Nous connaissons Gabriella Bosco, notamment, pour ses traductions en italien des œuvres de Philippe Forest, et aussi pour avoir reçu Philippe Sollers à Turin dans le cadre de son université pour parler avec elle des Illuminations de Rimbaud, et que le catholique baroque qu’est Sollers s’intéressait au Saint Suaire…
Mais sa formation, son activité comme professeure d’université et ses contributions dans les journaux, autour de la littérature et de la langue, en font une observatrice privilégiée du paysage littéraire italien.
Une observatrice à l’œil et à l’oreille exercés.
Et c’est un coup de coeur nimbé de poésie, que Gabriella Bosco nous invite, ici, à partager.
[…] vous m’avez demandé de vous signaler mes coups de coeur littéraires : en voici un. Il s’agit du dernier livre de Dario Voltolini, Pacific Palisades, publié chez Einaudi.
Voltolini est un auteur très connu en Italie, il a commencé à publier en 1990, son premier livre s’intitulait Une intuition métropolitaine, chez Bollati Boringhieri (l’éditeur italien des écrits de Freud), ensuite il est passé chez Einaudi avec Rincorse et plus tard chez Feltrinelli. Auteur de romans et de recueils de récits qui ont été salués par la critique comme ceux d’un héritier de Italo Calvino, il a une écriture qui se signale par son intelligence et par un regard sur le réel tout-à-fait particulier, en biais je dirais par rapport au regard habituel. Il voit des choses que les autres ne voient pas, ou alors seulement après qu’il les a dévoilées. Vous trouverez online la liste de ses ouvrages.
Pour Pacific Palisades il est revenu chez Einaudi qui a accepté le défi d’un texte au delà des genres, narratif mais écrit comme si c’était un poème, et qui en même temps n’est pas de la poésie au sens traditionnel du terme. Voltolini dit que c’est la forme que le texte lui-même a exigé de lui et en effet on ne peut pas se le figurer écrit d’une autre manière.
Dans Pacific Palisades, Voltolini raconte l’histoire d’une famille qui est la sienne, celle de son père, de la soeur de celui-ci et de leurs frères. Mais cette histoire lui sert surtout pour nous faire découvrir, à la façon d’un Rimbaud du XXIe siècle, une frontière invisible située quelque part chez chacun d’entre nous, frontière sur laquelle se dressent les palissades pacifiques du titre. N’importe qui peut les franchir, mais c’est en les forçant qu’on le fait et souvent les forçant on viole celui ou celle qui s’en servait comme d’un rempart défensif. Il se peut aussi que franchissant ces palissades on introduise de l’amour chez l’autre. Mais on ne peut pas le savoir. C’est une sorte de valve et c’est le lieu, écrit Voltolini, où continuellement on naît. Parce que dès que quelqu’un franchit nos palissades pacifiques, les force, immédiatement nous les reconstruisons pour nous reproduire, nous recréer à partir de ce point-là. Une sorte de nombril de l’âme, du coeur, de l’oeil vivant qui est en nous et nous permet de nous inventer au fur et à mesure qu’on nous détruit ou alors que, même en nous aimant, on ne respecte pas nos pacific palisades.
Pour vous donner une idée de cette écriture à laquelle Voltolini s’est offert comme à une nécessité, j’en ai traduit une partie (il s’agit d’une traduction de service, bien sûr, réalisée dans le but de vous permettre un contact avec le texte). Je vous envoie les premières pages du livre et la portion de texte correspondante en italien.
En p.j. je vous mets aussi une photo de Sollers, moi-même et Dario Voltolini à l’époque de la visite de Philippe à Turin, c’était le moment où il écrivait Une vie divine comme vous le savez. Sur le devant de la scène, le Prof. Luigi Gonella, l’ingénieur en physique nucléaire ayant effectué les tests sur le Saint Suaire afin d’en vérifier l’authenticité supposée, quelqu’un qu’à l’époque Philippe Sollers avait voulu rencontrer pour lui poser des questions sur ses études et qui se trouvait être le père d’un de mes amis, ce qui avait permis de réaliser dans les meilleures conditions la rencontre souhaitée. […]
Gabriella
- Dario Voltolini, Gabriella Bosco, Philippe Sollers,
et Prof. Luigi Gonella, Turin, avril 2003

(Tilleul)
Le 2 juin 2015, Fête de la République Italienne et jour où,
en 1932, nacquit mon père,
piazza Pitagora, à Turin, après le coucher du soleil,
était embaumée du parfum des tilleuls.
Une lune énorme brillait dans le ciel
mais les abords de la place, le café, les murs des édifices
étaient dans le noir.
Quelques heures plus tard, ailleurs dans la ville, corso Brescia aussi
était plein du parfum que les tilleuls envoient dans l’air chaud
et c’en était ainsi dans la ville entière à toutes les heures sans vent
dans les boulevards envahis du vert des feuillages
quand on traverse faisant bien attention même si les rues sont désertes.
Année après année, la floraison de ces arbres semble rappeler
des scènes passées
mais il est difficile de les situer et d’être sûrs qu’elles ont eu lieu, ce ne sont à la fin que des suggestions
liées aux lieux, aux boulevards, au printemps quand elle va bientôt finir
l’école maudite.
Des putes chinoises travaillent dans la pièce du fond.
( Là)
Là vivait une de mes camarades de classe avec sa famille
je passais la voir des fois le matin
elle restait dans son lit et nous parlions
son frère était très sympathique, et elle aussi
et toute sa famille
le père je l’ai peu connu.
(Pacific Palisades)
C’était une période où le soir nous allions parfois dans une maison des années ’30
près du fleuve
la maîtresse de la maison arborait certains soirs une beauté qui prenait à la gorge
et d’autres soirs elle paraissait vieille et fatiguée
ainsi d’une fois à l’autre nous ne la reconnaissions pas.
Et puis, beaucoup mais beaucoup d’années après
On s’est revus.
Elle partait en voyage pour la Californie
et à peu près au même moment moi aussi je devais y aller
dans les messages que nous nous sommes échangés à cette occasion
l’expression Pacific Palisades fit son apparition
et depuis lors elle ne m’a plus quitté
elle m’a suivi comme un petit chien
comme ces mouchoirs qu’autrefois on nouait au doigt
pour qu’ils nous rappellent de nous rappeler de quelque chose :
Pacific Palisades.
Un lieu mélangé au son de son nom
une scène océanique depuis la côte
mais avec à l’intérieur,
dedans,
un noyau, un grain
quelque chose qui veut fleurir
qui demande à quelqu’un de le faire ouvrir
de laisser qu’il dise ce qu’il a à dire.
Pacific Palisades.
(A l’intérieur de nous)
A l’intérieur de chacun de nous il y a un territoire
nous ne savons pas à quel point secret
mail il ressemble à une moelle
il apparaît après la dernière défense dure de l’os
dans cet espace il naît continuellement
tu ne sais pas ce que c’est
et il n’a pas un centre peut-être
peut-être il est le centre,
il est là où se termine pour nous l’analogie avec l’oignon que tu peux toujours effeuiller,
ce n’est pas ainsi.
Ce territoire est le lieu où on naît continuellement.
Qui l’atteint a le droit de le marauder.
Nous ne pouvons pas dresser des barrières de protection,
parce qu’elles sont déjà là, ce sont les ossements,
et pourtant quelque chose comme une limite on se doute
qu’il soit possible de l’ériger quelque part
pas tellement une frontière, plutôt une rambarde, une balustrade fragile,
qui fasse signe seulement, facile à effacer,
un signe oui, une limite,
même à l’intérieur de ce qui n’a pas de différences
le territoire où continuellement on naît.
Dario Voltolini

Gabrielle Bosco
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Dario Voltolini - ZOOM : cliquer l’image
(Tiglio)
Il 2 giugno del 2015, Festa della Repubblica Italiana e giorno in cui,
nel 1932, nacque mio padre,
piazza Pitagora, a Torino, dopo il tramonto,
era satura del profumo dei tigli.
C’era una luna bella grassa in cielo,
ma gli angoli della piazza, il bar, i muri dei palazzi
erano bui.
Anche ore dopo, in un altro punto della città, corso Brescia
era gonfio del profumo che il tiglio rilascia nell’aria calda,
e così era in tutta la città in ogni ora senza vento
nei suoi viali inondati di fogliame
quando attraversi attento sebbene le strade siano deserte.
Anno dopo anno, la fioritura di questi alberi sembra far ricordare
scene passate,
ma è difficile fissarle e renderle certe, sono alla fine suggestioni
legate ai luoghi, ai viali, alla primavera in cui finiscono
le dannate scuole.
Puttane cinesi lavorano nel retro.
(Qui)
Qui ci abitava una mia compagna di studi con la sua famiglia
passavo a trovarla certe mattine
se ne stava a letto e parlavamo
suo fratello era molto simpatico, come lei del resto
e come tutta la famiglia
il padre l’ho conosciuto poco.
(Pacific Palisades)
Era un periodo in cui si andava di sera anche in una casa anni ’30
in riva al fiume
la padrona di casa emanava in certe sere una bellezza che prendeva alla gola
e in altre sere sembrava vecchia e stanca
così il risultato era che di volta in volta era irriconoscibile.
Ebbene, tanti ma tanti anni dopo,
ci siamo rivisti.
Andava poi a fare un viaggio in California
e più o meno nello stesso periodo ci sarei dovuto andare anche io
nei messaggi che ci si era scambiati in quell’occasione
comparve l’espressione Pacific Palisades
che da allora non mi ha più lasciato
mi ha seguito come un cagnolino
come quei fazzoletti che un tempo si annodavano al dito
per ricordarci di ricordare qualcosa :
Pacific Palisades.
Un luogo mescolato al suono del suo nome
una scena oceanica dalla costa
ma con dentro,
all’interno,
un nocciolo un seme
qualcosa che vuole fiorire
che chiede a qualcuno di farlo aprire
di lasciargli dire quello che ha da dire.
Pacific Palisades.
(Dentro di noi)
Dentro ciascuno di noi c’è un territorio
non sappiamo quanto sia segreto
ma è simile a un midollo
appare dopo l’ultima difesa dura dell’osso
in questo spazio nasce continuamente
non sai cosa
e non ha un centro forse
forse è il centro,
è dove finisce per noi l’analogia con la cipolla che puoi sempre sfogliare,
non è così.
Quel territorio è dove si nasce di continuo.
Chi lo raggiunge può farne razzia.
Non possiamo erigere muraglie a sua difesa,
perché ci sono già, sono le ossa,
eppure qualcosa come un limite viene il sospetto
che si possa allestire in qualche modo
non tanto un confine quanto un parapetto, una ringhiera fragile,
che dia solamente un segno, spazzabile via,
ma un segno, un confine,
anche all’interno di ciò che non ha differenze,
il territorio dove continuamente si nasce.
Dario Voltolini

Gabrielle Bosco devant le 5, rue Gallimard, l’entrée du bureau de Philippe Sollers
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- Philippe Sollers, de dos, entrant au 5 rue Gallimard