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Lionel Dax, Vies à Venise

Les carnets de l’auteur de Liberté de Tintoret

D 31 janvier 2020     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



En 2018, Lionel Dax publiait Liberté de Tintoret. Un an et demi après, il publie Vies à Venise, les notes prises jour après jour alors qu’il écrivait son essai sur le peintre vénitien. Qu’est-ce qui distingue Lionel Dax d’un classique historien de l’art (historien de l’art que Dax est aussi) ? Le fait qu’il a une vie — des vies — et qu’il est aussi écrivain. Debord disait : « Pour savoir écrire, il faut avoir lu et, pour savoir lire, il faut savoir vivre ». La preuve.


Auguste Renoir, Vue de Venise (Le Palais des Doges), 1881.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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C’est durant deux mois d’été passés respectivement en juillet 2009 et en juillet 2011 que j’ai écrit l’essentiel de mon essai : Liberté de Tintoret publié en mars 2018 aux Éditions Ironie. Pendant que je lisais des livres à la bibliothèque, que je visitais les églises, que j’écrivais cet essai, je tenais également un journal de ma vie à Venise. Il m’a semblé que ce journal trouvait sa place tel un écho sensible à l’écriture du livre, et proposait une véritable conversation avec Tintoret.

Pas un jour sans voir un Tintoret, sans lire des livres ou des articles sur lui, sans penser à ses tableaux. Mes visites, mes rencontres fortuites ou voulues semblaient être guidées par ce dialogue vivant avec le peintre comme s’il était là, présent à chaque pas. C’est cette conversation contemporaine que je livre ici et qui se veut une autre vision de son œuvre et une autre vision de Venise. J’ai connu durant ces deux étés des vies formidables.

Je joins également à ces carnets les notes furtives de mon premier voyage en février 1995 où je découvrais pour la première les multiples beautés de cette ville, et d’autres textes liés à Tintoret et à Venise.

Lionel Dax

TABLE

Tintoret vivant

Été 2009
Été 2011

Tintoret à Rome
Tintoret et Manet à Venise
Venise aller retour

Annexe I : Liste des œuvres de Tintoret à Venise
Annexe II : Notes à Venise
Annexe III : Jardins des conversations
Annexe IV : Soirée vénitienne

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On peut trouver le livre à Paris :
Librairie Tchann, 125 boulevard du Montparnasse Paris VIe
La librairie italienne Tour de Babel, 10, rue du Roi de Sicile 75004 Paris

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Des extraits de Vies à Venise ont été publiés dans diverses revues (L’Infini 121, Jardin n°1, Ironie 144, 191 et 194).

ÉTÉ 2011. Voici le texte publié dans L’Infini 121 (Hiver 2012), p. 91-105. La version du livre est plus développée. Je choisis cet extrait car il comporte des analyses qui répondent aux textes de Sartre que j’ai exhumés dans Sartre, Venise et le Tintoret il y a trois ans, ou aux assertions antivénitiennes de Régis Debray. Je l’ai illustré — en contrepoint — de certaines photographies (de la Biennale notamment — que Dax n’apprécie guère) que j’ai prises à Venise où j’ai séjourné, moi aussi, en 2011 (mais en juin) et les années qui suivirent, en général à la fin du printemps ou au début de l’été, quand les touristes ou la chaleur ne sont pas trop accablants. « Venise, une ville éternelle qui nous est chère » comme me l’écrit Lionel Dax dans son amicale dédicace.

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CONVERSATION AVEC TINTORET
Journal de Venise — Juillet 2011
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« Quivi si vive e gode del tesoro / Ici on vit et on jouit du trésor »
Dante — Le Paradis (Chant XXIII, v. 133)

À nouveau Venise, matin soleil franc, la ville s’ouvre. Même appartement qu’il y a deux ans. Le temps reste, le temps m’attend, je suis là devant la porte verte, maintenant ouverte, calle delle Vele. Les voiles, s’installer et partir, reprendre corps avec la ville. Après une balade dans le quartier, je prends la ligne 2 pour le Lido. Bain, baigneuses, statue de sel et de bronze au soleil, les corps s’offrent. L’intime s’effrite, des regards insistent, l’été est bien là.

Il y a une beauté constante ici. On a la nette impression, du fait que la ville est magnifique, que les femmes se font belles pour avoir l’occasion de fouler la beauté avec légèreté et assurance. Venise ne supporte pas la laideur. Donc cette ville me ressemble.

Il y a deux ans, il y avait une actualité Tintoret, exposition à Boston qui allait ouvrir à Paris en octobre 2009 : « Rivalités à Venise : Titien, Véronèse, Tintoret », exposition construite sur un malentendu, toujours le même : celui de la rivalité des génies. Il n’y a pas de rivalité. C’est bien la volonté du spectacle de créer des rings pour que les spectateurs comparent et jugent. Misère des jugements des spécialistes de l’opinion publique qui se rejoignent souvent. Pseudo rivalités mises en pâture par le Louvre lui-même. Le catalogue est un tissu de dissertations universitaires sur des thèmes, qui n’entrent pas dans la problématique et le titre de l’exposition.

Il y a un an, paraissait la première tentative française d’un catalogue raisonné de Tintoret dans une édition de luxe, écrit par Guillaume C. que j’avais rencontré durant un cocktail à Venise en juillet 2009. Là encore, malentendu constant. Voulant rendre hommage à son sujet, l’historien d’art ne cesse dans le début de sa monographie de le dévaloriser à la lueur des vieilles critiques, de confirmer également les analyses selon lui « visionnaires » de Sartre.

Donc, Tintoret est de plus en plus d’actualité. Tout le monde le connaît, l’admire, mais toujours rien de nouveau. Le même sermon noir. L’actualité de Tintoret se vérifie par le fait qu’il est l’invité d’honneur de la Biennale d’art contemporain de Venise 2011 dans l’exposition : « ILLUMlnations ». Référence explicite à Rimbaud, Walter Benjamin, et aux différentes nations présentes pour l’événement. Pourquoi dans ce contexte choisir Tintoret pour effectuer la jonction entre l’ancien et le contemporain ? N’est-ce pas là le symptôme à nouveau d’une incompréhension ?

Venise est une ville extraordinaire. Le soir, dans le bar Timon, un homme, un ténor, est entouré de six jeunes femmes admiratives. Il se met à chanter des airs d’opéra mêlés à des chants de gondolier. Le chant est sensuel, drague vibrée des cordes vocales et le bon rire du satyre heureux.

Les créneaux en V de l’Arsenal, vol de mouettes.

En visitant l’église des Gesuiti, fondamente nuove, impression étrange que l’ap­pareil est de plus en plus présent dans le dispositif catholique. Une radio, un disque enregistré, dit la messe de dix-sept heures. Deux ou trois égarés se mettent en prière. La parole sans le corps. Le prêtre prête sa voix pour l’appareil reproductible, mystère de la présence gui s’estompe. Drôle de messe.


Tintoret, L’assomption de la Vierge, 1554-1555.
Église des Gesuiti. Photo A.G., 6 juin 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Je m’arrête au Santo Bevitore. Une belle brune robe noire et une belle blonde en robe bleue apparaissent sur la scène au bord d’un canal calme. Agitation, anniver­saire, soirée improvisée ? Alessia et Barbara.

Lectures au lit avec la montée du jour. Rimbaud et un passage des Illuminations qui convient parfaitement aux œuvres de Tintoret :

« Ô ses souffles, ses têtes, ses courses :
la terrible célérité de la perfection des formes et de l’action !
Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers !
Son corps ! le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !
sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.
Son jour ! l’abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes
dans la musique plus intense. »

Départ pour la Biennale d’art contemporain, l’Arsenal d’abord, vastes entrepôts. Venise toujours plus belle, le reste est insignifiant, gadget ridicule, installations ludiques et crues, vacuité au fond. Aucune pensée profonde, peu de beauté. Tous ces artistes du jour pensent que Venise est un beau décor pour montrer leurs œuvres. Mais en réalité, c’est l’inverse. Venise est une œuvre vivante, éternelle, et leurs œuvres contemporaines exposées sont les décors à la mode, pauvres et tristes. Demain, il y en aura d’autres, scénographies éphémères du vide et de la déprime mondiale. Et dans l’ère de la mondialisation, ce découpage par nation devient presque absurde. La Chine a obtenu de la Biennale la salle où se trouvent les gigan­tesques bidons et réserves d’essence. L’un des plus grands pays dans un placard industriel incommode pour montrer des œuvres. Volonté vieille de faire régner les pays européens au passé colonial dans les pavillons mussoliniens des Giardini.

Lu dans le supplément d’Art Press de l’été consacré à la Biennale, l’interview de Bice Curiger qui est l’organisatrice de l’exposition « ILLUMInations ». Elle dit après des platitudes coutumières : « Mon idée, encore, a été de travailler à abolir la frontière entre la Biennale d’une part, le "maintenant", et d’autre part, ce qui est dehors, à Venise même, l’Histoire et ses incroyables strates dans ce lieu spectaculaire. Cela m’a "convoquée", en m’invitant à intégrer quelque chose de l’histoire de la cité dans la Biennale. Le Tinto­ret, c’est la lumière mais aussi comment la lumière est représentée. L’immatérialité, la fulgurance, l’épiphanie. Cette insertion d’une peinture historique peut être interprétée aussi comme un acte de provocation en regard de l’art contemporain souvent si autoré­flexif, trop peu tourné vers le monde et sa configuration historique ».
Oui Dehors. Voir ce Dehors qui est en fait le Dedans éternisée. Éviter le faux Dedans, le Dedans macabre de l’art contemporain d’aujourd’hui qui n’est pas le « maintenant ». Tintoret est le maintenant.

Bice Curiger a choisi pour la Biennale de Venise de 2011 de présenter pour la première fois dans l’exposition collective « ILLUMInations » des œuvres classiques ; car elle a choisi de montrer trois œuvres de Tintoret présenté comme un « peintre de la lumière ». Ce choix est bien évidemment un malentendu. Dans son catalogue, les vieilles litanies sur Tintoret sont reprises sans distance critique. Les œuvres apparaissent comme des beaux cheveux dans la soupe contemporaine [1].

Interdiction de photographier les trois Tintoret. Par contre possibilité de photographier autant qu’on le souhaite les œuvres contemporaines. Le sublime échappe à la photographie. Tintoret sacré par cette trinité étrange, mal choisie, nourrie par un manque assuré de connaissance sur le sujet. Les tableaux n’ont pas de lien apparent. Ils sont là pour provoquer au cœur du monde contemporain tous les artistes d’aujourd’hui qui ont délibérément choisi de laisser de côté toute une histoire de la peinture, pensant que le moderne doit essentiellement naître du moderne.
Dans le catalogue de la Biennale, il y a une retranscription d’une table ronde surréaliste en vue de préparer l’exposition « ILLUMInations » qui a eu lieu à Berlin dans une salle de l’ambassade Suisse le 7 janvier 2011 : « Jacopo Tintoretto (1518 1594) — A Discussion from a Contemporary Perspective » avec Bice Curiger (commissaire de l’exposition), Caroline Bohlmann (critique d’art), Diedrich Diederichsen (critique d’art adepte de la pop philosophie), et Corinne Wasmuth, (artiste peintre). Que nous propose cette « Perspective Contemporaine » ?
Première réponse : Tintoret est un « outsider ». « Véronèse et Titien sont radicalement des peintres plus sophistiqués. » Cette table ronde véhicule tous les clichés sur Tintoret à travers le temps : sa théâtralité, sa lumière et ses ombres, sa vitesse d’exécution, sa stratégie commerciale ... Et puis Corinne Wasmuth lâche le mor­ceau : « Les compositions spatiales du Tintoret me rappellent les espaces virtuels des jeux vidéo. »
À la question : Pourquoi Tintoret vous intéresse ? Bice Curiger répond à Il Gior­nale dell’Arte paru le 24 mai 2011, « Veni, Vidi, Bice » : pour« son anti-classicisme, la démolition d’un ordre statique, la perte de l’harmonie ». Quelle perspective !


Installation de Christian Boltanski
Photo A.G., 28 juin 2011.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Au final, peu de pavillons intéressants. Obsession partout de la machinerie, de l’appareil, de l’industrialisation, de la canalisation, le pavillon turc et celui d’Israël, l’église morbide et nazie de l’Allemagne, le taudis anglais, le comptage des nais­sances et des morts de Boltanski avec ses visages d’horreur, chance laide et fortune mortifère. Machine à sous derrière les visages. Il rejoint sans s’en rendre compte le pavillon américain qui tente de renouer avec un cynisme galvaudé et raté.


Installation de Christian Boltanski
Photo A.G., 28 juin 2011.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Une performance a lieu. Un char américain retourné, à la place des chenilles, un tapis électronique de gym se met en branle. Bruit infernal. Dessus, une joggeuse, sportive et laide, se montre telle une athlète de la guerre, une femme soldat. Les États-Unis mêlent le sport individuel à la guerre. Je repense alors à la folie juste d’Artaud et sa prédication de voyant au début de Pour en finir avec le jugement de Dieu écrit en 1947. L’exposition s’appelle « Gloria ». Dans le pavillon trône un orgue électronique dans lequel est inclus un distributeur de billets. L’orgue se met à émettre des sons et non pas de la musique lorsqu’un spectateur introduit sa carte bancaire pour retirer réellement de l’argent. « In God they Trust » / « In Art we Trust » : Au fond, mauvaise musique, condensation de la misère, orgue protestant du capitalisme.

Promenade le long des fondamente nuove jusqu’à l’église San Francesco della Vigna. Cloître heureux, seul avec les fleurs. Et puis la Résurrection de Véronèse, cercle de lumière peinte répondant au cercle de lumière ensoleillée au-dessus. Trouée vivante du Christ. Un des soldats brandit sa lance pour répéter le geste du bourreau, pour tuer à nouveau. Mais le cercle de lumière est la meilleure des défenses. Poursuite de la promenade vers via Garibaldi, les Giardini et !’Arsenal. Bateau pour le Lido.


Véronèse, La Résurrection du Christ.
Église San Francesco. Photo A.G., 11 juin 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Traghetto Santa Sofia. Équilibre vénitien fait de souplesse et de fermeté. Sentir l’eau sous ses pieds. Arrivée légère sur la place du marché. Une visite à San Cassiano et au triangle de l’envol du chœur pensé par Tintoret. Pas de doute, il nous aspire vers le haut. Dans la Descente aux Limbes du Christ, Ève est clairement mise en lumière par rapport à Adam. Tintoret évoque là d’autres situations. On pense au Noli me Tangere avec Madeleine. Seulement là, Jésus ressuscité vient chercher Ève, la beauté, Vénus sortie des Enfers. C’est elle qu’il vient délivrer, réparer du péché ori­ginel. Il lui tend la main, Adam est dans l’ombre au second plan des priorités. Puis café campo Santa Maria Mater Domini, place ravissante, au bar Da Fiore : le bar des fleurs. Écritures. Trouver le rythme, son rythme, en accord avec la ville. C’est une belle recherche du temps présent, agrémentée de hasard, de jeu, de temps donné aux surprises. Marcher, écrire, marcher ...

Longue balade le long des Zattere jusqu’à la Dogana. Juste avant le pont dell’Umilità, le restaurant Linea d’Ombra. Photographie couleur de Debord sur le rebord de la terrasse flottante, se cachant derrière une bouteille de vin.
Cette photographie de Debord apparaît pour la première fois dans un film réalisé par Emmanuel Descombes et Philippe Sollers en 1999, diffusé en 2000 pour la série « Un siècle d’écrivain » : Guy Debord : « une étrange guerre ». Sollers en voix off :
« Une des très rares photos de Guy Debord est prise sur un ponton en face de San Giorgio à Venise. Il se penche comme pour éviter le coup de feu de l’appareil. Il est là et pas là, jamais là où on voudrait qu’il soit ». Vient ensuite un air vif de Vivaldi chanté par Cecilia Bartoli sur fond d’images de Seine autour de la pointe du Vert­ Calant.


Au bout de la pointe de la Dogana [2]
Photo A.G., 28 juin 2011.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Au bout de la pointe de la Dogana, la crispation absurde et spectaculaire de ce garçon nu statue portant une grenouille, accompagné de son garde du corps, un policier italien en tenue et arme de poing. Ce ballet du policier autour de cette hor­reur blanche et des touristes prenant des photos à répétition est une façon de nier, de ridiculiser la fonction symbolique de la Dogana. La laideur est un virus puissant que semble transmettre à grand frais aujourd’hui l’art content pour rien.

T. m’a raconté une anecdote arrivée à une de ses amies qui s’était perdue dans Venise près de San Francesco della Vigna. Elle rencontre un vieil homme qui appa­remment habite dans ce quartier et lui demande son chemin. Le vieux vénitien lui dit qu’il ne sait pas où elle veut aller, que « Venise, c’est comme une langue étrangère ; si on ne la pratique pas, on l’oublie. » J’aime pratiquer Venise.

Ces jours-ci la chaleur lourde et moite envahit la ville et les corps. Les gouttes de sueur coulent sur les tempes, le front, sur le dos. Les chemisiers, les chemises, les habits sont trempés. Les Vénitiens imperturbables s’habillent en costume, très chics. Le climat n’atteint pas leur élégance. Ils se démarquent alors clairement des accoutrements des touristes, shorts, tee-shirts, baskets. Ce soir dîner sur un ponton sur les Zattere. Devant, l’église du Redentore, dorée par le soleil du soir. La nuit au Santo Bevitore, un café à l’écart, un havre de jeu.

Nouveau titre pour le livre : Tintoretto, la Luce di Venezia, Tintoret, la lumière de Venise. Éros chez Tintoret passe par la figure des femmes, les Vénus, les Marie, les saintes, les musiciennes nues.

Détester Venise et aimer Tintoret : il y a là un contresens, une logique absurde, une contorsion hystérique. Or les écrivains romantiques et les philosophes du XXe siècle ont jugé les œuvres de Tintoret comme une preuve de la décrépitude de la ville. Pour eux, Tintoret est le champion de cette ville malade : le « paludisme de cette ruine romantique » de Barrès, la « peste » de Sartre, le« choléra » de Debray.

Maintenant, débarrassons-nous une bonne fois pour toutes des propos infondés sur le peintre qui cachent en réalité une haine de Venise. Comme le dit Voltaire dans une lettre à d’Alembert, le 4 juin 1767 : « Il faut bien qu’il y ait des crapauds ! Il n’empêche pas les rossignols de chanter. »

* En premier, Barrès dans Mort de Venise écrit en 1916 qui voit Venise déjà comme une ville en décomposition, mythe fondateur des ligues mélancoliques à travers les âges :
« Voici le palais délabré où vécut vingt années et mourut le titan Tintoret, auteur de cette Crucifixion (à la Scuola San Rocco) dont je m’étonne que les innom­brables personnages, si furieux de vie, aient pu tenir en même temps dans un cer­veau. Je regarde les balcons croulants d’où cet homme, lourd d’une œuvre qui déconcerte notre expérience des forces humaines, a puisé dans les pompes du levant et du couchant son incomparable tragique. C’était un dur vieillard, et qui devint farouche quand il perdit sa fille Maria, avec qui sa coutume était d’emplir de beaux concerts cette heureuse maison. » Il continue : « Cette ville m’a toujours donné la fièvre. »

Barrès ne se sentait pas bien et, on le sait, la fièvre altère la vision des choses. Il n’a donc pas vu les Tintoret sous un beau jour, au soleil. Lisons ces lignes amères en regardant cette photographie de 1916, de deux êtres très fatigués au bord du Grand Canal, les coudes appuyés sur une rambarde, Monsieur Barrès et Monsieur D’Annunzio en train de poser en bons saturniens.

* En second, Sartre, d’abord dans le Séquestré de Venise. Il s’agit d’un grand aveuglement et sur l’homme et sur les œuvres. Ça commence d’ailleurs ainsi : « Rien. Cette vie s’est engloutie. » Et ça continue : « La Cité des Doges nous fait savoir qu’elle a pris en grippe le plus célèbre de ses fils. Cette inflexible haine a l’inconsistance du sable. »
Haine de Venise et de son luxe, de son calme, de sa volupté.
« Le malheureux aime au désespoir une ville qui désespère et qui n’en veut pas convenir : cet amour fait horreur à l’objet aimé. Sur le passage du Tintoret, on s’écarte : il sent la mort. C’est parfaitement exact. Mais qu’est-ce qu’elles sentent d’autre les maisons roses aux caves inondées, aux murs zébrés par la course horizon­tale des rats ? Qu’est-ce qu’ils sentent, les canaux croupis avec leurs cressons de pis­sotière et ces moules grises, dans la gangue sous les quais d’un infâme mastic ? [...]
Tintoret a mené le deuil de Venise et d’un monde ».
J’arrête là. Tout est faux. Miroir de Sartre. Venise a cette étrange capacité à ren­voyer à ses visiteurs leur être véritable. Pour Sartre, c’est le Néant. Pour Tintoret, c’est le Temps.

Debord reviendra sur le texte de Sartre en le détournant de son caractère moral.
C’est Boris Donné, dans Pour Mémoires, qui relève ce détournement en 2004 :
« Dans la troisième partie de Mémoires, un détournement rend tout de même à Sartre une sorte d’hommage invisible : il s’agit d’un fragment minuscule qui évoque « le plein emploi de soi-même » auquel on parvient par cette transformation raisonnée des moments de la vie. L’emprunt est quasi indécelable : Debord a prélevé ces quelques mots dans un texte mineur, une étude sur le Tintoret parue dans les Temps modernes au moment où il composait son livre ; et il renverse même ironiquement la signification de la formule. Sartre l’employait négativement, en un sens quantitatif et rigoureusement marxiste, pour décrire le peintre vénitien mobilisant la totalité de son existence au service d’une activité productive marchande ; détaché de son contexte, elle apparaît plutôt investie dans Mémoires d’une valeur qualitative, signifiant la plénitude d’une vie déterminée en toutes conscience et liberté comme une succession de situations construites. »

Sartre, dans ce texte qui est loin d’être mineur, paru en novembre 1957, et repris dans Situation IV (1964), écrit à propos de Tintoret : « Voyez plutôt où cet emportement va le mener. D’abord à cette violence diligence et presque sadique que j’appel­lerai le plein emploi de soi-même. » Debord détourne Sartre et se met à la place du peintre vénitien. Il valorise cette formule : « le plein emploi de soi-même ». Tintoret pré-situationniste à Venise. L’idée intuitive est belle.
On le sait, Debord a toujours été attiré par Venise. Il s’y rend régulièrement jusqu’à la fin de sa vie de façon clandestine. Peut-être voyait-il dans cette ville un exemple parfait de ville ludique et labyrinthique où la dérive pouvait être passionnante ? Après Paris et Londres, Debord souhaitait une carte psychogéographique faite par l’un des membres de l’Internationale Situationniste, Ralph Rumney. Ce dernier préféra en bon aventurier privilégier une histoire d’amour avec la fille de Peggy Guggenheim plutôt qu’écrire des comptes rendus de dérive.

* Dans le second opus de Sartre sur Tintoret, l’auteur entre plus dans la logique des images. Saint Marc et son double, texte inachevé, trouvé dans les papiers du philosophe à sa mort en 1981 s’ouvre sur une analyse de haut vol du Miracle de l’esclave qu’il serait aujourd’hui utile de republier dans son intégralité [3]. Un livre existe bien, mais il est en italien, publié en 2006 : Tintoretto o il Sequestrato di Venezia, Édition Christian Marinotti, traduction de Fabrizio Scanzio.
Sartre prend alors son temps. Il s’arrête sur Tintoret. On peut supposer que Sartre a eu tout au long de sa vie le désir de penser à partir de la peinture et de s’attarder sur son peintre fétiche Tintoret en qui déjà il avait vu un « double » de lui. C’est dans ce miroir trouble d’abord que Sartre jette son dévolu sur Tintoret, « l’ouvrier », le mal famé. Dans Saint Marc et son double, Sartre construit des concepts tirés de sa vision très personnelle. Il est plus précis. Il encre dans les couleurs, dans la composi­tion, virevolte ; il retrouve la vitesse du peintre. Il jouit de sa vision.
Après s’être attaqué aux figures de Baudelaire, de Genet, de Mallarmé et de Flaubert, Sartre choisit Tintoret pour la peinture. Sartre se rend régulièrement à Venise de 1956 à 1958 où il s’attache aux œuvres de Tintoret. C’est le point d’an­crage. Pour ma part, ce point s’est ouvert lors d’un voyage à Venise en 1991. J’avais vingt-deux ans. Désir de voir tous ses tableaux. Mais Tintoret n’était pas le seul, je courais d’un Véronèse à un Titien, d’un Titien à un Tintoret. Venise était un jeu heureux avec la peinture du XVIe siècle.
Sartre avait donc l’intention d’inaugurer avec Tintoret son « esthétique » pictu­rale. Ce dernier texte, très inspiré, a des formules et des tournures de phrases enle­vées, surtout dans l’analyse du Miracle de l’esclave :
« Jacopo pensait concilier les exigences du temporel et celle de la spiritualité ; il était fondé à croire qu’on lui saurait gré de sa délicatesse. Il comptait plaire aussi par un optimisme affiché, par son souci de faire régner la concorde, d’assurer les liaisons de chacun avec tous. Il découvre partout des affinités, équilibre le cadi et son arbre par un homme penché, sur fond de colonnes, contraint l’orteil sacré, là­-haut, à s’inscrire au milieu d’un arc-en-ciel dont les extrémités reposent sur le crâne chauve du potentat et sur le turban de son vis-à-vis, incurve les têtes de la foule de manière à former un deuxième arc de cercle concentrique au premier, oriente le corps glorieux du céleste nageur parallèlement à celui du condamné et plante, du même coup, au beau milieu du tableau, une massive colonne invisible, axe et pivot tout ensemble, dont l’esclave constitue le socle et Saint Marc le chapiteau ; ce n’est pas tout : Jacopo veut compenser cette solidification de l’air et de l’ombre, il peint un jaillissement oblique et qui fuit, un athlète qui montre au juge le marteau mira­culé. »
Mais quand il parle de l’esclave, ce sont toutes les grèves des usines Renault qui remontent, le jaillissement oblique du marteau miraculé, le retour du social :
« Enfin, couché de tout son long, écrasé par tout cet appareil social, le martyr manqué : chrétien peut-être mais d’abord esclave ; c’est une luciole. Il manifeste ses vertus et sa terreur par de la lumière. Il faut dire que Venise ne dédaignait pas la main-d’œuvre servile : on peut y voir, aujourd’hui encore, de beaux nègres éreintés qui portent des tombeaux de marbre sur leurs échines. » Drôle de vision, si peu vénitienne !

Ensuite, Sartre développe ses idées, ses concepts pour comprendre en quoi cette peinture de Tintoret est unique et révolutionnaire à ses yeux. Seulement, dans les réflexions qui en découlent, le malentendu continue.
Il commence par évoquer la « laideur » des peintures de Tintoret. C’est cette laideur qui casse la « beauté » fade des autres peintres vénitiens et qui fait de Tintoret un paria. Cette « laideur est l’ordre inflexible de notre matérialité. » En effet, Sartre associe cette « laideur », qu’il voit peut-être d’après la sienne, à un intérêt marqué pour la matière, pour la matérialité, la pâte picturale de Tintoret. Pour lui, Tintoret est le peintre par excellence : « Cézanne l’appelait "le Peintre" : voilà ce qu’il est. Tout entier. Tout le temps. Quoi qu’il fasse. Ses pensées sont des tableaux. » Et ses peintures ne sont pas seulement faites pour les yeux mais également pour le tou­cher, pour initier un corps à corps entre le tableau et son voyant, d’où aussi le goût de Tintoret pour la sculpture. Sartre reprend l’idée de la « fonction haptique du regard » initiée par l’historien d’art autrichien Aloïs Riegl au XIXe siècle. Ce concept de vision haptique vient critiquer la lecture absolutiste du sens de la vision. On peut voir par d’autres sens, par le toucher, par l’oreille, par le goût. Le sens du tou­cher s’éveille lorsque le voyant s’approche des œuvres. Les valeurs tactiles, la maté­rialité du tableau, évoque une vision rapprochée du tableau. On voit alors apparaître les traces du pinceau, les masses de couleur, on devine les gestes du peintre, son corps en mouvement, sa danse. Pour Sartre, l’avantage du toucher, c’est le matérialisme, c’est l’espace concret de la peinture, sa communication directe. The medium is the message.
Pour nous faire ressentir cette « matérialité » des corps, c’est la grande idée de Sartre, Tintoret devient « le malappris qui leur donne à voir la pesanteur ». Après la laideur associée à la matière, le pessimisme de Tintoret est lié à la mise en scène de la « pesanteur ». Que voit-il dans tous les tableaux du peintre : « Une décharge de pesanteur ». « Comme si le Saint pesait au-delà de son corps même, ravageant les choses, écrasant les hommes. Car il les écrase : c’est visible. »
Pourquoi une telle « décharge » Monsieur Sartre ?
« Jacopo a la religion triste : des éboulis, voilà ce qu’il nous fait voir tout au long de son œuvre. »
On aurait envie de répondre à Sartre par cette saillie de Voltaire : « Il y a des choses qui affligent. Cependant, il faut vivre gaiement. » (Voltaire à d’Alembert, lettre du 2 août 1767).
De mon côté, « Au lieu de me plaindre de ce que la rose a des épines, je me félicite de ce que l’épine est surmontée de roses. » (Joubert)

* Vers la fin du XXe siècle, Régis Debray en remet une couche dans un texte écrit en 1986, Tintoret ou le sentiment panique de la vie :
« Un vertige noir, là-bas, au fond de l’église à droite, rectangle de détresse 2,80 par 1,60. San Giorgio est vaste. Je lui tourne le dos, il m’aspire à distance comme un aimant au fond de la nuit. Je voudrais m’évader, je musarde, fait le distrait. En vain. L’œil revient au bord du gouffre, le vertige s’élargit en introspection. C’est au fond de moi-même que je glisse, tombe à corps perdu et à la fin, au fin fond de cette mise au tombeau. [...] Métaphores ? Bavardages ? Exorcisme ? Non : tableau cli­nique. »
Tout est dit dans ce charabia délirant et morbide. Mauvaise messe des morts.

Dès le départ, il raccorde Tintoret au cinéma :
« On sait que le Tintoret est l’inventeur du septième art [...] La caméra au ras du sol, la contre-plongée comme procédé dramatique, l’objectif 18,5 et les grands angulaires, la fuite des plafonds, la lumière rasante, le désaxement, la profondeur de champ, le plan-séquence, tout cela a surgi de la lagune dans la seconde moitié du XVIe siècle et l’accueil a été plutôt froid. L’innovation fit même scandale auprès de la critique qui lui préféra la pompe statique et bienséante des metteurs en scène de théâtre comme Titien et Véronèse. »
Quand on ne sait pas parler peinture, on parle cinéma ou théâtre. On trouve ce rapprochement également chez Élie Faure, dans son livre, Fonction du cinéma paru en 1953 lorsqu’il évoque dans son premier chapitre « La prescience du Tintoret » :
« Tintoret ne disposant que de moyens immobiles, ébauche, trois cents ans avant le cinéma, la symphonie visible que nous attendons de lui. »
Debray récidive en 1995 dans son pamphlet Contre Venise où les choses sont plus explicites :
« J’ai rêvé quelquefois non de la mort à Venise mais d’une Venise bien morte où ne se dresseraient plus, dominant coupoles, clochetons et lanterneaux effondrés, que les frontons triangulaires de la Scuola Grande di San Rocco. »
Il s’ensuit une critique de l’art de Véronèse, notamment Le Repas chez Lévi qui est comparé à du cinéma hollywoodien, du « Cecil B. De Mille », et une fascination pour L’enlèvement de Saint-Marc de Tintoret où revient le nom « d’Orson Welles » déjà évoqué dans Le sentiment panique de la vie.
Il n’est pas besoin d’en dire plus tellement nous sommes dans un langage communicationnel, télévisuel, réducteur, donc par essence faussé.

Quand je montre des reproductions de peintures de Tintoret, à première vue, comme Sartre, Debray et Baudry, mes interlocuteurs voient une suite de corps qui chutent, qui tombent de haut. La pesanteur envahit leurs rétines.

Et personne ne voit les ailes, que l’infini est hors toile, hors visibilité et qu’il s’agit avant tout pour l’ange d’apparaître au ciel des hommes souvent bien bas et lourd. Un miracle, une trouée, une fulgurance, une éclaircie ont lieu et ça vole toujours, ça ne tombe presque jamais. Et lorsqu’il s’agit de fixer le Paradis, il y a foule au soleil, musique et danse des corps.


Tintoret, Le Paradis, 1588, détail.
Photo A.G. Venise, Palais des doges. 19 juin 2016. ZOOM : cliquer sur l’image.
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En fait, rien n’est plus vivant que cette ville et rien n’est plus vivant que les toiles de Tintoret en écho à la beauté de Venise. Heureux passant qui en été se fiche des affiches et se détourne des touristes et des idées tristes.

Maintenant, soleil... Heureux ceux qui voient de belles choses dans les endroits luxueux où d’autres ne voient rien. Promenade dans les palais de mon quartier.
Silence dans le jardin splendide du palazzo Abedessa et pause dans le palazzo Zattardi donnant sur un canal en face de Santa Caterina.

Excursion à Torcello, chaleur intense. Beauté de cette île faite de vergers et de petits canaux. Le campanile de l’église byzantine reste la seule verticale du paysage. Mosaïques magnifiques. Un petit Tintoret votif. Une Madone de la Miséricorde réalisée probablement par son atelier ; on reconnaît la figure de ses femmes, ici Marie accueillant dans son large manteau ou cape bleue des dévots. Un halo de lumière l’enveloppe. Simple et sublime.

Tous les matins vers sept heures, je me prends un café chez Da Bepi, strada nuova, près du campo Santa Sofia. Moment privilégié où les passants commencent leur défilé à première vue anarchique mais en réalité dicté par l’horloge. Les Vénitiens vont au travail, les touristes viennent de la gare. Ces derniers filent vers le Rialto ou San Marco. Privilège d’être à l’arrêt lors de ces chassés croisés permanents. Voir les jambes des femmes, véritable ballet de sensualité, les robes coloriées et les hommes élégants. On remarque très rapidement l’allure des Vénitiens, leurs tenues : théorie de la démarche. De beaux pantalons en lin blanc, des chemises ou des polos de préférence rouge ou bleu. Écrire en levant la tête !

En fin d’après-midi, motoscafo 41 au pont des Guglie pour la Giudecca et l’église du Redentore. Vent frais. Beauté du canal de la Giudecca agité de vagues denses. Bonheur libre, hors temps, déflagration de l’horloge, plaisirs à la lumière .
Premier concert du Festival Monteverdi. Magnifique pièce d’ouverture de Giro­lamo Kapsberger, Toccata Il Arpeggiata, pour théorbe et viole de gambe. Souplesse aérienne des cordes, vagues apaisées de la lagune. Suit un très beau morceau vocal, soprane habitée par la musique et le lieu, de Tarquino Merula, Gaudeamus omnes, réjouissons-nous tous... Oui, message codé qui traverse le temps. Folia vivante d’un anonyme que j’imagine vénitien ; et Monteverdi : Exulte Filia Sion et Bone lesu. Bone Redentore. Chant superbe à la fin du concert du second maître de chapelle de San Marco, second de Monterverdi, une découverte, Giovanni Rovetta : Oh Maria quam Pulchra es, Oh Marie qui est belle... Musiques, beautés de l’ouïe.

Une belle violoniste vient de passer devant moi. Assurance du pas, regards de biais, partitions ludiques. De belles danoises boivent un verre de prosecco campo Santi Apostoli. Elles veulent voir Titien au Frari. Dans l’ombre, je bois un soda frais. Lecture de Kafka, Amérique : « Alors vous êtes donc libre ? demanda-t-elle — Oui je suis libre, dit Karl et rien ne lui parut avoir moins de valeur. »

Je me rappelle la phrase de Giacometti quittant Venise pour Padoue après avoir couru pour voir tous les Tintoret dans les églises. Il voit deux passantes et l’art ne se retrouve plus que là, devant lui, dans ce jeu de jambes dans les ruelles de Padoue. Tintoret est là, Giotto aussi, les femmes qui marchent, les Vénitiennes.
« Le même soir, toutes ces sensations contradictoires furent bouleversées par la vue de deux ou trois jeunes filles qui marchaient devant moi. Elles me semblèrent immenses, au-delà de toute notion de mesure et tout leur être et leurs mouvements étaient chargés d’une violence effroyable. Je les regardais halluciné, envahi par une sensation de terreur. C’était comme un déchirement dans la réalité. Pourtant ce à quoi je tenais tant dans le Tintoret était comme un très pâle reflet de cette appari­tion et je compris pourquoi je ne voulais absolument pas le perdre. »

Strada nuova. L’impression d’être hors temps, à l’arrêt, solitaire discret. Ils sont agités et vont dans tous les sens. Ils passent devant moi, femmes, jupes, jambes, chiens, poussettes, vieux buveurs, groupe de jeunes, voyageur d’un jour, travail­leurs, saisonniers, venant de tous les pays sans exception, le monde dans une tête d’épingle de beauté, jeunes enfants, valises tirées, mangeurs de glaces, sacs de shop­ping, bermudas, seins bombés, masques, sacoches, colliers de perles, lunettes de soleil... Sans discontinuer, le monde défile, chaque jour, sous mes yeux, toutes les nations, tous les âges, tourbillon fou du flux. Et puis, d’un coup, j’arrête mon attention, mon regard se pose sur une belle hanche, souple, majestueuse, heureuse, puis je remarque dans la foule des passants, Mme C., ma logeuse élégante portant un châle safran. Des singularités se dessinent, des visages surnagent dans l’espace vivant de la ville.

Les femmes de Venise sont dans les tableaux de Tintoret. Les femmes de Bordeaux sont dans les poèmes d’Hölderlin.

Sieste. Réveil avec, tout autour de moi, des livres sur Tintoret, les poésies de Rimbaud, et les élégies d’Holderlin. L’impression d’avoir dormi avec les livres, d’une présence constante, d’être dans les mots et les peintures.

Robe bleue piazza Santa Margherita. Passage des filles, soleil de fin de journée, soirée donnée au hasard. Silence du campo San Alvise. Le soir, à la tombée du jour, Al Timon, naïades et nymphes sur les bateaux revenant des îles.

Allongé sur l’herbe, en face du canal de San Trovaso. Les mouettes vont chercher sur les toits avec leur chant strident les derniers rayons du soleil.

J’arrête d’écrire. Une jeune fille en robe de dentelle semble nue sous sa robe. Impression moirée et musclée de ses fesses, ondulations précieuses d’une séduction recherchée. Pause à San Servolo, hors temps, vent, soleil, jardins.

Promenade jusqu’à San Trovaso en passant par San Stefano et le pont de l’Accademia. Des femmes Rubens sautent sur un bateau, vitesse du soir. Concert d’orgue.

L’organiste de ce soir s’entraîne en silence dans l’église. Miwako Nakamura de Tokyo secoue sa chevelure noire sous les tuyaux en vague de l’église. Giambono et son cheval argenté, un tableau que j’aime aller revoir à chaque fois que je suis à Venise. Condottiere, art de la guerre. La Cène aussi à gauche, beauté des toiles.

Parrochia vivacità. Magie de l’orgue, miracle de l’orgue, croyance de l’orgue. Je regarde les mains de la musicienne japonaise danser dans les aigus grâce à un écran vidéo placé au centre de l’église. Video ergo sum. Caresse, souplesse des mains, envol. Les rideaux volent au vent, portes ouvertes sur le campo. Fermer les yeux maintenant, quitter les images, vitesse des notes dans la nuit. Presto Miwako, elle chante, rit, chuchote l’air en elle. La musique passe dans son corps tel un courant électrique et joyeux. Une orchidée sur l’autel, violette, éternelle. Une jeune fille les épaules nues, une autre jambes et pieds nus étendue sur un banc, air frais venant du canal, Toccata pour l’élévation, gouttes d’eau au soleil, fontaines de Venise. Bach à nouveau, la musicienne pleure de joie, montée des plaisirs. Un dernier clin d’œil à Tintoret et Giambono, couleurs des surprises.

Jour de grand calme. Quelques idées écrites le matin sur le lien entre Tintoret et Manet. Vent frais dans les ruelles. Recherche de la plus grande solitude. Puiser dans le seul, le silence le plus extrême. Trouver le bon détachement, ici, devant l’hôtel Giorgione.

Lionel Dax, Vies à Venise, extraits.


Tintoret, L’annonciation
San Rocco. Photo A.G., 9 juin 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Vies à Venise, p. 35 :

« Je n’ai jamais autant écrit qu’ici, air de la mer, vins succulents. Dans un bar, Santo Bevitore, j’ai rencontré deux jeunes filles superbes, Veronica et Francesca, des héroïnes de la Renaissance. L’une travaille dans l’organisation de festivals de jazz et l’autre étudie Hölderlin entre Venise et Tübingen. Au bout d’un moment, elles m’invitent à leur table, elles veulent parler d’amour, peines d’amour. De mon côté, je propose d’évoquer également les joies amoureuses pour équilibrer la conversation. C’était très beau, dans la nuit, près du canal. Après cette nuit courte, j’ai pris des notes pour ne pas perdre le suc de cette rencontre, de toutes ces histoires d’amour. Et le matin, à la terrasse d’un café, j’ai écrit d’un trait rapide : "Soirée vénitienne" / Serata veneziana. ».

Dans les archives d’Ironie, la revue/blog de Lionel Dax, le texte qui figure en annexe IV du livre...

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SOIRÉE VÉNITIENNE
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Lionel Dax – Vénitienne I
juillet 2009

Personnages :
Luca : écrivain vivant entre Paris et Venise, âgé de 35 ans, châtain
Veronica : musicienne de jazz, qui voyage de festival en festival, vivant entre Scorzé et Venise, âgée de 25 ans, brune
Francesca : étudiante en littérature, faisant une recherche sur « Hölderlin philosophe », vivant entre Tübingen et Venise, âgée de 25 ans, blonde

Contexte :
Ces trois personnes se retrouvent après un concert de jazz en été à Venise dans lequel jouait Veronica au piano.

Luca était venu écouter le trio jazz de Veronica avec une de ses meilleures amies, Francesca, originaire de la même ville qu’elle, Scorzé, située à quinze kilomètres de Venise. Après le concert, ils marchent le long des ruelles jusqu’à trouver un bar de nuit donnant sur un canal discret dans le quartier de Canaregio. Les filles parlent ensemble de leurs amours respectives, des soucis et des fantasmes, toutes les deux habitées par l’amour. Elles font mine que Luca n’est pas là, pour rendre leur conversation plus piquante. Ils prennent alors une bouteille de prosecco, ce vin pétillant de Vénétie ; et ils s’installent sur une table au bord du canal.

Veronica décide d’emblée de poursuivre la discussion en incluant Luca et en proposant que chacun expose ses peines d’amour. Francesca ne semble pas prête à la suivre, ne connaissant Luca que depuis peu. Mais Luca lui répond très vite que s’il y a jeu, il faudrait qu’il soit plus équilibré et plus gai, donc qu’il serait bon aussi de parler de ses grandes joies d’amour afin que le sujet de la soirée soit moins porté sur une vision négative de l’amour.

Luca commence à raconter une grande joie d’amour, sa rencontre et l’amour pour une jeune violoniste parisienne, Cécilia, alors qu’il vivait avec une autre femme. Il parle de sa rencontre, des premiers instants dans une soirée à parler de littérature. Veronica, à l’humeur moqueuse, lance : « C’est du Woody Allen ». Luca revoit très vite Cécilia dans un café, un soir. C’est un amour vif, fa presto. Elle lui prend le genou sous la table et le guide sur son sexe. Elle se caresse. On s’embrasse. C’est une chaleur subite, une montée du désir incontrôlable. Il la suit dans la nuit, jusqu’à chez elle. Nus tout de suite, elle saute sur Luca, danse amoureuse, virevolte érotique, long baiser de Luca sur le sexe de Cécilia, plaisir de son sexe mouillé, vivant comme une huître. Nuit amoureuse, toute la nuit avec caresses, fougue et silence. Mais, Cécilia ne supportait pas que Luca vive avec une autre femme. Luca part vivre à Florence, et, à son retour, Cécilia a trouvé un autre homme et a fui Paris. Il raconte que cet amour continue encore pour lui, malgré les vicissitudes et les choix amoureux différents qu’ils ont fait dans leur vie. Six mois après cette passion sexuelle et amoureuse, Luca recroise par hasard Cécilia. Ils se revoient, tombent à nouveau amoureux. Cécilia propose à Luca de venir chez elle passer la nuit. Et Luca, qui devait rejoindre son amie, lui dit « Non ». Blessure amoureuse des deux côtés. Malgré sa peine du « Non », cet amour reste une histoire qui dure dans le temps ; Luca revoit de temps en temps Cécilia, espérant à nouveau, une troisième chance amoureuse. Les joies ici sont plus grandes que les peines.

Ensuite, vient le tour de Francesca, amoureuse depuis très longtemps d’un Allemand, vivant à Tübingen, Giovanni. Cet homme exubérant et facétieux était son meilleur ami. Elle était tout pour lui, mère, confidente, amie très chère, mais Giovanni vivait déjà avec une autre femme. Il disait continuellement à Francesca qu’il était amoureux d’elle et il savait qu’elle était folle amoureuse de lui. Alors ils ont fait l’amour et c’était un court bonheur pour Francesca, car trois mois après, il lui annonce qu’il doit réfléchir, faire le point tout seul, qu’il ne peut pas s’engager avec elle. Tout cela est dur pour Francesca qui ne voit pas d’autres hommes lui convenir, même si elle continue à avoir des aventures sexuelles avec d’autres hommes. Giovanni est son Parangon, sa mesure des hommes ; et elle n’a encore à ce jour pas trouvé mieux. Giovanni ces jours-ci revient à la charge et veut la revoir et vivre à nouveau sa passion avec elle. Elle ne sait plus quoi croire. Cette histoire d’amour n’en finit pas. Dans ses relations, elle dit être toujours en place de seconde femme comme dans le cas de Giovanni. Pour elle, cette histoire qui dure dans le temps est plus une source de peines que de joies, même si elle espère une fin heureuse.

À ce moment-là, Veronica qui avait lancé l’idée des peines d’amour, dit vouloir parler d’une grande joie amoureuse, sa rencontre avec Paolo, un musicien de jazz, un grand et beau jeune homme. Son cœur bat à grande vitesse dès qu’elle le voit, elle lui propose une cigarette ; ils se revoient pour un concert plus tard et ils s’embrassent, instants de grâce pour Veronica, la plus grande joie d’amour, le cœur complètement emballé, corps contre corps, bouche contre bouche, le plaisir de sa langue, de sa musique dans la langue, rythme lent, rythme rapide, souplesse de l’improvisation. Au bout d’un mois, Paolo lui demande de coucher avec elle. Veronica refuse, elle ne se sentait pas prête et de ce fait Paolo la quitte. Veronica va revoir demain Paolo pour la première fois depuis trois ans à un festival de jazz. Elle n’est plus amoureuse de lui, mais laisse ouverte une possibilité du temps à l’amour.

Luca, à la fin de ce premier tour de conversation, fait remarquer que ces joies d’amour sont encore vivantes aujourd’hui et qu’il y a une fidélité à ces premiers instants amoureux transformés aujourd’hui en fantasmes, même s’il ne s’agit que d’une seule nuit amoureuse. Veronica va revoir Paolo, Luca a invité Cécilia à venir le rejoindre à Venise et Francesca pense à nouveau céder aux avances de Giovanni.

Luca évoque alors sa rencontre avec Elena qui est devenue sa femme, au théâtre, avec la danse, avec la fête… L’amour sauvage et le « Non » d’Elena au libertinage de Luca. Le temps de latence pour à nouveau reconquérir Elena, et l’amour clandestin dans Paris.

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Lionel Dax – Vénitienne II
11 juillet 2009

Francesca évoque un amour essentiellement sexuel avec Matteo, amoureux d’elle. Mais elle, elle n’était pas assez attachée à lui. Elle n’entend pas que d’autres hommes peuvent être fous amoureux d’elle, de son corps, de son esprit, de son plaisir d’être au monde, de ses seins, de son visage, de ses cuisses, de ses pieds, de sa bouche. Tout dans son corps dit pourtant l’amour.

Veronica aussi est faite pour l’amour ; ce n’est pas un hasard cette soirée vénitienne. Brune pétillante et superbe, elle hésite à être douce avec les hommes ou cruelle. Luca lui dit que ce n’est pas la question. Elle est parfaite. Elle sait ce qui la fait vibrer, il faut donc écouter cette vibration sans regret. Veronica évoque alors une peine d’amour avec Marco, un hippie à la philosophie libre. Marco ne s’interdit pas de coucher avec les filles qu’il rencontre. Il se sent libre d’aimer plusieurs femmes. Veronica a couché avec lui il y a une semaine et sexuellement ça s’est merveilleusement passé, un sexe heureux. Mais elle a décidé de ne plus couché avec lui. Elle ne veut pas être partagée à égalité avec les autres femmes de Marco. Elle peut tolérer d’être la première et les autres concubines, mais pas cette égalité sexuelle des sentiments. Marco va bientôt partir pour Mexico. C’est une peine pour Veronica qui est un peu tombée amoureuse de ce hippie nonchalant.

Vient alors le temps d’une discussion sur le sexe et l’amour. Luca pense qu’il faut une dimension amoureuse dans le sexe, même s’il ne s’agit que d’une nuit, comme cette nuit vénitienne. Que le jeu puisse continuer entre les hommes et les femmes… Veronica trouve que les hommes ne sont pas à la hauteur des femmes, du désir des femmes, des attentes des femmes, que parfois, c’est un grand ratage. Francesca est plus discrète. Elle est prise dans les filets d’un amour qui l’empêche de sourire aux surprises du temps. Elle ne sait pas. Elle attend un message de Giovanni, un signe amoureux du destin. Luca se souvient d’une pensée de Picasso où il disait qu’il fallait « être gouine » avec les femmes, quitter l’armure de l’homme et se glisser dans l’esprit des femmes, dans le sexe des femmes, mi-homme, mi-femme comme dans la philosophie chinoise.

Il est évident que ce dialogue doit se poursuivre dans l’amour. Louise Labé disait : « le plus grand plaisir après l’amour, c’est d’en parler ». Pour cette soirée vénitienne, refaire vivre un instant l’atmosphère des Bembo, Arétin et Baffo, c’est : le plus grand plaisir après avoir parlé d’amour, c’est de le faire. Luca propose donc de s’échapper un temps de toutes leurs histoires d’amours respectives compliquées, qu’elles suscitent de la joie ou de la peine, et de se faire plaisir à trois, sans lendemain, faire l’amour à trois, caresses sans impératif, amour du dialogue devenu vie, juste poursuivre la douceur des discours amoureux et faire de l’amour un moment riant et heureux.

Ils se lèvent et se dirigent vers le Fondamenta dei Mori, où vit Francesca, à deux pas de l’atelier du Tintoretto. Ils montent à trois les escaliers… La porte s’ouvre, la soirée se termine, la nuit commence.

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Lionel Dax – Vénitienne III
23 juillet 2009
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La ville la plus gaie
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« Ce pays, dans l’état actuel, est peut-être encore le plus gai de l’Europe. La facilité de faire connaissance y est étonnante. On s’assied à côté d’une femme, on se mêle sans façon de la conversation, on répète trois ou quatre fois ce procédé, si l’on se plaît on va chez elle, et en quinze jours, à la première fois qu’on se retrouve en gondole, on la branle. »

Stendhal – Journal, année 1815.

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Au moment où je rédige cet article je trouve dans ma boîte aux lettres le numéro de janvier-février 2020 de la revue Ironie. C’est le 200. Ironie a 24 ans. Jeunesse.

« Les calculs de côté, l’inévitable descente du ciel et la visite des souvenirs et la séance des rythmes occupent la demeure, la tête et le monde de l’esprit.
— Un cheval détale sur le turf suburbain, et le long des cultures et des boisements, percé par la peste carbonique. Une misérable femme de drame, quelque part dans le monde, soupire après des abandons improbables. Les desperadoes languissent après l’orage, l’ivresse et les blessures. De petits enfants étouffent des malédictions le long des rivières. —
Reprenons l’étude au bruit de l’œuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses. » (Rimbaud)


Ironie n° 200.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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[1Ce que relève non sans ironie le critique d’art Richard Leydier dans son compte-rendu de l’exposi­tion dans le n° 381 d’Art Press, septembre 2011 : « Les trois œuvres d’un petit jeune nommé Jacopo Robusti (dit le Tintoret) — la Cène, la Création des animaux et le Transfert du corps de saint Marc — accrochées au centre du pavillon, et donc le déplacement dans le temple de l’art contemporain semble constituer un véritable événement, voire un exploit intellectuel de haute volée. Ben oui, c’est Tintoret, quoi, on n’a pas attendu Bice Curiger pour apprécier sa peinture, et l’on ne saisit pas vraiment la raison de sa présence ici, si ce n’est, on nous explique, qu’il fut "un peintre de la lumière" et un "outsider" en son temps. Très à la mode depuis quelques années, le mélange art contemporain/arc ancien commence vraiment à ressembler à la stratégie du laideron qui s’assied à côté de la fille sublime afin d’attirer un peu les regards. Ça sent le manque de confiance en soi. »

[2Retirée aujourd’hui. A.G.

[3Il existe une version de « St Marc et son double », établie et publiée par Michel Sicard dans la revue Obliques, « Sartre et les arts », 1981. (A.G.)

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