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Impressions d’écrivains par Dominique Rolin

L’Infini N° 145, Automne 2019.

D 16 octobre 2019     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


L’Infini 145 publie un long texte de Dominique Rolin, La vie est une offrande, extrait de Plaisirs, suivi de Messages secrets. Entretiens avec Patricia Boyer de Latour [1]. Ayant traversé avec légèreté « la vie littéraire parisienne », Dominique Rolin y dessine d’une plume concise — ou mordante — une série de petits portraits d’écrivains, croquis rapides qui font penser aux pastels de Rosalba Carriera ou, parfois, à certaines caricatures de Monet.

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IMPRESSIONS D’ÉCRIVAINS
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Certaines amitiés peuvent correspondre à un moment de la vie et disparaître sans qu’on sache pourquoi. D’autres restent voilées, inexplicables et indispensables tout au long de l’existence. On peut se voir, ne plus se voir, mais rester proches, ou pas. Entre écrivains, une amitié peut être une source violente et vraie sans qu’il y ait de raison raisonnable ni de suite dans la vie réelle. On se reconnaît de loin, et cela suffit. Je me souviens qu’un jour, au carrefour Saint-Germain, j’ai rencontré par hasard Jean-Jacques Schuhl, qui traversait la rue. Il venait de sortir « Ingrid Caven », mais il n’avait pas encore obtenu le Prix Goncourt. Je l’avais lu et je le trouvais étonnant, très étrange et merveilleux dans sa quête de vérité... Sans le connaître, je suis allée à sa rencontre et je lui ai dit, « Vous êtes Schuhl ? ». Il a souri en me disant oui. Nous nous étions reconnus sans mots, c’était beau et très joyeux. Comme un acquies­cement de fond sur l’essentiel.

Marcel Jouhandeau n’avait rien de commun avec moi, mais il avait beaucoup d’humour, c’était un merveilleux écrivain et il était remarquablement intelligent. Sa femme était impossible, il vivait lui-même une existence impossible, mais il avait le don de porter des jugements implacables et souvent très justes sur les gens.

J’ai aimé Jean Genet d’emblée, en le voyant à une fenêtre... C’était un être plutôt secret, tendre avec ceux qu’il avait choisis. Son œuvre excessive et magnifique était déjà reconnue quand je l’ai rencontré et je le trouvais beau dans sa manière de se défendre de tout contact extérieur, comme s’il s’abritait.

Jean Cocteau, beaucoup plus profond que ses manières de farfadet ne le laissaient supposer, a tout de suite été un lecteur enthousiaste de mon premier livre, « Les marais ». Plus tard, il a réalisé un superbe dessin de moi, dans son style et très ressemblant, que j’ai perdu.

Pour Blaise Cendrars, j’avais les yeux en oblique des crocodiles de l’Amazone. C’était un grand compliment de sa part, et je l’ai pris comme tel. Il était bon, passionnant de solitude, désirant s’exprimer le plus précisément possible avec des mots simples. Il avait une femme dans sa vie, mais il donnait l’impression de ne pouvoir entrer dans aucun cadre. Il n’avait besoin de personne, c’était sa force. Une certaine qualité de solitude, comme une source ou un fleuve, ne s’explique pas et n’explique rien. Il était né comme ça. Il avait une intériorité profonde née de cette solitude-là, et il la défendait. Il avait raison. Cela lui permettait de contempler la violence, la beauté et le secret de cette force qui l’habitait tout entier.

Quand mon premier livre a été publié par Robert Denoël en 1942, j’avais 29 ans. C’était comme si ma vie commençait vraiment. J’étais sauvée ! Je vivais encore en Belgique, mais j’entrais enfin dans ce qui était le cœur de tout ce dont j’avais rêvé. J’étais publiée, on parlait beaucoup de moi dans le milieu littéraire de l’époque, et on me lisait. Tout le monde — à commencer par Max Jacob (qui avait débuté la lettre qu’il m’avait envoyée par un « Cher maître »), mais aussi Gaston Gallimard, « le » chef dans toute sa noblesse et sa liberté, aimant les femmes et aimé d’elles, Jean Paulhan dont j’ai découvert un jour le grand miroir déformant à l’entrée de son bureau, qui signait sa perversité en mettant son interlocuteur en déséquilibre, et Jean Cocteau —, m’avait d’abord pris pour un homme, à cause de mon prénom. Ont-ils été décontenancés en me voyant arriver ? Probablement, mais je m’en rendais pas compte, car j’étais tellement heureuse d’être éditée. Je gardais une naïveté dans cet univers que je découvrais avec éblouissement, comme une enfant.

Après la guerre, j’ai aimé me mêler à la vie littéraire parisienne. J’ai fait partie du jury du Prix Femina avant d’en être expulsée en 1965 pour avoir soutenu Robert Pinget contre la littérature vieillotte qui sévissait encore à l’époque. Et puis, à partir des années soixante, j’ai assisté à tous les déjeuners donnés par Florence Gould à l’hôtel Meurice, où elle conviait les écrivains qui comptaient, quelques artistes et ses amis. Comme elle avait la réputation d’aider à l’élection des futurs académiciens, ses déjeuners étaient très courus. Et parce qu’elle m’aimait bien, me considérant comme « une grande dame », disait-elle, j’étais invitée tous les ans à passer le mois de juillet dans sa maison de La Vigie, à Juan-les-Pins, une maison néogothique affreuse, mais dont le parc aux magnifiques pins débouchait sur la mer. J’y occupais chaque année la même chambre (celle où Jean Paulhan résidait quand il était l’invité de Florence Gould) qui avait l’avantage d’avoir une terrasse où je travaillais tous les matins. Ces séjours ont beaucoup élargi mon horizon : j’y ai rencontré toutes sortes de gens, des capitaines d’industrie, la fine fleur de l’aristocratie de l’argent et du pouvoir... J’ai vu de près la comédie humaine, ses prestiges et sa putréfaction... Je n’ai compris que beaucoup plus tard, et grâce à Lui, qu’il fallait se préserver des jeux bien souvent inutiles de la mondanité pour se concentrer sur l’essentiel.

Au cours d’un cocktail de la maison Denoël en 1947, j’ai rencontré un journaliste qui souhaitait faire un article sur moi dans Les Nouvelles Littéraires. Ce texte devait être accompagné d’une illustration signée de l’artiste Bernard Milleret, comme c’était l’usage à l’époque dans les revues, avant que la photographie ne prenne le pouvoir partout. A cette occasion, j’ai fait la connaissance de Bernard dans son atelier de l’avenue de Châtillon, et très vite, nous avons vécu ensemble, dix ans de bonheur avant sa disparition prématurée en 1957.
Il connaissait tous les écrivains. On les rencontrait dans la rue, on se croisait dans les cafés. Avant d’acheter la maison de Villiers-sur-Morin après le Prix Femina que j’ai obtenu en 1952 pour « Le souffle », nous allions tous les matins Aux deux Magots. C’est là qu’il m’a présentée à Simone de Beauvoir. Nous en sommes restées là. Je n’ai jamais eu envie de la connaître mieux et c’était probablement réciproque. Je l’estimais, mais de loin. Chez Lipp, Jacques Audiberti, qui pouvait être violent et que je trouvais très sympathique, saluait notre arrivée par un « Tiens, voilà la petite ourse avec son dompteur ! » Certains écrivains étaient devenus des amis de Bernard et venaient volontiers dîner à la maison, car c’était un excellent cuisinier, ce qui se savait dans tout Paris.

Albert Camus était l’un de ses proches. Peu après la sortie de « L’Étranger », je l’avais déjà croisé du temps de Denoël. Il séduisait toutes les femmes. Il faut dire qu’il avait un charme fou, le genre un peu grand joueur de premier plan ! Personne ne lui résistait. Comme il était connu dans le monde entier, et encore plus depuis son Prix Nobel en 1957, la gloire coulait autour de lui avec trop de facilité. Mais il était profondément honnête et ne nourrissait aucune amertume sur rien. Un jour qu’il était venu déjeuner à la maison, il avait essayé de me séduire alors que je vivais avec Bernard. Il tentait sa chance ! Et quand Bernard est tombé malade, il est venu le voir tous les jours... Il aimait vraiment Bernard, et rien ne sonnait faux en lui. Quant à moi, je n’ai jamais été douce. Je me suis défendue de lui comme de certains autres par peur d’aller dans de mauvaises directions.

Maurice Blanchot était aussi un ami de Bernard. C’était un grand écrivain à la vie troublée et troublante, une sorte de génie qui se sentait ignoré et qui était très fier de lui-même, très sûr d’avoir raison en tout. J’ai correspondu avec lui pendant deux ans et j’osais m’insurger contre lui. J’aurais pu me prendre pour quelqu’un ! Et puis, j’ai détruit toutes ses lettres et je ne l’ai jamais regretté.

Julien Gracq m’emmenait au théâtre et m’invitait souvent à déjeuner ou à dîner quand j’ai perdu Bernard. Il me parlait de sa vie. C’était un timide qui parlait beaucoup de lui-même, sur un plan neutre. Je voyais bien que je l’intéressais, mais sa conversation m’ennuyait. Rien ne sonnait juste, tout était stéréotypé entre nous. Un soir qu’il me raccompagnait chez moi, il m’a dit soudain « pourrais-je vous embrasser ? » C’était idiot ! J’ai répondu « non ». Il faut sentir le moment où l’on peut embrasser une femme, ou pas. On sait très bien s’il y a une possibilité qui s’offre à soi dans une relation qui pourrait devenir amoureuse... Je ne l’ai plus jamais revu.

Dominique Aury avait eu une liaison de plusieurs années avec Bernard Milleret avant qu’il ne me rencontre. Il était alors marié avec sa première femme qui menait, comme lui, une vie très libre. Il multipliait les conquêtes, Dominique Aury était l’une d’elles. J’en garde le souvenir d’un être redoutable, chafouin, belle comme un personnage romanesque et très vénéneuse. On sentait qu’elle était capable de n’importe quoi, extrêmement intelligente, ambitieuse, sachant très bien où il fallait aller pour réussir dans la vie. Un jour que je me promenais avec Bernard, nous l’avons croisée dans la rue et il nous a présentées l’une à l’autre. J’ai eu très peur d’elle. Elle avait un visage classique de peintre du XIXe siècle, avec un côté de fausseté et d’hypocrisie qui allait beaucoup plus loin que la peau. On sentait qu’elle était dangereuse rien qu’à la regarder. Quand elle m’a vue, elle a essayé de le reconquérir, mais elle n’a pas réussi. Donc, elle m’en voulait. Puis, peu de temps après, elle a rencontré Jean Paulhan qui est devenu pour elle « le » mari supérieur et, très exactement, « le mari idéal » dont elle avait besoin. Paulhan avait tout un monde autour de lui, plein d’admiration pour ce roi de l’Étrange, orgueilleux et parfois vaniteux, très littéraire dans le sens de la haute cuisine de l’époque dont il était le maître. Pour Dominique Aury, il représentait une certaine sécurité qui l’a enfin tranquillisée.

Violette Leduc est de ces femmes que j’ai profondément appréciées. Je l’avais lue quand nous nous sommes rencontrées. Tout de suite, et sans aucune ambiguïté, il y a eu une sorte d’accord entre elle et moi. Elle pouvait se révéler extrêmement drôle, burlesque, très violente, très audacieuse dans sa façon d’être, mais avec moi tout s’est passé d’une manière absolument délicieuse et fidèle dans l’amitié, comme si l’une comme l’autre nous tenions à une forme de réserve, de goût pour le silence et la distance. Tous les gens voulaient connaître ce personnage assez bizarre. Elle était abominablement laide, ce qui ne semblait pas apparemment la gêner. Lesbienne, elle pouvait aussi nourrir de grandes passions sans espoir pour des hommes homosexuels qui la faisaient souffrir horriblement. Intransigeante dans le refus qu’elle avait de certains autres, elle était douce comme une petite sœur pour ceux qu’elle aimait bien. Elle se réservait. C’était une femme qui avait beaucoup de dignité dans les actes et les manières d’approcher le monde. Elle a compté pour moi sur le plan du travail, car elle m’a toujours défendue gentiment. À chaque fois que je faisais paraître un livre, elle se manifestait. J’ai refusé beaucoup de contacts parce que j’ai voulu vivre ma situation d’écrivain en retrait, mais comme elle était aussi en dehors des normes, elle savait pourquoi je me refusais et elle me comprenait. Elle avait un côté brutal, un peu « gros chien », mais en réalité c’était une personne très fine, très cultivée, ayant connu cruellement ses ennemis ou ses âmes damnées et sachant reconnaître ses amis. Dupe de rien, elle était prévenue d’avance contre les relations absurdes ou superficielles.

Raymond Queneau était un type adorable et adoré de tout le monde, mais qui se tenait lui aussi à l’écart, profondément heureux en lui-même. Quand je l’ai connu, il était déjà célèbre avec une œuvre importante et reconnue, mais il menait une vie très modeste. Il avait horreur des mondanités et même des contacts trop ouverts. Il était fait pour la solitude et il tenait à sa liberté totale. Son rire, une sorte de petit grincement joyeux et sarcastique, n’éclatait pas pour entrer en communication avec la liberté d’un autre, mais au contraire pour repousser l’approche et maintenir les gens à distance. Il devait probablement être bon, car il ne rejetait jamais la personne qui cherchait à parler avec lui, mais on le sentait ailleurs, dans ses petites solitudes personnelles. Il était éminemment sympathique, très délicieux, très gai, très drôle, avec beaucoup d’humour. Comme il habitait pas loin de chez moi, je le voyais souvent dans la rue quand il promenait son chien, avec lequel il avait une relation extraordinaire de complicité, quasiment de père à fils. Et comme j’adore les chiens... Je sais qu’il m’aimait bien, et c’était réciproque.

Montherlant avait horreur d’être reconnu, il voulait rester seul dans sa gloire. Je le voyais quelquefois déjeuner en solitaire dans une brasserie de mon quartier où j’aimais aller moi aussi de temps en temps. Personne n’aurait osé l’aborder, il n’avait pas l’air commode. Un jour qu’il attendait son plat, je l’ai regardé saisir un morceau de pain, en faire une boulette de mie, la tripoter, puis la malaxer machinalement et, après un long moment, l’avaler ! C’était inoubliable ... Il agissait comme si rien n’existait autour de lui. Une seule fois, il a semblé s’intéresser à ce qui se passait autour de lui. Il venait de croiser un chat, et j’ai senti toute son attention se concentrer sur cet animal quand il s’est retourné pour l’observer, saisissant tout à coup d’humanité.

Quand j’ai rencontré Paul Morand pour la première fois chez Florence Gould, ça a été un choc de joie ! Il avait la réputation d’être hautain, mais avec moi, pas du tout. Au contraire, nous sommes devenus amis immédiatement, et sans avoir besoin de l’être. C’était d’emblée, la vraie, la profonde sympathie, qui n’avait pas besoin d’être expliquée. Et il était toujours le premier à m’envoyer un petit mot quand je lui adressais un de mes livres.

Il m’arrivait souvent de rencontrer Marguerite Duras dans le Quartier Latin du temps de Bernard, car elle habitait rue Saint-Benoît où nous avions l’habitude d’aller faire des courses. Mais nous n’étions pas intimes et je ne suis jamais allée chez elle. Nous étions très différentes l’une de l’autre sur le plan du travail, mais il y avait du respect entre nous. Je reconnaissais que c’était un écrivain à part entière, très courageuse dès le début de la révolution littéraire des années cinquante, audacieuse, singulière et vraie dans sa recherche d’écriture.

J’ai bien connu Nathalie Sarraute en revanche, et nous étions proches sans avoir besoin de s’expliquer beaucoup. Je la voyais dans des réceptions, mais nous parlions vraiment. Elle était extraordinairement sympathique, me comprenait très bien et, sans être une beauté, rayonnait autant par son charme que par la force de son écriture, qui l’habitait entièrement.

Marguerite Yourcenar était Belge comme moi, et comme Félicien Marceau qui était un frère pour moi, mais ce n’était pas une raison suffisante pour oser l’approcher. Elle m’impressionnait. Très sûre d’elle et de son propre génie, très attentive aussi avec une puissance telle dans son attitude et ses yeux braqués sur vous que cela ne facilitait pas l’envie de se rapprocher d’elle, en ce qui me concerne en tout cas !

Françoise Sagan était tout le contraire. Nous nous sommes croisées au moment où mon ami André Barsacq montait Un château en Suède, sa première pièce, au Théâtre de !’Atelier. Il m’avait invitée et j’étais placée à côté d’elle. Elle mourait de peur, et elle était figée devant moi comme devant un monstre ! Et je me disais, cette fille est connue du monde entier, elle est exquise, elle a beaucoup de talent, elle n’a plus rien à demander à personne et cependant elle attendait mon jugement avec des yeux affolés et une telle anxiété qu’elle en devenait encore plus touchante. On ne pouvait pas ne pas aimer Sagan. S’il y a quelqu’un qui l’a vraiment adorée, c’est bien Bernard Frank, qui avait partagé avec elle le même petit enfer de l’alcool, de la drogue, de la vitesse et de l’argent. Quand je l’ai rencontré, au moment où nous faisions tous les deux partie du jury du prix Nimier, il était déjà célèbre avec une œuvre atypique et intéressante. Plus que de l’amitié, il y a eu entre nous une sorte d’affection immédiate. Probablement était-il retors, mais avec des côtés merveilleux. Fidèle, très intelligent, cet être qui pouvait se révéler cruel, voire méchant, débordait de tendresse quand il parlait de ses filles, Jeanne et Joséphine. Il a sûrement dû souffrir de cette armature d’homme cynique qu’il s’était forgée et qui le faisait pourtant agir et penser sans chercher à ménager quiconque. Il était devenu celui qu’il voulait être, en contact avec un certain monde qu’il se choisissait, avec ce que cela impliquait de drames, de rapprochements et d’éloignements nécessaires. Mais avec moi, il a toujours été adorable. Je le considérais comme un ami que je ne voyais d’ailleurs que rarement, mais sur lequel je pouvais inexpliquablement compter. Cela répondait à quelque chose de profond et d’évident entre nous, qui restait dans la coulisse, tout en étant bien visible et très ouvert. J’aimais qu’il soit aussi honnête vis-à-vis de lui-même, si ennemi de sa propre nature et si porté à l’indifférence.

J’aimais aussi beaucoup Roger Nimier, qui avait énormément de charme. Il avait la réputation brûlante d’être un homme méchant et violent dont il fallait se méfier. On m’avait demandé d’écrire sur lui et il a voulu me rencontrer, ce que je redoutais un peu. Mais tout de suite, il y a eu un déclic de sympathie entre nous. C’était le Révolté de naissance, qui se fichait complètement de tout et qui osait tout. Il allait au-delà de lui-même et il essayait d’effrayer les gens. Ses livres exaltés provoquaient la haine de beaucoup dans le milieu littéraire et l’adoration d’un petit cercle ; des livres peut-être un peu trop fixés sur lui-même, mais pleins de talent. Sa mort prématurée dans un effroyable accident de la route ressemble à sa vie. J’aimais le refus qu’il suscitait chez les autres. On n’avait pas besoin de se voir, mais on s’entendait bien. Je crois même que je ne le laissais pas indifférent... C’était aussi le cas de Jean-René Huguenin, du temps de Tel Quel, charmant, très agréable à regarder et qui faisait le joli cœur avec moi. Il est mort jeune comme Nimier, à une semaine de distance.

Jean-Edern Hallier, je l’avais rencontré avant, du temps de Bernard. Il s’était illustré en posant son œil de verre sur la table ! Je l’ai détesté à ce moment-là. Il était fou, avec un fond d’intelligence : l’Emmerdeur par excellence. Il avait ses alliés, il pouvait être odieux, et même malfaisant. Je ne voulais pas m’approcher de lui, car il était collant et tout en lui sentait la mauvaise odeur du doute, de la tristesse et de l’échec.
Ah, Michel Déon ! Je l’aime, celui-là. C’est un écrivain aux positions clairement marquées à droite, mais je ne me suis jamais intéressée à la politique... Entre nous, ça a été tout de suite la sympathie. Là encore, pas besoin de se voir, mais je sais qu’on s’entend bien. S’entendre bien avec quelqu’un, c’est important. Cela peut être une amitié extrêmement vive et secrète, et c’est le cas. Cela veut dire s’entendre pour de bon, pour la vérité. On a besoin l’un et l’autre de rester secret sur sa vie et sur soi, et c’est ce que l’on a fait. On ne peut pas aimer tout le monde, mais je crois que je suis fidèle en amitié. Il s’agit d’une fidélité d’esprit et de pensée qui n’est pas attaquable, parce qu’elle existe une fois pour toutes.

Christine de Rivoyre m’a commandé des articles, au temps où elle était journaliste. On s’est perdues de vue avec le temps, mais je lui garde toute mon amitié. Il y a des liens qui ne peuvent se briser. J’en garde le souvenir d’un écrivain et d’une femme très honnête, vive, fine et sachant deviner les gens. Elle avait beaucoup d’autorité et d’intelligence. Rien ne lui manquait pour être indépendante sur tous les plans. Elle était à l’aise partout et menait sa vie, qui n’a pas toujours été très heureuse, comme la cavalière émérite qu’elle était. L’écrivain François Nourissier m’a aidée lui aussi, à une époque où je ne gagnais vraiment pas d’argent, en me chargeant d’écrire pendant trois ans (entre 1973 et 1976) des critiques littéraires dans Le Point qui venait d’être créé. Nous avions des échanges savoureux, beaucoup d’amitié et de l’estime, et je me sentais riche ! Je leur dois beaucoup à tous les deux.

Je ne me souviens plus des circonstances de ma rencontre avec Fernando Arrabal, mais je garde en tête le souvenir d’un coup de foudre d’amitié, très joyeux et absolument cocasse ! Nous sommes devenus très copains. Il était complètement foutraque, et même un peu fou, très libre de lui-même, et très, très drôle. Un jour, il m’avait invitée à déjeuner dans un grand restaurant du Bois de Boulogne, très connu et très chic. J’étais ravie, la salle était pleine et nous étions de fort bonne humeur. Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais nous en sommes arrivés à jouer à « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier qui rira aura une tapette ». Et là, j’ai reçu une gifle monumentale ! Tous les regards se sont tournés vers nous, la salle est devenue silencieuse et nous sommes restés interloqués, avant que je n’éclate de rire à nouveau. On s’aimait bien. Le rencontrer, c’était l’assurance de passer des moments d’euphorie totalement ubuesques. Je ne le vois plus, mais cela n’a pas d’importance. Je crois qu’il y a certaines amitiés qui s’évaporent comme les nuages... Et pourtant, en y repensant avec le recul du temps, je me demande si ces amitiés-là ne sont pas, d’une manière étrange, les plus importantes. Lorsqu’il a été jugé en 1967 sous le régime franquiste et emprisonné pour son engagement politique très à gauche, je me suis battue avec d’autres d’écrivains, parmi lesquels François Mau­riac et Samuel Beckett, pour qu’on le sorte de là.

Quand nous vivions à Venise avec Jim, rien ni personne ne pouvait nous distraire. Et surtout pas un écrivain, à part Ezra Pound, qui a été l’exception. Un jour, il était là, assis à la terrasse de notre hôtel sur les Zattere, tout seul, le dos tourné au monde, comme s’il voulait encore s’isoler davantage en public. Il ne regardait rien ni personne, il regardait ses mains. Tout en lui signifiait « ne m’approchez pas ». Il semblait au bout de son chemin, je crois d’ailleurs qu’il est mort peu de temps après. On avait l’impression qu’il avait tout dit de ce qu’il avait à dire, et qu’il pouvait montrer son indifférence à tout. Son œuvre devait être en lui depuis le début de son existence. Il lui avait été nécessaire de la mettre au jour. Mais aujourd’hui, c’était à lui qu’il exprimait son œuvre, il se confondait avec elle dans l’instant même où il regardait ses mains. Sa solitude n’avait rien de nonchalant ou de mou ; elle était ronde et préservée dans un corps net et droit. Il semblait poursuivre une sorte de rêve intérieur qui lui ordonnait de ne voir personne d’autre que lui. Et il était en effet impressionnant de constater à quel point la fermeté absolue de son visage et de ses gestes empêchait quiconque de s’approcher.

Dominique Rolin, L’Infini 145, p. 66-74.


[1Gallimard, collection L’infini, 2019. Cf. Dominique Rolin : La vie est une offrande et Messages secrets.

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