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Cycle Japonismes 2018 (II) - Claudel « Ambassadeur-poète » au Japon

150e anniversaire de sa naissance.

D 9 juillet 2018     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Avec un document rare « DODOITZU, Poèmes et peintures » à feuilleter ICI.

I - CONFERENCE
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Extrait d’une conférence prononcée le 10 septembre 2005 , par Michel Visserman à l’occasion du cinquantenaire de la mort de Paul Claudel et de l’exposition « Destination Japon. Sur les pas de Guimet et Claudel au Muséum de Lyon »  [1].

[…] Claudel fut, vous le savez, un diplomate de profession, et non des moindres. Reçu premier au Concours des Affaires étrangères, et alors qu’il avait tout loisir d’opter pour la voie des ambassades, il avait choisi la carrière consulaire qui lui semblait moins pesamment hiérarchique (dans un petit poste éloigné de la capitale, on est son propre maître) et moins astreinte aux obligations mondaines qu’il exécrait par nature, et aussi parce qu’elles lui paraissaient relever le plus souvent de la perte de temps. Or, diplomate à plein temps (il se fait une haute idée de ce qu’il appelle ses “devoirs d’Etat”), Claudel a aussi une oeuvre à écrire, et quelle oeuvre, et aussi une activité contemplative liée à son catholicisme intransigeant, qui ne lui ferait par exemple manquer pour rien au monde, dans quelque poste que ce soit, la messe du matin, ou omettre de consacrer en marcheur chevronné le temps nécessaire à la pérégrination solitaire. Peu carriériste, au moins dans la première partie de sa vie de diplomate, sans fortune et sans nom, Claudel allait pourtant accéder aux plus hauts postes du Ministère, à l’exception notable toutefois de ceux de la Direction centrale (à l’encontre notamment de Saint-John Perse qui sous son vrai nom d’Alexis Leger fit une carrière presque uniquement française et fut de facto en charge de la politique extérieure de la France durant la majeure partie de l’entre-deux guerres). Chef de poste au Brésil puis au Danemark, Claudel est nommé ambassadeur de France (il s’agit d’un grade, non d’une fonction, la plupart des ambassadeurs ne sont pas ambassadeurs de France) au début des années vingt. Ce grade lui ouvre les plus grands postes : il sera successivement ambassadeur à Tokyo, à Washington […]

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Voici, me direz-vous, un bien long préambule pour vous parler de la période japonaise de Claudel, qui n’occupe, congé statutaire défalqué, qu’à peine plus de quatre ans de cette interminable carrière tricontinentale, et qui nous le montre une nouvelle fois dans l’un de ces postes lointains et exotiques qui furent bien souvent son lot. Après tout, face à quatorze années de rang où il n’eut d’affectations que chinoises, face à huit ans passés aux Etats-Unis en tout début et en toute fin de carrière, le Japon ne pèse pas si lourd dans la trajectoire du diplomate. Comment expliquer alors que devant la tombe de ce grand catholique figurent les éléments d’un sanctuaire shinto, que de tous les postes qu’il ait occupé il n’en est aucun où il ait laissé dans le pays même un si impérissable souvenir, au point que les études claudéliennes forment au Japon comme un domaine à part dans les études françaises, un peu comme chez nous les études proustiennes ? Comment se fait-il que sa grande ombre obscurcisse à peu près tout ce qui s’est fait avant et après lui, au point que sa mission paraît incarner à elle seule la relation bilatérale et que la présence française dans le pays fonctionne aujourd’hui encore sur la base d’instruments qu’il a contribué, parfois non sans volontarisme ni obstination, à créer ? Pour avoir été en charge moi-même de l’un de ces instruments, l’Institut Franco-Japonais du Kansai à Kyoto, au cours d’années que j’aime à évoquer comme comptant parmi les plus belles de ma vie, c’est-à-dire exactement les termes qu’il employait pour désigner celles qu’il avait passées lui-même au Japon, c’est toujours pour moi un agréable devoir de mémoire, et comme le sentiment de m’acquitter bien modestement d’une dette, que de célébrer les années heureuses et fécondes que passa dans leur pays celui que les Japonais avaient baptisé d’autorité à son arrivée “l’Ambassadeur-poète”, et qui à la vérité sut si bien, en poète, aider au travail du diplomate en portant sur le Japon et les hommes qui l’habitent un regard amoureux et pénétrant (et pénétrant parce qu’amoureux). De ce regard, ce pays souvent si difficile à cerner et qui n’est pas sans souffrir de l’incompréhension, voire de l’hostilité que fréquemment il suscite, lui demeure à jamais reconnaissant, comme à l’un de ses interprètes les plus autorisés.

[… [En 1921], lorsque Claudel prend son poste japonais, il se retrouve ambassadeur dans un pays qui a annexé Formose et la Corée, la moitié méridionale de Sakhaline (la grande île oblongue est à quelques encablures de ses territoires septentrionaux), et qui fait la pluie et le beau temps en Chine au gré de ce qu’il perçoit comme ses intérêts du moment, en attendant d’y mener une guerre de conquête coloniale systématique au cours des années trente. L’Occident, qui a considéré avec une stupeur croissante cette montée en puissance (on ne dira jamais assez le choc que constitua en son temps l’issue de la guerre russo-japonaise, première défaite d’une puissance occidentale aux mains d’une nation non blanche), a pris progressivement ses distances avec ce pays que Claudel décrit dans une lettre personnelle à Leger comme une sorte de “Robinson international” avec lequel, pour cette raison précisément, la France a un rôle à jouer. L’Angleterre, qui vient de dénoncer une ancienne alliance défensive avec le Japon destinée à l’origine à contenir les ambitions russes dans la région, peut donc être désormais comptée au nombre des nations potentiellement hostiles et dispose avec Hong-Kong et Singapour de bases navales formidables en Extrême-Orient. L’Allemagne vaincue est momentanément hors-jeu, la Russie bolchevique, la rivalité transpacifique avec les Etats-Unis se dessine, rendant l’affrontement à terme inéluctable. Reste la France, qui partage avec le Japon les mêmes intérêts de puissance coloniale aux marges du monde chinois, et qui pourrait tenter de prendre auprès de lui la place que les Anglais ont laissée vacante. C’est ainsi que le grand oeuvre politique de Claudel au Japon, celui dont il ne cesse d’entretenir ses correspondants au Quai, soit pour obtenir leur accord préalable soit pour se féliciter, c’est de bonne guerre, des succès obtenus, sera l’organisation de la visite officielle du Gouverneur général de l’Indochine française (mai 1924), prélude selon Claudel à un rapprochement franco-japonais qu’il appelle du plus profond de son être, car il traduit de sa part une connivence étroite et ancienne. Il n’a en effet cessé de désirer le Japon, fidèle en cela à l’attachement comme fasciné qui le lie à sa soeur aînée Camille, laquelle exsudait littéralement le japonisme qui, du temps de l’adolescence de Claudel, régnait en maître sur les milieux littéraires et artistiques. Par ailleurs, pour le jeune membre de l’administration consulaire qu’est Claudel au milieu des années 1890, le Japon, tout auréolé du succès de sa modernisation au forceps et du retentissement de sa victoire militaire sur la Chine, est le pays d’Extrême-Orient dans lequel il convient de se faire nommer, l’intérêt du travail et les possibilités d’avancement y étant sans comparaison. Mais, faute d’ancienneté ou d’appuis, ou des deux, le Japon échappe à Claudel malgré des candidatures réitérées, et il avouera sans détour dans les Mémoires improvisés que la Chine, qu’il devait tant aimer par la suite, n’est à l’heure de la première mission qu’il y effectue (consul suppléant à Shanghaï, 1895-96), qu’un “pis-aller”. Il ne manquera pas d’ailleurs, après trois ans d’affectation dans divers postes chinois, de profiter des quatre semaines d’un congé pour se précipiter dans le pays si longtemps rêvé, qu’il arpente en touriste consciencieux de Nagasaki à Nikko (nord-est de Tokyo) et retour, lui consacrant quelques pages éblouies de Connaissance de l’Est.

Il lui reste alors plus de dix ans de Chine, si l’on y inclut les deux congés statutaires d’un an qui entrecoupent son séjour. Consul à Tien-tsin de 1906 à 1909, il s’attend, on l’a vu, à un nouveau poste asiatique (Yokohama figurant parmi les destinations envisagées), lorsqu’il se retrouve à la faveur d’une “inspiration du Personnel” en Bohème alors autrichienne, puis en Allemagne où la déclaration de guerre le surprend et où il n’est pas loin de se faire prendre à partie par “une foule vociférante”. A l’exception d’une mission d’un an et demi au Brésil qui tient du roman d’aventures exotiques, il passe en Europe la seconde décennie du siècle. Lorsqu’il apprend en janvier 1921 sa nomination à Tokyo (il ne prendra possession de son poste qu’en novembre), ce n’est donc pas sans une sorte de plaisir gourmand qu’il écrit dans son journal : “Je vais donc le rouvrir une fois de plus, ce grand livre de l’Orient”.

Il va le rouvrir, certes, mais à une tout autre page. Pour des raisons qui tiennent à la nature même de la mission qui lui a été confiée, mais aussi au sentiment de plénitude qu’il ressent à exercer son métier, et cette fois au plus haut niveau de responsabilité, dans le pays qui a toujours fait l’objet de son plus grand désir, Claudel, pour l’unique fois dans sa longue carrière, va au cours de son ambassade japonaise accorder la priorité au culturel sur l’économique. Plus encore, car nous touchons ici au coeur même du processus de création chez un diplomate qui ne nous intéresse bien entendu si fort que parce qu’il est l’un de nos plus grands écrivains, le Japon, parce qu’il est doué d’une tradition artistique vivante pour laquelle Claudel éprouve une admiration sans nuances, va le mettre en situation de travailler avec des artistes locaux, et qui plus est des artistes majeurs (chose qu’il n’avait par exemple jamais fait en quinze ans de Chine), élaborant à leur contact des oeuvres de conception et de facture extrêmement originales, comme celles que vous pouvez découvrir dans le cadre de l’actuelle exposition. Les Japonais ne mesuraient sans doute pas combien donc était pertinent le surnom que leurs journaux avaient d’emblée donné à “l’Ambassadeur-poète” (shijin taishi) parce qu’il arrivait dans leur pays précédé de sa réputation de grand écrivain, ayant été traduit jusque dans leur lointain idiome dès les années 1900. Le trait d’union, qui rend tant bien que mal en français la juxtaposition des deux substantifs japonais dont le premier, shijin (le poète), qualifie comme adjectivalement le second, taishi (l’ambassadeur), exprime en revanche avec bonheur la fusion sans équivalent que le Japon réalisa chez Claudel entre l’écrivain et l’homme de métier. La mission japonaise de Claudel est en quelque sorte une mission de combat, et comme une poursuite de la guerre par d’autres moyens avec nos “anciens ennemis” devenus nos “rivaux”. L’Allemagne, pour vaincue qu’elle soit, conserve en effet au Japon les positions

Expérience de collaboration artistique aussi féconde en son genre que celle qu’il pourra avoir à d’autres périodes de sa vie avec des artistes comme Milhaud, Honegger, Barrault ou Ida Rubinstein, à cette énorme différence près qu’en l’occurrence il collaborait avec des artistes qui partageaient sa culture. Il avait travaillé brièvement avec le peintre à son arrivée au Japon, à l’occasion de la publication chez un éditeur local de l’une de ses oeuvres de guerre, Sainte-Geneviève, pour laquelle il souhaitait un frontispice à la japonaise. Keisen, qui habitait une petite maison au toit de chaume dans une zone restée aujourd’hui encore étonnamment rurale de l’ouest de Kyoto, avait fait tout exprès le voyage de Tokyo, et Claudel, grand marcheur, l’avait entraîné dans sa promenade quotidienne autour des douves du Palais Impérial. Keisen s’était acquitté de la commande de sa manière légère et quelque peu désinvolte en esquissant un troupeau de canards paressant au pied des murailles, tandis que Claudel reproduisait pleine page de sa fine écriture de fonctionnaire le premier des douze poèmes de La muraille intérieure de Tokyo, sacrifiant ainsi pour la première fois à l’antique manière de la peinture lettrée à la chinoise dont Keisen, artiste volontiers archaïsant et délibérément dédaigneux de la modernité (ce qui n’est pas obligatoirement le cas de ses deux glorieux aînés), était un adepte plutôt provocateur. Vous n’aurez donc aucune peine à déchiffrer sur l’exemplaire qui figure dans l’exposition la suite du poème dont je me borne à citer l’entame, et qui exprime le sentiment de malaise éprouvé par tous les étrangers abordant Tokyo (“Centre-ville, centre vide”, écrira Barthes dans L’Empire des Signes), et découvrant cette ville organisée autour d’une immense cité interdite qui conduit les usagers à un perpétuel glissement autour du centre qu’il convient d’éviter, de contourner, au rebours de toutes les habitudes urbanistiques occidentales. “Non point la forêt ni la grève chaque jour le site de ma promenade est un mur, Il y a toujours un mur à ma droite. Un mur que je suis et qui me suit et que je déroule derrière moi en marchant et devant moi il y en a encore provision et fourniture, Un mur continuellement à ma droite…” Les années avaient passé. Mettant à profit les loisirs d’une croisière sur la Mer Intérieure au printemps 1926, Claudel était revenu avec un ensemble de 172 poèmes courts où il avait visiblement cherché, sans céder toutefois à l’imitation formelle, à retrouver quelque chose de la manière et de la sensibilité du haiku, le poème bref (dix-sept syllabes) qui exprime traditionnellement l’émotion du poète japonais devant le spectacle (le plus souvent naturel) ou la situation de la vie quotidienne qui s’imposent à lui. Faisant appel à nouveau à Keisen aux fins d’illustration d’un choix de ces poèmes, Claudel allait s’engager dans un processus chronologiquement bref (quelques mois) mais d’une extrême complexité, qui, à la faveur d’un détour médian par la peinture in fine écartée, allait aboutir à cet objet littéraire sans précédent ni postérité que sont les Cent Phrases pour éventails , “le recueil de ces poèmes que jadis au Japon”, écrit-il à l’occasion d’une réédition tardive chez Gallimard (l’original est paru chez le japonais Koshiba), “à la recherche de leur ombre, j’ai essayé effrontément de mêler à l’essaim rituel des haï kaï”. […]

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Cent phrases pour éventail

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Le 1er décembre 1926, Claudel a reçu notification officielle de sa nomination à Washington. Il va y aller en traînant les pieds. Par bonheur (?) le décès de l’Empereur Taisho survient à point nommé pour lui offrir une prolongation de séjour de quelques mois, et l’occasion d’assister aux grandioses funérailles impériales, pour lesquelles il s’improvise à nouveau reporter, cette fois pour le compte de L’Illustration. Lorsqu’il se rend le 6 décembre à Osaka pour installer la Société de rapprochement intellectuel franco-japonais (cette dénomination semble résumer toute son ambassade, il s’agit de la fondation destinée à servir de tutelle juridique à l’Institut Franco-Japonais du Kansai, établissement culturel qui verra le jour dans la ville voisine de Kyoto à l’automne 1927), il sait que c’est “la dernière fois (qu’il fait) de Tokyo à Kyoto par la vieille route historique du Tokaido un pélerinage d’art et de beauté”, et son coeur se serre en contemplant “par la fenêtre de (son) wagon ce paysage d’hiver japonais d’un charme si harmonieux et si pénétrant”. Une fois ses obligations officielles accomplies à Osaka, il se précipite à Kyoto pour échanger une dernière fois “vers et dessins” (c’est l’un de ses grands plaisirs japonais) au cours d’un repas avec Takeuchi, et aussi pour rendre une ultime visite à Keisen dans la petite maison dont la rusticité l’enchante. Les deux hommes vident quelques coupes pour fêter l’achèvement de la peinture que Claudel a commandée pour le Musée du Luxembourg, laquelle reste aujourd’hui inexplicablement introuvable alors que l’on sait par son télégramme du 3 février 1927 que Claudel l’a dûment expédiée.

[…] Le 17 février, c’est le départ pour Washington via San Francisco. Claudel sait-il qu’il ne reviendra jamais dans le pays où, a-t-il dit à ses hôtes d’Osaka, il a passé “cinq des plus belles années de (s)a vie” ? Quoi qu’il en soit, de son arrachement au pays aimé il a d’ores et déjà dicté les conditions dans la dernière des Cent Phrases pour éventails, que vous n’aurez donc aucune peine à découvrir au terme des trois accordéons de papier qui forment le cadre matériel de cet étonnant recueil :

Si l’on veut
me séparer du Japon
que ce soit
avec une poussière
d ’
….or

Ce que le calligraphe japonais a sèchement ponctué d’un mot en deux idéogrammes qu’il a tracés avec une inhabituelle et donc intentionnelle netteté, un peu comme des caractères d’imprimerie qu’il a disposés de telle sorte qu’ils se trouvent séparés l’un de l’autre par le poème français, formant ainsi eux-mêmes un calligramme aux allures d’irrémédiable : betsu-ri (séparation).

(Michel WASSERMAN, Professeur, Faculté des Relations internationales, Université Ritsumeikan, Japon)

Crédit : http://www.ritsumei.ac.jp

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II - L’OISEAU NOIR DANS LE SOLEIL LEVANT
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L’Oiseau noir dans le Soleil levant (1926)
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L’année 1926, - Paul Claudel est de retour au Japon à la fin février - est un peu celle d’une ambassade buissonnière -, M. l’ Ambassadeur étant souvent en déplacement, sinon en repérages : en effet si (et peut-être parce que) les grands projets politiques ne sont plus centraux, il est revenu nanti de la commande d’un livre d’impressions qui paraîtra en 1927 aux éditions Excelsior sous un titre quelque peu énigmatique, L’Oiseau noir dans le soleil levant, qu’il justifie au cours d’un entretien avec le journaliste Frédéric Lefèvre dans les termes suivants : J’ai pris ce titre parce que mon nom peut se traduire à peu près en japonais par oiseau noir [2] et que dans les gravures japonaises, vous le savez, on représente toujours un oiseau noir dans le globe du soleil levant [C’est aussi le parti qu’adopte Foujita en couverture de l’édition originale. ].

Peut-être aussi l’ai-je appelé ainsi en souvenir du vieux corbeau, si cher à mes enfants, qui chaque année revenait dans le jardin de l’ambassade. Il se perchait sur le mât de pavillon et venait inspecter ce lieu qu’il fréquente peut-être depuis des siècles [3]

L’auteur a indiqué dans un entretien (Nouvelles littéraires, 7 mai 1927) que ce recueil pouvait être considéré comme faisant "diptyque avec Connaissance de l’Est , rédigé en Chine entre 1895 et 1905.

Connaissance de l’Est contient en effet une série de poèmes inspirés par un premier voyage au Japon (mai - juin 1898) : notamment Le Pin (Tokyo, mai-juin 1898), L’Arche d’Or dans la forêt (Nikko, juin 1898) ou encore le texte fondamental intitulé Le Promeneur (Nikko, juin 1898). Certaines intuitions essentielles, qui datent de la période chinoise, trouveront à l’occasion du second séjour diplomatique en Asie (le Japon après la Chine) leur plein développement.

Toutefois, si l’on devine facilement d’un recueil à l’autre de nombreux échos, des rappels - ou des réponses -, des souvenirs aussi, L’Oiseau noir dans le Soleil levantse présente bien différemment du recueil de Chine, dans sa forme - ou plutôt ses formes - comme dans ses intentions.
L’Oiseau noir dans le Soleil levant apparaît en effet comme une sorte de "mélange", colligeant des textes bien différents les uns des autres, même s’ils touchent naturellement tous au Japon et la culture japonaise, et parfois plus largement extrême-orientale. L’unité de la "prose descriptive" de Connaissance de l’Est disparaît au profit d’une riche variété d’écritures : prose, prose poétique, écriture dramatique, dialogues...

D’après Yvan DANIEL
www.paul-claudel.net

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Le Pin

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Laissons la parole à Paul Claudel avec ce premier extrait de ses écrits, intitulé « Le pin », tiré du recueil Connaissance de l’Est. Hymne à la nature, à l’arbre et à son symbolisme, en particulier le pin si présent dans le paysage et la peinture japonaise.

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L’arbre seul, dans la nature, pour une raison typifique [4], est vertical, avec l’homme.

Mais un homme se tient debout dans son propre équilibre, et les deux bras qui pendent, dociles, au long de son corps, sont extérieurs à son unité. L’arbre s’exhausse par un effort, et cependant qu’il s’attache à la terre par la prise collective de ses racines, les membres multiples et divergents, atténués jusqu’au tissu fragile et sensible des feuilles, par où il va chercher dans l’air même et la lumière son point d’appui, constituent non seulement son geste, mais son acte essentiel et la condition de sa stature.

La famille des conifères accuse un caractère propre. J’y aperçois non pas une ramification du tronc dans ses branches, mais leur articulation sur une tige qui demeure unique et distincte, et s’exténue en s’effilant. De quoi le sapin s’offre pour un type avec l’intersection symétrique de ses bois, et dont le schéma essentiel serait une droite coupée de perpendiculaires échelonnées.

Ce type comporte, suivant les différentes régions de l’univers, des variations multiples. La plus intéressante est celle de ces pins que j’ai étudiés au Japon.

Plutôt que la rigidité propre du bois, le tronc fait paraître une élasticité charnue. Sous l’effort du gras cylindre de fibres qu’elle enserre, la gaîne éclate, et l’écorce rude, divisée en écailles pentagonales par de profondes fissures d’où suinte abondamment la résine, s’exfolie en fortes couches. Et si, par la souplesse d’un corps comme désossé, la tige cède aux actions extérieures qui, violentes, l’assaillent, ou, ambiantes, la sollicitent, elle résiste par une énergie propre, et le drame inscrit au dessin tourmenté de ces axes est celui du combat pathétique de l’Arbre.

Tels, le long de la vieille route tragique du Tokkaido, j’ai vu les pins soutenir leur lutte contre les Puissances de l’air. En vain le vent de l’Océan les couche : agriffé de toutes ses racines au sol pierreux, l’arbre invincible se tord, se retourne sur lui-même, et comme un homme arc-bouté sur le système contrarié de sa quadruple articulation, il fait tête, et des membresque de tous côtés il allonge et replie, il semble s’accrocher à l’antagoniste, se rétablir, se redresser sous l’assaut polymorphe du monstre qui l’accable. Au long de cette plage solennelle, j’ai, ce sombre soir, passé en revue la rangée héroïque et inspecté toutes les péripéties de la bataille. L’un s’abat à la renverse et tend vers le ciel la panoplie monstrueuse de hallebardes et d’écus qu’il brandit à ses poings d’hécatonchire ; un autre, plein de plaies, mutilé comme à coups de poutre, et qui hérisse de tous côtés des échardes et des moignons, lutte encore et agite quelques faibles rameaux ; un autre, qui semble du dos se maintenir contre la poussée, se rassoit sur le puissant contrefort de sa cuisse roidie ; et enfin j’ai vu les géants et les princes, qui, massifs, cambrés sur leurs reins musculeux, de l’effort géminé de leurs bras herculéens maintiennent d’un côté et de l’autre l’ennemi tumultueux qui les bat.

Il me reste à parler du feuillage.

Si, considérant les espèces qui se plaisent aux terres meubles, aux sols riches et gras, je les compare au pin, je découvre ces quatre caractères en elles : que la proportion de la feuille au bois est plus forte, que cette feuille est caduque, que, plate, elle offre un envers et un endroit, et enfin, que la frondaison, disposée sur les rameaux qui s’écartent en un pointcommun de la verticale, se compose en un bouquet unique. Le pin pousse dans des sols pierreux et secs ; par suite, l’absorption des éléments dont il se nourrit est moins immédiate et nécessite de sa part une élaboration plus forte et plus complète, une activité fonctionnelle plus grande, et, si je puis dire, plus personnelle. Obligé de prendre l’eau par mesure, il ne s’élargit point comme un calice. Celui-ci, que je vois, divise sa frondaison, écarte de tous côtés ses manipules ; au lieu de feuilles qui recueillent la pluie, ce sont des houppes de petits tubes qui plongent dans l’humidité ambiante et l’absorbent. Et c’est pourquoi, indépendant des saisons, sensible à des influences plus continues et plus subtiles, le pin montre un feuillage pérennel.

J’ai du coup expliqué son caractère aérien, suspendu, fragmentaire. Comme le pin prête aux lignes d’une contrée harmonieuse l’encadrement capricieux de ses bois, pour mieux rehausser le charmant éclat de la nature il porte sur tout la tache de ses touffes singulières : sur la gloire et la puissance de l’Océan bleu dans le soleil, sur les moissons, et interrompant le dessin des constellations ou l’aube, sur le ciel. Il incline ses terrasses au-dessous des buissons d’azalées en flammes jusqu’à la surface des lacs bleu de gentiane, ou par-dessus les muraillesabruptes de la cité impériale, jusqu’à l’argent verdi d’herbe des canaux : et ce soir où je vis le Fuji comme un colosse et comme une vierge trôner dans les clartés de l’Infini, la houppe obscure d’un pin se juxtapose à la montagne couleur de tourterelle.

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Deux bambous verts

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Voici une autre réflexion de Paul Claudel relative à la nature.

Sur une longue bande de papier Seiki a peint deux bambous parallèles de diamètres différents, pas de feuilles, rien que les deux tuyaux d’un vert égal en commençant par les racines. Deux cannes, on dirait : est-ce un sujet pour un peintre ? Mais que les deux tuyaux n’aient pas la même grosseur, est-ce que l’œil ne s’en aperçoit pas aussitôt et ce qui nourrit en nous le sens de la proportion ? Aussi, ne vois-tu pas que les jointures très rapprochées près de la racine s’écartent ensuite à des distances calculées qui ne sont pas sur les deux tiges les mêmes ? Et de cette double comparaison ne jaillit-il pas pour l’esprit à la fois une harmonie et une mélodie comme des nœuds d’une double flûte ? L’œil ne se lasse pas de vérifier que la proportion est ce nombre qui n’est capable d’être représenté par aucun chiffre.

(Juillet 1926)
L’Oiseau noir dans le Soleil Levant,NRF - Poésie / Gallimard,

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Claudel et la marionnette japonaise

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Paul Claudel en 1926 tenant une marionnette de bunraku © Indivision Paul Claudel
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Lorsque Claudel prend en 1921 ses fonctions d’ambassadeur au Japon, il se rappelle le bref séjour qu’il y avait fait en 1898. Imprégné du caractère sacré de ses cultes, de ses rites, de sa nature, il avait eu l’intuition concrète de l’analogie universelle, soit le rapport que chaque être entretient avec tous les autres. Il y a ressenti en outre, cette fois, le sentiment de révérence pieuse devant le mystère de l’existence, la communion avec l’ensemble des créatures dans une bienveillance attendrie, vertus secrètes à ses yeux, avec la pureté, de l’âme et de l’art du Japon.

Il a pourtant confié à Jacques Copeau [5], alors qu’il était sur le point de quitter ce pays, y être venu pour étudier le bunraku, soit les marionnettes du Bunraku-za, théâtre d’Ôsaka [6].

Et, de fait, durant tout son séjour, non seulement il n’a pas manqué une occasion de le fréquenter, mais il a voulu le faire apprécier [7], conformément au souhait qu’il exprimera dans sa lettre de remerciement au professeur Miyajima pour ses études sur le bunraku. À l’occasion de visites officielles, en compagnie de son épouse, il y convie le 15 février 1922 le maréchal Joffre et sa suite à la représentation de la fuite des deux amants de Yoshitsune Senbonzakura [Yoshitsune mille cerisiers, bunraku] et le 23 mai 1924, le gouverneur général de l’Indochine Merlin. Lui-même s’i ntéresse aux manipulateurs de poupées. ll assiste en mai, le 26, avec sa fille Reine au bunraku, scène du temple Dômyô-ji de Sugawaradenju-tenaraikagami au Théâtre Bunraku-za, avant de se rendre au Théâtre Naka-za à Dôtonbori, qui donne Kanadehon Chûshingura, un kabuki, forme de drame moderne issue du bunraku. Il s’entretient alors de cette dramaturgie avec G.Nakamura qui joue le rôle de Y.Ôboshi.

Le 6mai, en compagnie de Reine encore, les journaux Ôsaka Asahi et Ôsaka Mainichi le montrent, l’un avec une marionnette de bunraku, l’autre en compagnie de G.Nakamura dans les coulisses du Théâtre Naka-za à Ôsaka.

Le 27mai 1922, il a admiré au Théâtre Bunraku-za la mimique des marionnettes, le chant et la musique dans la scène « Supports de Calebasses » de Hikosan Gongen Chikaino-Sukedachi Main-forte jurée de Hikosan Gongen], chantée par Ko’utsubo Tayû qu’accompagne le shamisen de Shinzaemon.

À deux reprises, le 12avril 1922 au palais impérial à l’occasion de la visite du prince de Galles au Japon, et le 31octobre 1924 à l’extérieur pour la fête de l’Empereur4, il a assisté à un spectacle d’orchestre et danse du VIIIe siècle d’origine chinoise et coréenne, le bugaku qui répond au « coup de lune » qui, selon lui, avait ébloui autrefois l’Asie et dont il est venu chercher les dernières lueurs au Japon.

Au professeur Miyajima, Tokyo, le 17 nov. 1926, il déclare (Pr.1552) : « Je souhaite que mes compatriotes assistent aussi nombreux que possible au spectacle émouvant du Bunraku ».

Jacques HOURIEZ : Claudel et la marionnette japonaise (extrait)
Bulletin de la Société Paul Claudel, n°207 (2012-3).

Crédit : http://www.paul-claudel.net/bulletin/bulletin-de-la-societe-paul-claudel-n%C2%B0207

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BOUNRAKOU

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Et voici ce qu’écrit Paul Claudel sur le Bunraku (qu’il orthographie Bounrakou) dans "L’Oiseau noir dans le soleil levant " :

C’est le nom du théâtre de marionnettes d’Osaka, d’où est sorti le drame moderne, dit Kabouki.

La marionnette c’est le masque intégral et animé, non plus le visage seulement, mais les membres et tout le corps. Une poupée autonome, un homme diminutif entre nos mains, un centre à gestes. La marionnette n’est pas comme l’acteur humain prisonnière du poids et de l’effort, elle ne tient pas au sol, elle manœuvre avec une égale facilité dans toutes les dimensions, elle flotte dans un élément impondérable comme un dessin dans le blanc, c’est par le centre qu’elle vit, et les quatre membres avec la tête, en étoile autour d’elle, ne sont que ses éléments d’expression, c’est une étoile parlante et rayonnante, interdite à tout contact. Les Japonais n’ont pas essayé de la faire marcher, c’est impossible, elle n’a pas de rapport avec la terre, elle est fixée comme sur une tige invisible et elle tire la langue de tous les côtés. La jambe et le pied ne sont plus simplement des moyens d’avancement et de support, mais l’instrument et le ressort de toutes les attitudes, démarches et intrications spirituelles, ce qui sous nous exprime l’inquiétude, l’élan, la résistance, le défi, la fatigue, le réveil, l’envie de partir ou de rester. Regardez voir, on l’a monté pour que vous voyiez mieux ! Regardez ce petit bonhomme, il fait tout ! Regardez ce monsieur et cette dame en l’air, toute la vie au bout d’un bâton ! Et nous autres par derrière, comme c’est amusant, bien caché, de faire exister quelqu’un ; de créer cette petite poupée qui se peint par les deux prunelles dans l’âme de chaque spectateur, qui s’y promène et qui s’y démène ! La seule chose qui bouge au milieu des rangs l’un derrière l’autre de ces spectateurs immobiles et dont ce petit farfadet est comme l’âme endiablée ! au milieu de toute cette attention enfantine la déflagration de ce diable de petit feu d’artifice !

La marionnette japonaise n’est pas de celles qui n’ont rien que la main au bout de mon bras pour corps et pour âme. Elles ne brandillent pas non plus fragilement au bout de quelques fils, comme quelqu’un que soulève et tour à tour lâche et reprend une destinée incertaine. L’animateur les manœuvre de tout près cœur à cœur et ça saute si fort qu’on dirait que ça va lui échapper. Il n’y a pas qu’un seul animateur, il y en a deux, parfois trois. Ils n’ont pas de corps ni de figure, ils sont vêtus d’un fourreau noir, les mains et le visage voilés de noir. La poupée est l’âme collective de ce lambeau d’ombre, de ce groupe de conspirateurs dont on oublie bientôt l’existence. On ne voit plus, comme des hachures autour d’un dessin, que cette espèce de noir crachat sur lequel se détache dans ses vêtements rouges et blancs ou en or le petit seigneur majestueux ou frénétique. Le dialogue est celui de deux étoiles, chacune derrière elle traînant son groupe agglutiné d’invisibles inspirateurs. À droite, accroupis sur une espèce de tribune, entre deux cierges, il y a deux hommes en costume spécial, celui qui raconte et qui parle et le préposé à l’émotion. Le premier a devant lui un pupitre sur lequel est déposé le libretto, et les acteurs de bois qui au milieu de leur tas noir obéissent non pas comme chez nous à des mains et à des doigts mais à un conciliabule de cœurs s’unissent à ce qu’il dit ; c’est quelque chose qui se détache du livre et qui s’en approprie le langage ; nous ne sommes plus en présence d’interprètes mais du texte même. Le second choriste tient la guitare à long manche japonaise, le shamisen de peau blanche, d’où il tire de temps en temps, au moyen d’un plectre d’ivoire, quelques sons, sans doute assez semblables à ceux de la lyre antique. Mais de plus il est à lui seul tout un chœur à bouche fermée. Il n’a pas droit à la parole, il n’a droit qu’au gémissement et à l’exclamation, et à ce bruit animal et sans lettre qui vient directement de la poitrine et de l’opposition au souffle de nos diverses anches et soupapes. Il interroge, il est content, il est inquiet, il souffre, il désire, il est en colère, il a peur, il réfléchit, il grogne, il pleure, il raille, il injurie, il soupçonne, il insinue, il rage, il rugit, il caresse. Sa fonction est d’amorcer le public. Il est à lui seul tout le public qui fait oh ! et ah [8] ! Il ne lui manque que la parole.

1924
1. In Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le soleil levant

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Le Poète et le shamisen

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In L’Oiseau noir dans le soleil levant

Dans cet extrait, Paul Claudel analyse en poète, la géométrie du toit de la pagode japonaise. Une analyse qui dénote le don d’observation affuté de son auteur, en même temps que l’effervescence de son imagination poétique ; elle pourrait même ouvrir de nouveaux horizons aux mathématiciens...
Nous avons apprécié cet extrait in « Le Poète et le shamisen ».

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SHAMISEN

Notons que le shamisen, ici personnalisé, est cet instrument musical japonais, un luth à long manche, sans frettes, muni de trois cordes. Il comporte une petite caisse de résonance carrée avec des membranes frontale et arrière en peau de chat. En faveur dans la musique traditionnelle et savante pour accompagner les chants lyrique et narratif ainsi que dans les orchestres de bunraku (marionnettes) et de kabuki.

[ …] LE POÈTE. -Avant que Nara ne fût. Avant qu’immobile et volante la Pagode à l’échancrement de ce col n’enlevât l’énorme falbala de ses toits superposés que termine un long piquet, la tige raide entreficelée de ce multiple calice.

LE SHAMISEN. -Allons, nous n’échapperons pas à ce développement sur les temples de Nara que je vois venir depuis le commencement de cet entretien, et que j’essayais vainement d’éluder. Vas-y ! superpose les étages de ta pensée comme cet édifice acharné que construit la main gauche du pianiste pendant que la main droite fait ruisseler dessus de brillants arpèges !

LE POÈTE. - Le toit Japonais, c’est la géométrie éludée par l’aile ! Le triangle. Prenons un temple grec, c’est la même chose. Prenons un fronton de temple grec. C’est toujours le même élément architectonique. Il s’agit toujours d’un triangle ! Par exemple chacun de ces couvercles superposés de la pagode dont nous parlions, c’est quoi ? tout simplement quatre triangles réunis par la pointe ; non pas verticaux mais obliques.

LE SHAMISEN. - Le temps, tout le consume et l’amour seul l’emploie.

Ce n’est pas moi qui ai trouvé cette jolie pensée...

LE POÈTE. - Les grands toits du temple de Daibutsu, ces toits d’une ligne si pure avec la courbure presque insensible dans le bas - il n’y a pas de ligne droite au Japon mais une série d’approximations exquises presque jusqu’à s’y confondre, - ces toits, dis-je, ce ne sont pas des rectangles, ce sont des trapèzes, c’est-à-dire des triangles réséqués.

LE SHAMISEN. - … C’est Voltaire. - On croit connaître quelqu’un...

LE POÈTE. - Mais attention ! voilà nos deux triangles, quelle est la différence ?

LE SHAMISEN. - Le triangle du fronton grec est fermé.

LE POÈTE. - Celui-ci est ouvert ! Les deux lignes divergentes se recourbent et se relèvent légèrement créant au-dessous d’elles un vide qui attire à lui tout l’édifice dont elles sont la base en l’air et non pas le couronnement. Le fronton grec est taillé dans un marbre inerte, il est la forme du poids, mais ici nous avons un triangle végétal et vivant, quelque chose d’autonome. Ce n’est pas le faîte en qui se consomme la montée, c’est tout l’édifice qui est suspendu hors de la réalité ; féerique, soustrait au travail.

3. LE SHAMISEN. - L’angle dont tu parles est celui des aiguilles du pin, ou les deux jambages qui font le caractère homme. On croit connaître quelqu’un ...

LE POÈTE. - Laisse-moi achever !

LE SHAMISEN. - … on a vécu avec lui pendant vingt ans et tout à coup on le voit descendre à la table du déjeuner avec une cravate bleue aussi inopinée que la petite vérole !

LE POÈTE. - De plus les lignes du triangle grec ne font que relier trois points l’un à l’autre et déterminer entre elles un champ de rapports et de proportions mathématiques. Ce sont des lignes inertes ou disons éternelles. Elles ne bougent pas, elles ne partent de rien, elles ne vont nulle part. Le triangle Japonais au contraire est dirigé vers le dehors dans toutes les directions à la fois. Il est l’intersection devenue sur un point visible de lignes indéfinies. Il est par toutes ses pointes inachevé. Il est l’alliance de la ligne droite et de la courbe. Il ne tient à rien. Il est l’expression et moins la fusion que l’accolade de deux mouvements à la fois convergents et divergents. Il est la limite gracieuse et souple entre l’attraction et la pression, ce qui tire et ce qui cède, le ressort de ce qui plie, l’alliance de ce qui résiste.

LE SHAMISEN. - Tarara, boum, boum, gdnn, gdnn !

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III - DODOITZU, POEMES ET PEINTURES
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EDITION RARE, VOUS POUVEZ FEUILLETER CI-DESSOUS, DANS SON INTEGRALITE, UN EXEMPLAIRE DE CE TIRAGE LIMITE :

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Edité par Librairie Gallimard, NRF, Paris, (1945)

Gd in-8 (215 x 280mm) couverture souple, cousue à la japonaise, illustrée couleurs sur les 2 plats, feuilles imprimées sur une seule face, 30 hors texte couleurs en vis à vis des poèmes. Aquarelles du peintre japonais Rihakou Harada (1890-1954)
Le texte des poèmes de Paul Claudel est présenté avec la traduction anglaise. Tirage limité à 4075 exemplaires numérotés.

Il s’agit d’un recueil de chansons populaires japonaises adaptées par Paul Claudel et publié à Paris l’année de la capitulation du Japon, qui signa ainsi la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il n’est pas limité aux périodes Edo et Meiji (autrement dit au style Dodoitezu), comme son nom pourrait le laisser penser, mais comprend 26 chansons de nombreuses époques traduites en français et illustrées par le peintre Rihakou Harada (1890-1954), qui habitait en France. Il ne s’agit presque exclusivement que de chansons d’amour familières. Pour la traduction, Claudel s’est aidé de l’Anthologie de la poésie japonaisedu japonologue Georges Bonneau (1897-1972).

http://dl.ndl.go.jp/

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PREFACE

Aile étrange du poème ! Quand une fois la chanson a pris l’essor, une fois le sol natal abandonné, qui dira quelles rides, quels reflets, elle est appelée à éveiller sur des miroirs inattendus, quelle inspiration elle fournira à l’écho, quelles variations sur un distant rivage elle proposera à l’oreille attentive de l’oiseau-moqueur ? Ainsi là-bas sous le Soleil levant, sous les pieds du paysan attelé à sa noriah, sous l’effort du marin qui hisse la voile, dans le tapage rythmique du lourd maillet qui décortique le riz, ou le balancement songeur de la jeune mère (son pied chaussé de la courte chaussette blanche, ah ! plus que le berceau, c’est le cœur battant du tendre petit bébé qui lui communique sa pulsation !) il naît une mélopée à laquelle viennent s’adapter comme d’elles-mêmes d’humbles paroles. Du bourdonnement naïf est né le dodoitZu, frère rustique, mais à mon avis bien plus savoureux, du savant uta. Quelques lignes, quelques vers à la mesure d’un gosier d’oiseau ou d’une élytre de cigale. Un amateur local les a écoutés et transcrits, de la musique native il ne reste plus que le résidu verbal. À son tour un étranger, en l’espèce : Georges Bonneau, professeur à l’Institut français de Kyotô, s’y est intéressé. Il les traduit, il en fait un recueil. Et ce recueil tombe sous les yeux d’un vieux poète qui a fait de longs séjours là-bas, dans le pays de la Sérénité matinale. Voici que peu à peu, dans sa chambre intérieure, à l’accent rétorqué du chantre primitif, s’anime un pied correspondant. Quelque chose de neuf à la fois et de provoqué. Le sentiment retourne à sa source lointaine sous la forme de nostalgie.

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Ma figure dans le puits
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Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Et que j’en mette une autre

Et si l’on me trouve jolie

Tant pis ! C’est pas ma faute !

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Her face in the well

My face in the well

I cannot take it out

My face in the well

I cannot take it off

And if you think I’m pretty

It’s really not ma fault !

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oOo

[1L’auteur assurait la direction scientifique de la partie Claudel de la manifestation.
Professeur à la Faculté des Relations internationales, Université Ritsumeikan, Japon.

[2Le nom patronymique de Claudel se prononce en transcription phonétique japonaise Kurôderu, d’où une certaine parenté avec kurodori (l’oiseau noir).

[3Les Nouvelles littéraires, 7 mai 1927, S.O.C., II, p. 167.

[4mot rare qui m’a poussé à rechercher sa définition : ériger en type

[5À Jacques Copeau, Tokyo (?), le 7 mai 1927. Il est venu au Japon pour étudier le bunraku et il a écrit une étude sur le nô. Le théâtre japonais lui a appris beaucoup de choses. (CPC VI, p. 141-142), Shinobu Chujo, Chronologie de Claudel au Japon, à paraître.

[6À Jacques Copeau, Tokyo (?), le 7 mai 1927. Il est venu au Japon pour étudier le bunraku et il a écrit une étude sur le nô. Le théâtre japonais lui a appris beaucoup de choses. (CPC VI, p. 141-142), Shinobu Chujo, Chronologie de Claudel au Japon, à paraître.

[7Au professeur Miyajima, Tokio, le 17 nov. 1926, Pr. 1552 : « Je souhaite que mes ­compatriotes assistent aussi nombreux que possible au spectacle émouvant du Bunraku ».

[8Il y a dans la littérature japonaise une expression : connaître la Ahité des choses (mono no aware woshiru), cela dans toutes les choses qui font AH !

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