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Sacré Parménide !

De la nature

D 25 août 2006     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Vous êtes conviés à une expérience, celle de lire le début du poème De la nature de Parménide, cité par Sollers dans Illuminations : A travers les textes sacrés, puis de le relire, après, les commentaires de Sollers...
— Le relisez-vous de la même façon ?
— Euh...
— Étonnant, non ?
— ... Non !
— Oui ou non... dîtes votre sentiment.

À l’autre bout du monde grec, on trouve Parménide d’Élée, plus jeune qu’Héraclite et son apparent opposé. Parménide est l’auteur d’un poème, De la nature, aujourd’hui disparu dans son ensemble, malgré de nombreux fragments. A-t-on vraiment dit quelque chose de lui, lorsque l’on a résumé ainsi sa pensée : rien ne peut se transformer ; rien ne naît de rien ; tout a toujours existé ; ce qui n’est rien ne peut devenir quelque chose ; et, comme rien ne peut devenir autre chose, il n’y a guère que l’être et l’éternel ; donc nos sens sont voués à l’illusion.

Élée se situe au sud de Paestum, en face de Palinure.

Elle s’étage de plateau en plateau vers la mer, cependant qu’elle fait face au mont Etoile.

Écoutons à présent le début du poème de Parménide (traduction de Jean-Paul Dumont) [...].

« Les cavales qui m’emportent, m’ont entraîné
Aussi loin que mon coeur en formait le désir,
Quand, en me conduisant, elles m’ont dirigé
Sur la voie renommée de la Divinité,
Qui, de par les cités, porte l’homme qui sait.
J’en ai suivi le cours ; sur elles m’ont porté,
Attelés à mon char, les sagaces coursiers.
Des jeunes filles nous indiquaient le chemin.
L’essieu brûlant des roues grinçait dans les moyeux,
Jetant des cris de flûte. (Car, de chaque côté,
Les deux cercles des roues rapidement tournaient),
Cependant que déjà les filles du Soleil,
Qui avaient délaissé les palais de la Nuit,
Couraient vers la lumière en me faisant cortège,
Écartant de la main les voiles qui masquaient
L’éclat de leur visage.
... »

Traduction et commentaires de Jean-Paul Dumont
(Crédit : http://philo-lettres.fr/grec/parmenide.pdf)

On oublie trop souvent à mon goût que l’illumination de ce poème de Parménide est d’abord confiée à un transport mené par des juments.

Ai-je tort d’entendre en même temps cette phrase de Rimbaud, extraite du poème Ornières (mot que l’on retrouve chez Parménide au vers 21) ?

« Même des cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches d’ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires. »

Les « cavales qui m’emportent » ? Considérez désormais qu’elles emportent la mort à la manière des « grandes juments bleues et noires ». Ce qui est prescrit ? D’aller « aussi loin que le coeur » en forme « le désir ». Car c’est à cette limite, et à cette limite seulement, qu’on peut avoir la chance de rencontrer le vrai sous forme de raison jamais dite. Ces cavales conduisent l’expérimentateur d’un désir authentique « sur la voie renommée de la Divinité », cependant qu’il quitte la cité. Nouvel Achille, le jeune

p. 42

homme se laisse porter par des coursiers « sagaces », entendez qui savent par eux-mêmes le chemin.

Deux traits de narration capitaux : d’une part, l’apparition des jeunes filles qui surgissent pour indiquer le chemin, d’autre part, les roues régies par un essieu brûlant qui grince dans les moyeux, ce qui indique assez que tout va très vite. Ainsi, le coeur se porte au-devant de son désir ; et le kouros place sa confiance dans un choeur de jeunes filles. Sont-elles en fleur ? Parménide ne le dit pas, mais impossible de ne pas y penser. Si ce n’est que nous ne sommes pas dans leur ombre mais sur la voie qu’elles ouvrent.

Depuis longtemps, les philosophes ont scruté ce texte fondamental dans l’histoire de la métaphysique occidentale, mais en oubliant tous, je me demande pourquoi, ces histoires de cavale, de jeunes filles et de roues en action. Ces roues justement, dit Parménide, qui jettent « des cris de flûte ». Belle image qui signifie que la musique vient d’entrer en présence, dans le mouvement rapide de la course. Autrement dit, ce qui va être illuminant ne saurait être atteint qu’à grande vitesse. Parménide insiste sur le fait que celles qu’il appelle « les filles du Soleil » - Rimbaud ne voulait-il pas être « fils du Soleil » ? - ont délaissé les « palais de la Nuit » et courent vers la lumière, tout en écartant de la main les voiles qui masqueraient l’éclat de leur visage. Et voici à quoi je pense aussitôt en contrepoint, puisque nous sommes dans une fugue : à l’illumination rapportée par Rimbaud : Aube.

p. 43

« J’ai embrassé l’aube d’été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. l’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans un sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. A la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi. »

Comme Parménide, Rimbaud parle à la première personne. Il note qu’il a su reconnaître la déesse et, blasphème, ou plutôt bénédiction, qu’il est parvenu dans la chaleur du jour naissant à la dénuder. Il court après elle, la rattrape au bout d’une route près d’un bois de lauriers, l’entoure avec ses voiles amassés et, scène censurée, sent un peu son immense corps.

[...]

Revenons à Parménide. C’est grâce au choeur des jeunes filles que le jeune héros iliadique va pouvoir séduire et gagner la redoutable Diké : celles-ci usent à son égard de propos caressants pour la persuader de tirer le verrou. Admirable précision : « rien qu’un petit instant ». La scène se déroule entre femmes ; et cet instant si furtif est de la plus grande importance pour qui veut passer. Vous voyez de quel moyen le kouros se sert, ou par quel moyen il est servi. Soudain la porte bascule, Sésame s’ouvre sur un « large espace ». Le poème est très précis : il n’omet pas de parler des « gonds de bronze ciselé sur leurs paumelles retenus par des clous et d’épaisses chevilles ». D’ordinaire, les philosophes ne s’arrêtent pas à ce passage. Que sont donc ces gonds ? Nullement des détails décoratifs, ni secondaires. Pour s’en persuader, allons directement du côté de Shakespeare, lorsqu’il fait s’écrier à Hamlet : « Le temps est hors de ses gonds. »

Décidément « les jeunes filles » poussent « le char » « par là, tout droit ». Il doit se précipiter pour entrer à cet instant unique. Le char s’engouffre donc sur une route déjà tracée par des ornières, ce qui nous oblige à penser que l’expérimentateur n’est pas le premier à avoir son expérience ; d’autres peut-être n’en sont pas revenus, à moins qu’ils n’aient préféré se taire. Combien de mousses, de marins, de capitaines Achab disparus en mer ? Et combien de cavaliers ? Des dizaines, des centaines, des milliers ? Car ce n’est qu’à cet endroit que s’obtient la raison illuminante.

(Note : je suis partisan qu’on n’oublie pas la dimension déesse quand on parle du divin ou de Dieu. Souvenons-nous de ce que dit Rimbaud : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour et par elle, l’homme jusqu’ici abominable, lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi. La femme trouvera de l’inconnu. » Nous pouvons ici célébrer un autre expérimentateur fameux, j’ai nommé Dante. Dans son poème La Divine Comédie, bâti selon le chiffre d’or des cathédrales, une jeune fille, Béatrice — la future béatitude —, conduit le poète vers « la rose céleste », vous aurez reconnu la Vierge Marie. Sujet épineux, c’est le cas de le dire, pour une rose — et cela, en dépit des « Je vous salue Marie » du Rosaire. Marie n’est-elle pas, comme Dante le fait dire à saint Bernard de Clairvaux, « vierge mère, fille de son fils » ?)

Ce que dit Parménide ne cesse d’étonner : ce n’est pas tous les jours que quelqu’un raconte une expérience où la déesse elle-même se montre bienveillante, prend dans sa main celle de l’aventureux cavalier, comme chez Homère, Poséidon et Athéna lorsqu’ils réconfortent le meilleur des Achéens. Elle lui déclare :

p. 47

« Jeune homme, toi qui viens ici, accompagné
De cochers immortels, portés par des cavales
Salut ! car ce n’est pas une Moire ennemie
Qui t’a poussé sur cette voie (hors des sentiers
Qu’on voit communément les hommes emprunter). »

Je pourrais lui faire ajouter : « Donc tu te dégages [1] / Des humains suffrages / Des communs élans ... », c’est-à-dire des chemins qui feignent un but mais tournent en rond, ou encore des chemins qui conduisent ces pèlerinages toujours collectifs — Jérusalem, Rome, Zagorsk ou La Mecque. Qui, sur cette voie, a conduit le jeune homme ? Thémis et Diké. Nous verrons plus tard ce que les Chinois entendent par la Voie, le Tao. Profitons pour l’heure de notre cavalier à qui la déesse va apprendre toutes choses « et aussi bien le coeur exempt de tremblement - Propre à la vérité bellement circulaire ». C’est en allant aussi loin que son coeur en donne le désir, c’est-à-dire en ne cédant rien, ni jamais, de son désir, que notre expérimentateur d’une illumination de raison apprendra en quoi le coeur de « la vérité bellement circulaire » est atteint. Il ne tremblera pas, il n’aura plus peur, surtout que rien n’est vrai dans les opinions des mortels. Ceux-ci ont une double tête. Ils se laissent porter, sourds et aveugles, en foule abusée. L’être et le non-être, ne les prennent-ils pas tantôt pour le Même, tantôt pour le Non-Même ? Il suffit d’énoncer la fameuse formule « l’être est, le non-être n’est pas » qui a entraîné des bibliothèques de commentaires, sans s’être avisé suffisamment de l’expérience qui conduit à cette

p. 48

révélation, pour que d’aucuns la trouvent d’une platitude extrême. Je me rappelle, ainsi, le commentaire malveillant d’une journaliste préposée aux programmes télévisés sur le film que j’ai réalisé avec Laurène L’Allinec, La Porte de l’enfer. Je l’avais, disait-elle, agrémenté de propos plus ou moins superflus comme : « L’être est, le non-être n’est pas. » Elle ajoutait : certes.
Et, en effet, si vous pensez distraitement que l’être et le penser sont le Même, vous pouvez aussi ajouter : et alors ?
Eh oui, bien sûr, mais il s’agit d’en faire l’expérience, en vérité : celle-ci est bouleversante.

Heidegger a bien raison de dire que le nihilisme n’est rien d’autre que le fait de ne pas penser le néant. La déesse est formelle : il faut suivre sa voie, là « être et penser sont le Même », car l’autre voie est impraticable. C’est pourtant cette dernière que choisit la majorité, erronément conduite par des penseurs incapables d’accéder à l’expérience du « nouvel amour ».

L’humanité n’est pas plus en crise que d’habitude : les élites censées la penser le sont, elles, incontestablement. Une crise dévastatrice. Quel est le cavalier élu chez Parménide ? Celui qui est allé aussi loin que son coeur en formait le désir. Rimbaud en est un autre qui, éternellement, franchit la porte avec le char et connaît la déesse. Que faut-il lire ? Je serai radical : il s’agit, ici, d’une apologie de l’élection contre toutes les élites. Qui peut être élu ? Qui est invité ? N’importe qui, tout être humain, quelle que soit sa condition, vous, moi, lui,

p. 49

nous. Qui barre l’accès ? Qui verrouille les portes ? Grande question. Rimbaud prévient :

« Oui, l’heure nouvelle est au moins très sévère.
Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, le sifflement de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent, — des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. — Damnés, si je me vengeais !

Il faut être absolument moderne. »

La réponse de Rimbaud ? Le ressentiment, la haine, l’esprit de vengeance, interdisent l’élection. Il faut renoncer « absolument » au club des amis de la mort. Il n’est pas d’autre modernité. Il ajoute plus loin :

« Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. »

Avant de conclure :

« Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, — j’ai vu l’enfer des femmes là-bas. »

Écoutons Rimbaud.

On ne parvient pas si facilement à la bienveillance
de la déesse.

p. 50



[1sic

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2 Messages

  • anonyme | 28 avril 2009 - 14:18 1

    Toute déesse est à honorer. Celle que tu n’honores pas, un jour te broira les pieds, avec ses doux sabots.


  • Chris | 12 septembre 2007 - 14:15 2

    Magnifique !!!

    Merci pour ce rappel au moment où le Pape Benoît XVI vient de dire au sanctuaire de Mariazell que la crise que traverse aujourd’hui l’Occident est due au sentiment qu’il est impossible de connaître la vérité, que « Nous avons besoin de la vérité. Mais, certainement en raison de notre histoire, nous avons peur que la foi dans la vérité comporte l’intolérance ».

    Je ne suis pas croyant mais ce message du Pape me semble aller dans le même sens et m’a aussi frappé (positivement).

    Pour plus de détails sur ses messages :
    http://www.zenit.org/index.php?l=french

    Evidemment il faut faire le tri, ce n’est pas forcément la déesse qui le guide. Mais ses textes sont souvent très intéressants. Ceux du père R.Cantalamessa aussi.