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Dans l’actualité de Julia Kristeva

Grand Officier Légion d’Honneur. Décryptage 2019. Grand entretien

D 2 janvier 2020     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Promotion civile de la Légion d’honneur du 1er janvier 2020.

L’écrivaine franco-bulgare Julia Kristeva a été élevée à la dignité de grand officier, en compagnie de l’égyptologue Christiane Ziegler et la sociologue Claudine Herzlich.

Elle avait été faîte Commandeur de la Légion d’honneur par François Hollande en 2015.
VOIR "Julia Ktisteva sous les ors de la République", ICI

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Décryptage de l’année 2019 sur RCJ

Décryptage – Emission présentée par Annette Levy Willard qui reçoit la philosophe, écrivain, psychanalyste Julia Kristeva, avec qui elle fait le tour de l’année 2019

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Le Grand Entretien de
Philosophie magazine n°135
( DÉCEMBRE 2019/JANVIER 2020 )

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Propos recueillis par Martin Legros


Julia Kristeva a côtoyé toutes les grandes idéologies des cinquante dernières années tout en traçant sa propre voie, singulière et plurielle. Mao, la psychanalyse, Sollers, mais aussi le féminisme, la dépression et notre besoin de croire… Cette philosophe à la renommée mondiale se raconte ici comme elle l’a rarement fait.

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Vous êtes né à Sliven en Bulgarie, deux jours après le début de la Seconde Guerre mondiale, d’un pèreorthodoxe travaillant pour l’Église - son nom, Kristev, signifie Croix – et d’une mère scientifique. Obligée d’intégrer les Jeunesses communistes au moment où la Bulgarie bascule de l’autre côté du rideau de fer, comment avez-vous grandi au sein deces croyances opposées ?

J’ai en effet grandi entre un père fervent orthodoxe et une mère biologiste darwinienne qui se faisait discrète et c’est moi qui montais « au créneau » pour attaquer la foi et défendre la raison. Très tôt, j’ai pris le parti des Lumières, Oedipe oblige, je me révoltais contre « l’obscurantisme paternel ». Tout cela, dans une société sous l’emprise du totalitarisme communiste. On préparait l’« homme nouveau » patriote de l’idéologie collective dès l’enfance et j’étais « pionnière », comme tous les écoliers, avant de nous faire intégrer la Jeunesse communiste à l’adolescence. Mon père ne voulait pas nous dresser contre le régime, il ne marquait pas moins sa dissidence intérieure par ses lectures (Dostoïevski) et par ses chants à l’église. Le but de sa vie, disait-il, c’était de sortir ses filles de ces« intestins de l’enfer » – une expression empruntée à La Divine Comédie de Dante. Il n’y avait qu’une « seule façon de se sauver », selon lui, c’était d’apprendre les langues étrangères. Très tôt, en plus du russe, plus tard de l’anglais, je suis allée à l’école maternelle française, puis à l’Alliance française où je me suis immergée dans la langue française par la littérature. Je me souviens que je grimpais dans les pruniers de ma grand-mère en déclamant les vers de Victor Hugo :« Sur une barricade, au milieu des pavés/Souillés d’un sang coupable et d’un sang pur lavés,/Un enfant de douze ans est pris avec des hommes./- Es-tu de ceux-là, toi ? - L’enfant dit : Nous en sommes./- C’est bon, dit l’officier, on va te fusiller./…/La mort stupide eut honte, et l’officier fit grâce. » Un des premiers poèmes que j’ai appris à mon fils David.

Vous évoquez aussi des moments dans les rues où les passants étaient invités à se réjouir des condamnations prononcées lors des procès politiques…

J’ai très tôt ressenti la violence physique et pas seulement psychique du totalitarisme. Je devais avoir 5 ans, un haut-parleur hurlait qu’on allait pendre les opposants, ma sœur est tombée de sa poussette dans la rue, on s’est mis à courir à toute allure pour rentrer à la maison... Il y avait des rumeurs des tortures qu’on infligeait aux « réactionnaires », des baignoires d’excréments… J’ai d’abord voulu devenir astrophysicienne, pour m’évader par le cosmos sans doute. Mais il aurait fallu être un enfant de la nomenklatura et aller étudier en Urss, je me suis repliée sur le microcosme des langues. J’ai encore les cahiers où je recopiais le Dictionnaire philosophique de Voltaire, Jacques le Fataliste et son maître de Diderot. La France n’était pas seulement le pays de la littérature, mais celui de la Révolution. A l’université, on apprenait les philosophes des Lumières, présentés comme les précurseurs de Marx et du communisme. Mais les « dissidents » y puisaient leur souffle libertaire. Au moment du « dégel », inauguré par le rapport Khroutchev, j’ai été impressionnée par le courant dit « révisionniste » des Lettres françaises d’Aragon, puis par le « nouveau roman » sur lequel j’ai commencé une thèse.

A 25 ans, profitant du dégel, vous bénéficiez d’une bourse pour venir à Paris. Débarquée avec cinq dollars en poche, vous allez nouer contact avec la fine fleur de l’avant-garde littéraire : Roland Barthes, Lucien Goldmann, mais aussi Philippe Sollers avec lequel vous vous mariez. Comment vous êtes-vous intégrée si rapidement à ce microcosme ?

Je ne me suis pas vraiment « intégrée », je suis et je resterai une étrangère, comme l’écrivait déjà Roland Barthes (voir « L’étrangère », 1970). Votre présentation en témoigne, et je suis davantage lue à l’étranger qu’en France. Ce que vous appelez le « la fine fleur de l’avant-garde littéraire » est, pour moi, le langage, quand il devient vie, impulsion de vie.


Tzvetan Todorov
, qui était arrivé en France quelque temps avant moi, et qui pensait que je devais rentrer en Bulgarie, m’a conseillé de suivre le séminaire de Lucien Goldmann sur « le structuralisme dialectique », plutôt que celui de Barthes, trop formaliste. J’ai suivi les deux. Tandis que Pierre Daix, rédacteur en chef des Lettres françaises m’a mise en contact avec Aragon. Mes interlocuteurs étaient surpris qu’une étrangère connaisse aussi bien la littérature française.

Et Sollers ?

Il incarnait, avec la revueTel Quel, la pensée d’avant-garde, publiant Artaud, Bataille, Joyce, ou Derrida et Foucault, remettant en question les formes classiques du roman et de l’idéologie, fût-elle bourgeoise ou progressiste. Il voulait changer la société en changeant le langage – des idées qui me rappelaient les futuristes russes. Gérard Genette et Roland Barthes, dont je suivais le séminaire, m’ont conseillé d’aller le rencontrer. Sollers m’a reçu dans son petit bureau aux éditions du Seuil. Il ne ressemblait pas à un de ces écrivains plutôt dépressifs, exangues et aphasiques de l’Occident moderne que j’apercevais en conférences à l’université. Le physique de ce « nouveau-nouveau romancier » m’évoquait davantage un corps de footballeur (j’accompagnais mon père aux matchs de foot). Et je crois qu’il a été étonné de découvrir une jeune Bulgare francophile qui ne correspondait pas au profil des universitaires de l’époque. Nous avons parlé de Bakhtine et du carnaval, nous sommes allés boire un verre et très vite une affinité sensuelle, inattendue et croissante, s’est établie entre nous. Le mariage n’était pas à la mode à la veille de mai 68. Nous nous sommes mariés parce que mon titre de séjour prenait fin et que, sinon, j’aurais dû rentrer en Bulgarie… Nous ne nous sommes plus quittés.

VOIR sur pileface "Du mariage considéré comm un des beaux arts"

Dès le départ, ce fut donc à la fois une aventure philosophique et amoureuse ?

Philippe lisait Nietzsche, Humain, trop humain, et j’essayais de le suivre, au lit, mais il tournait déjà la page quand je n’en étais qu’aux premières lignes ! Il m’a fait découvrir un nouveau Hegel, à la lumière de celui de Georges Bataille et de son « expérience intérieure ». La Culture m’est apparue dans sa polyphonie qui défie l’Esprit absolu, par le dialogue où le Moi d’un musicien spasmodique, qui prétend que les « pensées sont ses catins » et s’affronte avec Lui, le philosophe. La Phénoménologie de l’esprit commentant Le Neveu de Rameau, n’avançait-elle pas que la culture serait cette « impudence [Schamlosigkeit) d’énoncer », une parole impudique en somme, des pulsions tempérées en débat politique qui ne se laissaient pas purifier-neutraliser par le Surmoi ni l’Idéal du Moi ? Une énonciation capable de transmuer les sensations fiévreuses d’une passion en fugues de plaisir et de sens. Dès le début, la culture se constitue donc comme une transgression, et c’est la culture française qui en porte le témoignage exemplaire. Les Lumières n’étaient donc pas seulement une affaire d’Etat ou une fraternité laïque, mais avec elles et plus qu’elles, une histoire de goût, de courage et d’humour : une impudence, la France !

Or, c’est précisément ce que Bataille entendait par « expérience intérieure », ce brasier de l’éros et de la mort où l’individu risque sa liberté. On vivait au rythme de « l’imagination au pouvoir », et cette invitation à mettre en jeu les limites subjectives, morales, philosophiques – on appelait cela la « jouissance »– s’est avérée essentielle pour ébranler non seulement les totalitarismes et les systèmes oppressifs, mais la morale normative elle-même. Afin d’ouvrir, en l’écrivant, une autre éthique. La folie, l’érotisme étaient les leviers de résistance dans la vie comme dans la pensée. Il ne s’agissait pas de succomber aux excès, mais de les accompagner et élucider. De trouver de nouvelles formes, littéraires, philosophiques, pour les mettre en question et transmettre. On a accusé Tel Quel de formalisme, alors qu’il s’agissait de saisir et de multiplier les logiques vivaces du langage. « Vivre, c’est défendre une forme », écrit Hölderlin face à l’effondrement spirituel historial et l’éclipse de la transcendance. L’inconnu de ces états limites, brûlants, irruptifs devait me mener ensuite vers la psychanalyse.

C’était une démarche intellectuelle ou une expérience ?

L’existentiel et le conceptuel ne font qu’un dans ce voyage, dans ce choix de vie. Philippe me permettait à la fois de comprendre et d’être dans ce bouillonnement qui secouait le pays, qui abandonnait ses colonies et rêvait de désirs. Je préparais une thèse sur l’écriture de Mallarmé et Lautréamont qui avaient révolutionné le langage poétique en explorant des états-limites, et là, j’avais l’impression d’appartenir à ce laboratoire d’écriture du risque de la liberté.

Cela a aussi eu un débouché politique, puisqu’en 1974 vous entreprenez un voyage en Chine avec Barthes et Sollers au moment où le groupe d’intellectuels réunis autour de la revue Tel quel se rapproche du maoïsme… Partagiez-vous les illusions de vos camarades ?

Votre question m’étonne. Comme si je ne savais pas que le maoïsme était un mouvement totalitaire ! Certains de mes amis étaient plus fervents : dès 71, ils considéraient le maoïsme comme un socialisme attentif aux particularités nationales et culturelles. Après le colonialisme, comment allons-nous rencontrer le tiers-monde ? Les diversités culturelles, de langages et de pensées, passionnaient les structuralistes et les sémioticiens qui sondaient l’ intertextualité dans les mythes, danses, images, codes ou langages des humains et de tous les vivants : une prémonition de la globalisation et de l’écologie était en cours. Et voilà Mao en train de se révolter contre le dogmatisme russe ! Il lâchait les jeunes et les femmes dans l’arène politique ! Il était temps d’aller y voir de plus près. Nous avons été la première délégation d’intellectuels invités après l’entrée de la Chine à l’ONU. J’avais suivi une licence de chinois à Paris-7, sans me présenter aux examens, et François Cheng me faisait l’amitié de m’initier en cours privés à la sagesse taoïste. Sceptique, oui, mais passionnée de découvrir la Chine et les femmes, « l’autre moitié du Ciel ». La première chose à faire était de les entendre parler. Or, les Chinois parlaient contre les Soviétiques avec un langage soviétique. Les femmes étaient utilisées pour accréditer l’idée d’un changement radical, mais elles exerçaient aussi de réelles responsabilités, avec une énergie digne du traditionnel Yin-Yang, savamment encouragé par Mao en personne. A mon retour, j’ai publié Des Chinoises (1974/2001), avec l’idée de mettre en contact le féminisme occidental avec cette tradition-là. Et j’ai désinvesti la politique qui m’est apparue incapable de répondre aux angoisses d’une humanité avide de réussites programmées par l’automatisation de l’espèce. Je me suis engagée dans la psychanalyse freudienne de la Société de psychanalyse de Paris (SPP), après avoir suivi les séminaires de Lacan. Sofia-Paris-île de Ré-Chine-l’écriture et la maternité : ce ne sont pas ces notes éparses, mais mes romans qui éclairent l’impudence de ces voyages : Les Samouraïs, Le Vieil Homme et les Loups, Possessions, Meurtre à Byzance,L’Horloge enchantée.

Récemment, près de 40 ans plus tard, vous avez été accusée d’avoir été recrutée par les services de renseignements bulgares, comme espionne, pour infiltrer la scène intellectuelle française de l’époque. Des accusations « fausses et grotesques » avez-vous répliqué.

C’est une histoire kafkaïenne.Le dossier « Sabina » est un dossier vide qui a été monté par les services secrets bulgares pour justifier leur activité auprès de leur hiérarchie dans la surveillance d’une personne passée de l’autre côté du Rideau de fer et qu’ils ne voulaient pas lâcher. Le dossier, qui ne me cite qu’à la 3e personne, ne fait état d’aucune mission précise que j’aurais accomplie et ne porte nulle part ma signature. C’est un dossier de surveillance maquillé en dossier de recrutement. Imaginez qu’ils ont envoyé 16 personnes pour me poser des questions, à différentes occasions : ici, on me demande si Aragon était communiste – ce à quoi je réponds qu’il était plutôt surréaliste. Sacrée espionne ! Pour le printemps de Prague, j’aurais dit qu’il ne correspondait pas à l’esprit du Parti communiste bulgare. Quelle fulgurante originalité ! Un jour, alors qu’un ancien condisciple de lycée avait frappé à ma porte avec un poème bulgare, j’aurais eu la franchise de lui dire qu’il était assez mauvais. Ils en déduisent que je suis devenue « très orgueilleuse » et que je « méprise la poésie bulgare ». Le rapport conclut que « Sabina est nulle comme espionne », tout en ajoutant qu’il conviendrait de surveiller son mari qui a des relations avec la Chine ! C’en est presque drôle. Si ce n’est qu’une partie du dossier est constituée de 28 lettres intimes que j’avais envoyées à mes parents et qui ont été réquisitionnées. Grâce à la procédure de « transparence » des archives des services secrets, ces gouttelettes de larmes ou de plaisir sont dorénavant en accès libre sur Internet. Banals, incurables viols psychiques... Que des journalistes du Nouvel Obs et du New York Times aient pu, sans vérification aucune, donner du crédit à ces méthodes staliniennes en dit long sur leur déontologie, mais plus encore sur leur ignorance de ce qu’est un Etat totalitaire !

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Venons-en à votre pensée. Dans vos travaux, au croisement de la psychanalyse et de la linguistique, vous vous êtes particulièrement intéressée à tout ce qui est pré-verbal dans la communication, ce que vous appelez le « sémiotique ». De quoi s’agit-il ?

En arrivant en France, j’avais apporté dans mes valises les travaux de Bakhtine sur Dostoïevski. Pour ce théoricien de la littérature, Dostoïevski n’est pas seulement ce grand écrivain qui donne sa voix aux pauvres et aux démons et qui embrasse la croyance à l’ère du nihilisme. Il est en contact avec une tradition qui irrigue la littérature médiévale, européenne et bien sûr russe, celle du carnaval, de sorte que chaque idée, chaque positionnement, chaque phrase et même chaque mot dit une chose avec son contraire et mille autres. La crue du Verbe ! Le carnaval sur le parvis de l’église, cela ne signifie pas qu’on rejette les dogmes religieux, mais qu’ils ont un envers, et qu’il importe de les faire entendre ensemble, de faire cohabiter le bien et le mal, l’interdit et la loi. C’est cela qui m’intéressait, aussi bien dans la littérature que dans l’analyse : cette zone où les comportements ne se figent pas. L’analyse procède au démantèlement des défenses et des traumas, qui, à cette condition seulement, peuvent favoriser une renaissance. Cette approche du sens, ou plutôt du processus de la signifiance a ouvert la voie à ce que les amateurs d’étiquettes ont appelé le « post-structuralisme », on me compte parmi les fondateurs. Au travers des structures, systèmes, codes et règles, j’entends la productivité du langage, son hétérogénéité (énergie et sens). Là est la fabrique de la subjectivité, qui s’empare de l’anté-prédicatif (de Husserl) et de la transsubstantiation (Proust) du parlêtre (Lacan) pour rejoindre, avec sa propre chair, la chair du monde.

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Vous avez développé également une réflexion sur le féminin que Judith Butler vous reproche de rabattre sur la maternité. Que répondez-vous ?

Fâcheuse méprise, hélas ! J’ai écrit les passions de l’amante dans mes romans ; et l’érotisme de Colette, de Beauvoir, de Duras ou de Thérèse d’Avila, sans oublier ses conflits chez Arendt et Klein habitent mes essais. Mais l’érotisme maternel, que j’appelle une reliance (qui n’est ni l’asservissement de la femme à la société phallocratique et reproductrice, ni le droit à l’égalité pour tous et toutes devant notre dieu La Technique) est un continent encore peu connu que j’explore dans mon travail clinique : l’état d’urgence de la vie, l’expulsion et la tendresse, l’effondrement, la séparation, et la transmission. La reliance maternelle comprend la violence et l’abjection.

L’abjection ?

Oui. Winnicott a révélé le rôle décisif de la mère pour qu’émergent pour l’enfant des objets transitionnels. Le nourrisson surmonte la séparation à travers le jouet qui représente sa mère. Mais ce grand analyste n’a pas suffisamment insisté, me semble-t-il, sur la négativité-destructivité qui fait partie de cette relation. Fascination et rejet, ni sujet ni objet, l’ab-ject, l’abjection double l’amour.

Mère ou amante, le féminin est transformatif, en avenir constant, et de ce fait insaisissable : une sorte de « boson » de l’inconscient, comme il y a des bosons de Higgs en physique. Mais, de grâce, ne neutralisons pas le féminin dans le genre, ne serait-ce que pour faire justice à celles qui viennent chercher survie et créativité sur nos divans. Et aussi pour les 700 millions à travers le monde mariées de force, 130 000 fillettes mutilées par l’excision et les victimes des féminicides (une femme tuée tous les deux jours, rien qu’en France).

Vous récusez donc le nouveau paradigme du genre qui distingue le sexe biologique du genre culturel ?

Pas vraiment. La portée libératrice du genre participe de l’accélération anthropologique en cours, et tant que les désirs sont favorisés – et satisfaits – par les avancées scientifiques, il est vain de les récuser. S’impose en revanche de répondre aux demandes et aux symptômes dans leur singularité pour accompagner ces « êtres autrement » vers la créativité. Infinies sont et seront les métamorphoses de la parentalité que la psychanalyse sera amenée à traiter.

On oublie par ailleurs que la sexualité, avec laquelle la théorie de l’inconscient a « dynamité » la morale normative, est une sexualité dénaturée, parce que d’emblée et toujours elle est biologie-et-sens, organes-et-parole, excitation-et-psychisation. A cela les derniers textes de Freud ajoutent une bisexualité psychique polyphonique, dédoublée des deux côtés de la différenciation, de telle sorte que la partie se joue au moins à quatre. Dès lors, où sommes-nous avec la « comédie hétérosexuelle », pour reprendre l’humour noir de Lacan ?

Depuis les grottes de Chauvet et Lascaux, le rapport entre les deux sexes est suspendu à la représentation fantasmatique de la vie et de la mort, liée à la fécondité féminine. En revanche, l’hétérosexualité (au sens de la psycho-sexualité dénaturée, comprenant la génitalité et la bisexualité psychique, et de leur inscription dans le pacte social) est une acquisition fragile et tardive dans l’histoire des cultures humaines. Désormais, l’hétérosexualité n’est plus perçue comme le plus sûr et le seul moyen de transmettre la vie et garantir la mémoire des générations. Mais l’image de la « scène primitive », fantasme originel, hante les couples, quels que soient leurs genres, l’hétérosexualité est et sera le problème.

Votre fils David est atteint d’une maladie neurologique et vous êtes activement engagée en faveur des personnes en situation de handicap. Qu’est-ce que cette expérience vous a appris ?

L’humain est singulier. Cette vérité, qui paraît simpliste, peine à s’imposer. La notion de handicap repose sur une impasse de la métaphysique. Aristote suppose une forme-type universelle (un archétype), dont « diverses situations » ou « cas » s’écarteraient par défaut – par privation de l’avoir (stérésis), par manque. Pourtant, cette vision (« vous avez un manque, vous êtes déficient ») a généré des miracles de miséricorde, compassion et soin, en contrepoint du mépris, de la peur, du rejet. Mais les personnes en situation de handicap s’insurgent aujourd’hui contre cette vision : elles y pointent l’exclusion qu’elle pose et de ce fait légitime. Au contraire, la vitalité de David me révèle dans la situation de handicap une épreuve et une chance. L’épreuve, c’est l’épée de Damoclès de la mortalité : sans prothèse et sans aide humaine, la vie handicapée n’est pas viable. Quelle qu’en soit l’autonomie, la personne handicapée pourrait paraphraser les vers de Baudelaire : « Ma douleur [ non : Ma mortalité), donne-moi la main, viens par ici ». La chance ? De changer de mentalité. La personne en situation de handicap invite chacun de nous à regarder et écouter ceux qui parlent, marchent, entendent, regardent, agissent alentour, autrement, bizarrement, follement, à faire peur. Des mondes nouveaux s’ouvriront alors à notre propre vie, douloureux ou enchantés, ni normaux ni handicapés, éclosions de surprises, des mondes en train de devenir polyphonie, résonances différentes, et cependant compatibles, des mondes enfin rendus à leurs pluralités.

En tant que mère d’une personne en situation de handicap, est-ce qu’il n’y a pas aussi l’expérience d’une certaine culpabilité ?


Jacques Chirac
, le seul de tous les présidents de la République française qui a fait du handicap un engagement fondateur, me disait que notre plus grand ennemi c’est la honte. Homme politique, il avait pesé le poids de l’opinion. Vous me parlez de culpabilité maternelle. La toute-puissance de la Mère hante-t-elle donc toujours les humains, avec son cortège de faute-devoir-et-culpabilité, bref : de culpabilité ? Avec mon ami le Prof. Charles Gardon (Univ. de Lyon-2), nous avons créé le Conseil national du handicap pour sensibiliser, informer, former et ainsi seulement changer le regard. Une véritable révolution des mentalités s’impose, elle sera longue, interminable... La vitalité, la sur-vivance de mon fils face aux limites et aux épreuves, me bouleversent : « David, tu rêves ? » - je me fais parfois réaliste. « Mais, Maman, je rêve, donc je suis ! » - rétorque-t-il. Et je redeviens une pessimiste énergique.

Dans un très beau livre, Soleil noir, vous dites que la dépression et la mélancolie sont des humeurs fondamentales liées à la perte de l’objet, de la Chose. Que dit-elle du sujet humain ?

Mélanie Klein
nous a appris que le bébé fait l’expérience de la tristesse dès lors qu’il est capable de se représenter sa séparation d’avec la mère. Après les cris, la colère, les pleurs, le chiffon ou la peluche sucés/jetés, le corps et le visage du petit parlêtre deviennent une scène d’affects, mimiques et gestes qui impriment tristesse, chagrins, mélancolie. « Je l’ai perdue », solitude irréparable. « Mais non, je me la représente, mes neurones sont capables d’en garder la trace, elle s’est projetée en moi, je la tiens, je peux même lancer un coup d’oeil mi-déçu, mi-rassuré à sa présence virtuelle. Je sais bien qu’elle n’est pas que virtuelle et je m’évertue à coller à son empreinte les petites mélodies dont j’étais déjà capable, mes « écholalies », pour la rendre présente dans ce qui est en train de devenir ma pensée. » La perte n’est plus qu’absence supportable, et l’imaginaire d’abord mélancolique s’autonomise : rieur, corrosif, révolté. Le langage qui pense est un matricide imaginaire heureux, que menace en sourdine toujours cet affreux abîme de la séparation. Le pseudo-Aristote le savait bien, il prétendait que l’homme de génie, à commencer par le philosophe, devait être un homme mélancolique. J’en connais qui ne l’ignorent pas non plus, mais parviennent à incorporer le féminin transformatif en Flûte enchantée. Naissance du jour ou Temps retrouvé, Comédie des erreurs ou Tempête, voire Paradis I et Paradis II.

Comment expliquer que notre contemporanéité est marquée par cette figure de la dépression ?

Les communautés hyperconnectées ne parviennent pas à colmater dans la durée la position dépressive, cette doublure transcendée des êtres parlants. Le chômage, une rupture affective, la frustration professionnelle ouvrent en abîme le désêtre, qui laisse libre cours à la haine et à la plus pulsionnelle des pulsions, la pulsion de mort. Lorsque la politique est devenue la nouvelle religion, promettant de gérer l’aspiration au bonheur à force de lois, justice et égalité, la sécularisation a relégué cette dimension symbolique, c’est-à-dire l’économie psycho-sexuelle et le multivers des expressions singulières, à la « sphère privée ». Aujourd’hui, la gestion politique – prise en tenaille par la finance et le spectacle – manque d’impact aussi bien sur l’émiettement politicien à l’intérieur des Etats que sur la crispation identitaire dans et entre les nations. Quant à la dimension symbolique, elle dérive au gré du quiétisme des religions amorties, ou bien se radicalise dans le mimétisme revanchard des « guerres saintes », quand elle ne se fétichise pas dans le marché de l’art. Je prends donc le risque de penser que la dépressivité ambiante génératrice de colères insolubles est le symptôme de l’échec de l’humanisme face à deux réalités de la globalisation numérisée que sont les étrangers et la transcendance. Les étrangers ne sont pas seulement des migrants en flux irrésistibles. Je pense aux Gilets jaunes et à nous tous, nouvelle humanité aspirée par un « pays qui n’existe pas ». Quant à la transcendance, l’Etat-nation a du mal à la traduire dans ses logiciels datés et, de ce fait, il échoue à répondre aux besoins d’idéaux et aux besoins de croire, qui demeurent des constituants universels, des citoyens internautes.

Vous avez beaucoup écrit sur la croyance. Qu’est-ce que la psychanalyse peut nous en apprendre ?

Emile Benveniste
, dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes, note que « credo » - du sanskrits kredh/sradh – veut dire « donner son cœur et sa force vitale en attendant une récompense » et désigne l’acte de confier une chose avec la certitude de la récupérer. Religieusement (croire) et économiquement (faire crédit). L’homme védique dépose son désir, sa force magique dans les dieux et escompte un retour. Mais c’est un juif athée, S. Freud, qui, en sondant les abîmes de l’inconscient, a fait du « besoin de croire » un objet de connaissance. Sur lequel s’adosse – pour s’en détacher – le désir de savoir. Les religions se sont construites sur cet investissement nucléaire. C’est pour cela qu’elle tiennent, mais en bloquant et en réprimant le désir de savoir. Le lien transférentiel est aussi un investissement mutuel : le besoin de croire participe du processus analytique. Quand les ados en proie à la radicalisation viennent à la Maison de Solenn, l’équipe interculturelle n’interroge pas leur foi. Une méta-famille leur fait confiance, à laquelle ils ou elles confient leur mal-être. Ils reprennent même confiance dans la langue française, et l’investissent jusqu’à lire des poètes soufis en traduction, qui leur parlent de ça en termes d’amour. La psychanalyse se réinvente pour aider les candidats au djihad à créer une plénitude de langue et de liens telle que ni le vide ni le trop-plein divin ne sauraient menacer cette autre capacité, corrosive et libertaire, le désir de savoir.

La psychanalyse servirait à former des citoyens ?

Il n’y a pas de politique de la psychanalyse. Elle est ce lieu interstitiel où vous découvrez que vos étrangetés sont transférables. En introduisant cette entente entre altérités en souffrance, au plus intime de l’homme et de la femme, la psychanalyse met en mouvement le langage, les identités, les liens et les idéaux. Ce faisant, elle participe à cette refondation de l’humanisme dont nous constatons aujourd’hui les échecs. La nouvelle renaissance est encore invisible. Pourtant l’éveil est en cours, pas seulement pour sauver la planète. Mais pour entendre les singularités extrêmes. Comme si nous étions à la fin du 13e siècle, quand Duns Scot proclamait que la vérité n’est ni dans les idées abstraites, ni dans la matière obscure, mais dans cette femme-ci, dans cet homme-là.

L’article en version originale pdf

Crédit : Julia Kristeva, Philosophie magazine

Dernières publications

Je me voyage. Mémoires. Entretiens avec Samuel Dock, Fayard, 2016.

Pulsions du temps, Fayard, 2013.

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