimard, 1970), la langue déployée dans Tombeau… se révélait déjà hallucinatoire jusqu’à l’insoutenable, mais jamais abstraite, extrêmement matérielle au contraire. Un chant marmoréen s’élevait au présent perpétuel, donnant à voir la vérité de corps sexués pris dans la guerre, la terreur, la lâcheté, produisant des trains de visions plus que des images.

Soulevant le voile opaque de la langue ordinaire et du récit convenu pour laisser deviner en dessous d’incessants éclats de vérité, Pierre Guyotat voulait montrer en actes les pensées secrètes animant les esclaves comme les rebelles, et les fantasmes dictant leurs conduites. Tombeau… posait d’emblée, en somme, la question fondamentale de toute épopée depuis l’Antiquité, et c’était son ambition folle : comment en sommes-nous arrivés là, et moi au milieu d’eux tous, comment est-ce concevable, comment continuer ?

Lire aussi Pierre Guyotat, univers en expansion (pdf)

Le sacré désormais mis au secret en chacun était implicitement convoqué dès la dixième ligne, dans une référence au passé gangrené de la France occupée : « Les vainqueurs avaient vaincu sans peine : ils avaient pris une ville qui se débarrassait de ses dieux. » Minoré par l’auteur à l’époque des avant-gardes textuelles qui l’ont soutenu dans les années 1970 (il fut un temps proche de Philippe Sollers et de la revue Tel Quel), ce rapport au sacré place d’emblée l’œuvre sous le signe – bien plus que de Sade à qui on l’a souvent comparé – de Rimbaud affirmant que « le combat spirituel peut être aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul » (Une saison en enfer).

Valeur symbolique exceptionnelle

Artiste discret, méconnu du grand public mais doté d’une valeur symbolique exceptionnelle par un milieu littéraire qu’il ne fréquentait guère, Pierre Guyotat n’aura cessé en réalité de déployer ce « mystère [qui] ne peut s’exprimer dans une langue commune », comme il le disait dans Vivre (Denoël, 1984). En marge de son « œuvre en langue », selon ses mots, il s’en est expliqué dans plusieurs dialogues avec Jacques Henric, Marianne Alphant ou Donatien Grau, et dans quelques récits autobiographiques publiés dans une langue plus « normative » (disait-il encore).

Ces derniers lui ont valu de toucher un public élargi, de Coma (Mercure de France, 2006, prix Décembre, créé au théâtre de l’Odéon par Patrice Chéreau en2009) à d’Idiotie (Grasset, 2019, prix Médicis). Récit des années de fugue et d’Algérie – que l’on se reprochait, le lisant ébloui, de penser testamentaire –, Idiotie aura donc été, de fait, le dernier à paraître de son vivant. Il semblait qu’enfin s’y réconciliaient l’homme, né le 9janvier1940 à Bourg-Argental (Loire), et l’œuvre, née en Algérie en1962 (comme en témoignent ses Carnets de bord de l’époque, parus aux éditions Lignes en2005). Autoportrait du poète en adolescent miné par une capacité d’empathie hypertrophiée, pris d’incessantes visions rimbaldiennes, Idiotie raconte, en réalité, la genèse de Tombeau pour cinq cent mille soldats.

L’œuvre est donc close. Son univers fictif d’une splendeur cruelle et d’une cohérence extrême, qui a pu un temps se faire résolument hermétique mais qui s’était ouvert jusqu’au rire dans les derniers volumes, ne hantera plus le nôtre qu’à l’état des traces qui en demeurent – et l’on ne peut que s’interroger voire s’effrayer du devenir des milliers de créatures qui peuplaient l’appartement de Pierre Guyotat avant d’entrer dans cet univers parallèle en expansion incessante, doublure mythologique du nôtre mêlant l’humain et le non-humain (qu’il soit animal ou divin).

Traité d’économie libidinale

Depuis Progénitures (Gallimard, 2000), les livres s’engendraient les uns les autres, déployant en sous-main un véritable traité d’économie libidinale, et autant dire de sublimation : écrire, au sens fort que Guyotat donnait à ce mot, c’est se laisser « traverser par le réel » (Vivre), quand c’est le réel, et non pas la réalité commune, qui nous émeut, qui nous fait naître, vivre et mourir, qui nous gouverne sur le mode de l’instinct à travers cette formidable puissance sexuelle qui habite l’homme, sinon à son insu, du moins à son corps social défendant.

Les derniers grands cycles de fictions « en langue » resteront donc inachevés, ainsi d’Histoires de Samora Mâchel, sur lequel il travaillait depuis quatre décennies et que chacune de ses publications récentes annonçait dans les titres « à paraître ». Au sens propre, on peut dire des milliers de créatures qui habitaient ces fictions, et qu’il nommait « figures » plutôt que « personnages », qu’elles s’en trouvent orphelines : dans Par la main dans les enfers (Gallimard, 2016), Guyotat s’amusait à se mettre en scène en tant que démiurge : il y était le « moussou » (le monsieur) « qu’il nous met en gorge nos répliques », comme disait l’une d’elles.

Les plus fascinantes de ces figures sont celles des « putains » mâles ou femelles, pourvues d’un verbe « totalement libre – d’autant plus libre qu’il sort d’un corps qui n’a rien à perdre – qui, alors, est perdu », disait-il dans le lumineux Explications (Léo Scheer, 2000), volume d’entretiens avec Marianne Alphant dont l’on devrait rendre la lecture obligatoire à toute personne qui se pique d’écriture. Fort de l’autorité que lui conférait son œuvre et elle seule, il y proférait des vérités puissantes, d’ordinaire indicibles : « C’est l’usage publicitaire – au sens large et profond – des mots, qui corrompt la pensée. Quand on aura enfin compris ça, on aura compris beaucoup de choses. »

Accueillir la misère des hommes

Ses « putains », ajoutait Guyotat, sont « comme des figures angéliques, d’anges-musiciens de tous âges, sales et secoués par les accouplements : pas d’être, pas de nourriture de table ». Les putains ne cessaient de copuler et de parler, se prophétisant les uns les autres, et le processus était potentiellement infini, puisque c’est la descendance des figures de Progénitures qui habitait Joyeux animaux de la misère (Gallimard, 2014) et Par la main dans les enfers, dont le pluriel du titre disait bien qu’il ne s’agissait pas d’un enfer très catholique, qu’ils étaient ici plutôt grecs, c’est-à-dire moqueurs et mythologiques : les créatures qui s’y agitent ont l’exubérance et la puissance sexuelles des centaures.

Ces vastes fictions itératives forment en réalité dans le temps long de leur création une arche pour accueillir toute la misère des hommes. Comment auraient-elles pu envisager le mot « fin » ? Pierre Guyotat, dont la puissance d’observation dans la rue était aussi grande que sa capacité à matérialiser les visions sur la page, disait volontiers que chaque naissance d’un petit d’homme faisait entrer dans son œuvre un nouveau « putain » (le mot est souvent au masculin chez lui). Affirmer tranquillement une sentence aussi cruelle, c’était aussi dire la porosité des univers : celui qu’il habitait en fréquentant quelques amis avec une profonde gentillesse, une empathie immédiatement perceptible, et celui qu’il habitait au secret en véritable et tout-puissant maître du Verbe.

La misère des corps humains, sans doute en avait-il eu la prescience dès l’enfance, lorsqu’il accompagnait « en tacot » son père médecin en tournée dans les fermes de basse montagne autour de Bourg-Argental, après-guerre. Il l’avait affrontée d’une tout autre manière lors d’une longue fugue à Paris, à 19ans (encore mineur, à cette époque), peu après la mort de sa mère, dont le décès l’avait littéralement déboussolé.

L’Algérie, déterminante

Mais c’est en Algérie qu’il en a fait l’expérience la plus immédiate : incorporé en1960, il est emprisonné début 1962 par la sécurité militaire, accusé d’atteinte au moral de l’armée et de complicité de désertion. Il pense avoir agi par humanité, mais la plupart de ses camarades l’accusent de les avoir exposés à la mort. A la lisière du bien et du mal qu’il s’agira désormais de dépasser, l’expérience est déterminante. Elle hantera toute son œuvre, dès Tombeau… dédié à un oncle maternel, résistant « mort en1943 au camp de la mort d’Oranienburg-Sachsenhausen Brandebourg ».

Aussi traumatisantes qu’auront été ces expériences de jeunesse, aucune ne l’aura été autant que celle de la censure, qui l’a attaqué dans sa création et dans son corps, comme le raconte Coma, dont le titre renvoie à la réalité d’une hospitalisation en réanimation en1981, dans un état de dénutrition extrême. En réalité, nul ne sait ce que cette œuvre serait devenue si Eden, Eden, Eden n’avait pas été brutalement condamné à sa publication, en1970, malgré les préfaces « préventives » de Roland Barthes, Michel Leiris et Philippe Sollers. C’est peu de dire que Pierre Guyotat a vécu très mal cette mise sous séquestre de la meilleure part de lui-même, celle qui crée à la façon d’un Pierre Boulez plutôt que d’un romancier sociologue : « On m’a glacé l’encre », disait-il (Littérature interdite, Gallimard, 1972).

Il y aura réagi en créant dans les livres suivants une langue opaque et noire, imperméable à la bêtise et donc à la censure, réinventant pour ce faire la syntaxe, tronquant les mots, torturant ou profanant la langue maternelle dans les monolithes que sont Prostitution et Le Livre (Gallimard, 1975 et 1984), où le monde entier tournait à la scène prostitutionnelle. L’interdiction ne sera levée qu’en1981. Dès Progénitures, dont les versets aériens sont à lire d’un seul souffle, la langue a pu se clarifier à nouveau, et l’usage d’une « langue normative » lui redevenir possible à l’écrit.

Récusant le terme d’écrivain, revendiquant celui d’artiste, Pierre Guyotat avait sur la scène littéraire une dimension de totem, sinon de tabou. Il le savait, conscient d’être entré dans l’histoire littéraire à la façon d’un Lautréamont, l’auteur des Chants de Maldoror. Goûtant le plaisir d’être de plus en plus traduit malgré l’évidente difficulté du geste, il avait reçu plusieurs distinctions ces dernières années, dont le prix de la Bibliothèque nationale de France en2010, décerné pour l’ensemble de son œuvre. Il laisse des milliers d’orphelins et quelques amis cruellement stupéfaits.

Pierre Guyotat en quelques dates

9 janvier1940 Naissance à Bourg-Argental (Loire)

1962 par la sécurité militaire en Algérie

1967 « Tombeau pour cinq cent mille soldats » (Gallimard)

1970 Interdiction d’« Eden, Eden, Eden » (Gallimard)

2018 « Idiotie » (Grasset), prix Médicis

7février 2020 Mort à Paris

Pierre Guyotat et la musique

IRCAM Pierre Guyotat : « La littérature comme art total, tel a toujours été mon but »

Depuis quarante ans, l’écrivain réinvente la langue, la tord et la fait chanter. Une musicalité très présente dans son dernier livre , « Joyeux animaux de la misère », adaptée au théâtre pour l’ouverture de ManiFeste 2014.

Propos recueillis par Marie-Aude Roux
Le Monde 04 juin 2014 - Mis à jour le 19 août 2019

A 74 ans, l’écrivain Pierre Guyotat vient de s’accorder la suspension jubilatoire de Joyeux animaux de la misère, un livre sur fond de comédie (presque) humaine. Le festival ManiFeste lui consacre son ouverture les 11 et 12 juin : une mise en scène confiée à Stanislas Nordey sur fond de paysage électronique. L’œuvre est d’emblée signalée comme pouvant heurter la sensibilité de jeunes spectateurs. Tout comme Eden, Eden, Eden, publié en 1970 et interdit jusqu’en 1981, dont l’écrivain lira des extraits le 16 juin dans le cadre d’un hommage au philosophe Michel Foucault.

Cette première phase d’adaptation théâtrale de « Joyeux animaux de la misère » est-elle pour vous une recréation ?

Je suis très curieux du résultat, même si ce n’est pas la première fois qu’on veut mettre du son ou de la musique sur mes textes. Cette perspective, évoquée avec Frank Madlener, le directeur de l’Ircam, il y a deux ans, portait à l’origine sur un extrait de Géhenne (à paraître). Et puis est née, une nuit du printemps 2013, l’esquisse de Joyeux animaux de la misère, un texte caressant et drôle, plus « tac-au-tac ». De toute façon, la récréation continue, puisque j’ai déjà commencé le tome 2 de Joyaux animaux de la misère.

Vous êtes un mélomane de très longue date. Comment se fait-il que vous ne soyez pas devenu musicien ?

J’avais des dispositions vocales et de l’oreille. Enfant, j’ai fait un peu de piano, j’ai eu une petite flûte à 9ans, chanté la liturgie catholique à la messe dans les offices au collège, quelquefois en soliste. J’aimais aussi diriger en cachette. Je ne suis pas devenu musicien pour une raison de confort. La langue, on l’apprenait à l’école : à 14 ans, je voulais écrire tout de suite, et dans le même temps gagner ma vie. Je savais que la poésie, c’était aussi de la musique, de la peinture, etc. La littérature comme art total, tel a toujours été mon but.

C’est pourtant un musicien, Robert Schumann, qui a cristallisé votre vocation d’écrivain…

L’œuvre et la vie de Schumann (1810-1856) ont été un modèle pour l’adolescent que j’étais, qui ne connaissait ni la mort ni la folie mais en éprouvait la fascination. J’ai été instruit de façon charnelle par le passé concentrationnaire de ma famille, dont ma mère perpétuait le présent. Quand j’ai entendu le « scherzo » de la Première Symphonie, « Le Printemps », j’ai eu un choc, la révélation que le motif était comme un geste, un rebondissement, un bond en avant dans la joie.Si Schumann m’a en quelque sorte « reconnu » comme artiste, c’est le Debussy de Reflets dans l’eau, la première des Images pour piano, qui m’a retourné artistiquement : j’ai eu la révélation que la musique était du son, avant d’être une expression.

Vos premiers livres ont été écrits dans l’écoute de la musique...

Bouleversé par L’Oiseau de feu de Stravinsky, j’ai écrit adolescent des poésies en couleurs. Eden, Eden, Eden a été composé en 1969 dans le souffle contemporain de Stimmung, de Karlheinz Stockhausen. Je suis naturellement plus attiré par la lumière. Tout me touche dans Bach, mais je me sens plus proche de L’Offrande musicale et de sa jubilation combinatoire que de L’Art de la fugue, où je sens une lassitude infinie. J’écris moi-même jubilatoirement à partir d’un postulat tragique.

Vous avez pensé à un corollaire entre la révolution atonale du compositeur autrichien Arnold Schoenberg et votre propre recherche d’écriture…

La musique suit l’Histoire. S’il y en a un qui a préfiguré, fait chanter, fait « musiquer » l’épouvante qui venait, c’est bien Schoenberg ! Le thème affirmatif final de la Kammersymphonie, op. 9, par exemple, presque beethovénien, est une sorte de raidissement devant ce qu’il pressent. C’était avant 1914. J’avais 11ans à la mort de celui qui a voulu la fin de la tonalité. Il savait que, quand on touche à quelque chose, même de manière infime, on touche le tout et tout doit alors changer. Schoenberg a voulu autre chose que le beau, il a voulu ce qui hante tout artiste : le nouveau.

Vous dites que, dans votre langue, le son porte le sens ?

C’est une idée simple à comprendre, que j’ai développée dans Explications. Je suis un artiste du mot. Les mots s’usent. Dans mes textes « en-langue », comme Progénitures, je taille tout ce qui n’est pas sensible à l’audition. C’est un ensemble de langages parlés et d’écrits lus retravaillé par une oreille et une gorge de musicien. Les tournures populaires que j’utilise dans Joyeux animaux de la misère passent par moi qui ai fait mes humanités, pratiqué l’anglais, fait de la musique, entendu l’allemand travaillé par des musiciens comme Wagner.

Votre œuvre pénètre pour la première fois à l’Ircam, fondé par Pierre Boulez. Quel compagnonnage avez-vous eu avec ce compositeur ?

Quantité de petites âmes lui font aujourd’hui des reproches d’une grande ingratitude. Mais c’était une époque où il fallait « tuer » pour créer. Nous pensions l’art comme une émanation de l’Histoire, comme une histoire tout court aussi intraitable que l’Histoire. L’avant-garde, je l’ai beaucoup suscitée et cela continue. A 16ans, en 1956, j’ai envoyé des poèmes à René Char, qui m’a répondu au dos d’un carton d’invitation pour Soleil des eaux [que Pierre Boulez a composé d’après l’oeuvre du poète]. Boulez et moi sommes aussi originaires de la même région, la Loire –lui du nord, moi du sud–, et portons le même prénom.

Avez-vous toujours la même appétence pour la musiqueaujourd’hui ?

Dans les années 1960 et 1970, j’écoutais Stockhausen, Boulez, mais aussi György Ligeti, Luigi Nono, Jean-Pierre Guézec, Jean Barraqué… Ces musiques m’étaient naturellement accessibles. J’en ressens maintenant les aspérités, parce que j’ai écouté beaucoup de musique baroque, qui installe un confort d’écoute. Mais je me sens toujours plus proche des polyphonies de la Renaissance et de la musique du XXe siècle. C’est une musique sans « moi ». Je pense très souvent aux musiciens d’aujourd’hui ; j’écoute leur musique tant que je peux. On se prépare à un âge artistique très inconfortable. L’art peut disparaître dans la multiplication des supports technologiques, l’abolition de la distance, donc du temps. L’art est né dans la peur, donc dans la prière, qui n’est pas une allégeance à Dieu mais un retour d’émotion sur l’être qu’on est, pour se rassurer soi-même, et collectivement si possible.

Propos recueillis par Marie-Aude Roux

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