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Julia Kristeva : N’ayons pas peur du besoin de croire

suivi de "Le corps d’Adel" (Conversation)

D 30 décembre 2017     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


A la veille des fêtes de Noël, Julia Kristeva était interviewée par Isabelle Girard pour Le Figaro Madame sur « Cet incroyable besoin de croire », dont elle a fait le thème d’un de ses essais, elle, la psychanalyste athée avec ce double constat :

« N’ayons pas peur du besoin de croire »
« Je crois, donc je suis »

C’est l’objet de la première partie de cet article.

En médaillon, ce portrait de Julia Kristeva par Adel Abdessemed avec lequel elle a engagé une longue Conversation intitulée Le corps d’Adel. Dès son apparition sur la scène artistique autour de 2000, l’oeuvre d’Adel Abdessemed a été perçue comme une réponse à la situation du monde contemporain avec tous les mouvements convulsifs qui le traversent, utilisant le langage de l’art pour exprimer toute l’énergie et la violence qui les marquent de leur empreinte.
C’est l’objet de la deuxième partie de cet article.

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N’AYONS PAS PEUR DU BESOIN DE CROIRE

1. D’où vient le mot croire ?

 

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Le mot croire trouve ses racines dans le sanskrit « cred » qui signifie : « Je te donne mon cœur en attente de récompense. » Il ne s’agit pas de « croire » au sens de « je suppose », « je fais une hypothèse ». Mais d’une évidence, d’un vécu de « vérité » absolue, indispensable, vitale. L’enfant l’éprouve dans les bras de sa mère qui le porte et le nourrit. Ou dans la voix, le regard et la reconnaissance du père, ce tiers, le premier autre. L’expérience des mystiques atteste que la croyance se loge précisément dans cette réciprocité, reliance psycho-sexuelle.

 
2. Vous êtes athée et pourtant vous écrivez un livre intitulé Cet incroyable besoin de croire. N’est-ce pas une démarche contradictoire ?

Mon père était croyant. C’était sa façon à lui de garder la liberté dans la Bulgarie communiste, mon pays natal. Ma mère était darwinienne, mais elle ne tenait pas à revendiquer son athéisme. C’était à moi de monter au créneau, en traitant mon père d’homme préhistorique et autres épithètes sentant la naphtaline. La conversation à table, souvent émaillée d’idées et de lectures, devenait vite électrique, mais sans tabous, comme une initiation à la liberté de penser. Bien plus tard, à Paris, en lisant Freud et en devenant psychanalyste, j’ai découvert que le besoin de croire est au cœur de la vie psychique et qu’il ouvre la voie au désir de savoir. Pour l’humaniste que je suis, besoin de croire et désir de savoir sont inséparables.

 
3. Ce besoin de croire est-il inné ou se construit-il ? 
 

Il se construit. Deux expériences psychiques confrontent le psychanalyste avec le besoin de croire chez l’enfant. La première renvoie à ce que Freud appelle un « sentiment océanique » du nourrisson, qui n’a pas encore établi des frontières entre soi-même et le corps qui le contient, puis le protège. La seconde est une « identification primaire » avec le père aimant (à ne pas confondre avec le père dit « oedipien », qui sépare et juge) : un investissement (une « croyance ») réciproque. Elles font le socle de toute consistance identitaire.

 
4. Est-ce une hypothèse ?

C’est une observation clinique qui permet de poser que le besoin de croire est un besoin anthropologique universel, pré-religieux, sous-jacent à l’élaboration du lien à l’autre, sur lequel pourra se construire la capacité de parler et de penser : « J’ai cru et j’ai parlé », dit le psalmiste dans la Bible. Et il se décline selon des modalités spécfiques : amuna dans le judaïsme, credo dans le christianisme, iiman dans l’islam, s’adressant à Yahvé, à Jésus, à Allah… Et, en dehors des monothéismes, à Bouddha, ou, dans le taoisme, à la relianceau flux cosmique…

5. Vous dites que la croyance est antérieure à l’existence des religions ?

Il est difficile de situer historiquement et psychiquement cette antériorité ; peut-être parce que nous avons du mal à penser l’événement qui s’est produit en Europe et nulle part ailleurs, avec la Renaissance et les Lumières : nous avons coupé le fil avec la tradition religieuse. Emancipation des désirs, des pensées, des esclaves, des femmes, des enfants, des sexes, des genres… Certains ont cru que ces avancées ont effacé la croyance. En réalité, en combattant les abus obscurantistes, la sécularisation a fait des religions des objets de connaissance, interprétations et savoirs. Aurait-on oublié que si seuls les sages éthiques peuvent se contenter de raison, les autres ont besoin de grands mythes incarnés et vivants ? Ils refont surface dans les mentalités culturelles apparemment banalisées par l’hyperconnexion, et ils imprègnent les comportements maternels et paternels, voire leurs métamorphoses dans les nouvelles formes de parentalité (mariage pour tous, PMA, GPA, etc.). En repérant ce besoin de croire anthropologique, à la fois dans le développement et les effondrements identitaires et à la racine de toute religion, nous pouvons mieux accompagner ceux qui cherchent à assouvir leurs carences singulières en puisant dans le supermarché numérique des spiritualités « prêtes à porter », ou en succombant aux promesses djihadistes. Nous pouvons aussi affronter lucidement les autres impasses que nous rencontrons dans nos sociétés sécularisées, lorsqu’elles dénient le rôle du besoin de croire dans la construction de la personne.

 

6. Etes-vous hostile à la laïcité pure et dure ?

Je me méfie d’une laïcité complaisante qui a peur de heurter nos frères musulmans, hésite à dénoncer l’islam politique et ne s’autorise même pas à mettre en question les dogmes coraniques, salafistes, wahabistes. En revanche, une laïcité convaincue et rigoureuse est un rempart indispensable contre, d’une part, l’obscurantisme religieux et, de l’autre, la post-truth politics et l’« accélération immobile » qui évident « nos valeurs ». Mais à condition que cette ferme laïcité ose entreprendre une interprétation des faits religieux, ainsi que des combats historiques menés par la sécularisation, dès l’école - de la maternelle à l’université.

Il ne suffit pas de renvoyer la diversité des croyances dans la sphère privée, ni de retirer les croix et les crèches de Noël des espaces publics, comme l’exige la loi et comme l’impose plus que jamais l’actualité explosive.Il importe aujourd’hui de donner aux jeunes et moins jeunes citoyens la capacité de comprendre et d’intégrer le sens, le contexte, l’histoire et la portée, tout autant que les dérives, de ces discours. Que signifient l’arche de Noé, le Buisson ardent, le sacrifice évité d’Isaac ? Pourquoi au commencement était le Verbe ? Qu’est-ce que le mystère de l’Eucharistie ? Le Coran impose-t-il le voile et la polygamie ?

Puisque l’humanisme favorise le désir de savoir, appliquons-le au besoin de croire lui-même et aux divers corpus de croyances. Le développement de la philosophie et des sciences humaines nous permet de nous approprier sans peur et en les interrogeant les sources de la culture européenne : grecques, juives, chrétiennes et la greffe musulmane. L’humanisme en est issu, et il est aujourd’hui capable de se refonder en les réévaluant, en connaissance de cause. Il nous faut apprivoiser cette histoire et la repenser. En abolissant les frontières, nous avons ouvert la voie aux flux migratoires de la détresse en même temps qu’à celui des mémoires religieuses. Les ignorer ou les renvoyer au passé ne nous prépare pas nécessairement « le grand remplacement », mais certainement des embrasements dévastateurs.

 7. Vous écrivez que croire, c’est le refus de se laisser embarquer dans la société de consommation et du spectacle.

 La globalisation hyperconnectée, la finance et le marketing favorisent la pensée du comment  ? au détriment du pourquoi ? Et l’investissement (synonyme de croire) se porte de préférence sur les techniques, le how to do, le calcul, le « gagnant-gagnant ». L’espace psychique, l’expérience intérieure ne sont pas vraiment une « valeur » dans la société en voie vers le transhumanisme. Le streaming des images qui transitent, au sens digestif du terme, déréalise les internautes du vide : régression hypnotique et ivresse des affects s’ensuivent. Les adolescents en particulier sont plus exposés à cette dépersonnalisation. Contrairement à l’enfant qui joue et qui cherche, l’adolescent est un croyant en quête d’idéal, forcément déçu, doublé d’un nihiliste qui détruit et se détruit. Il nous faudra réinventer l’Ecole des parents pour faire face aux nouvelles exigences de la parentalité. Former un nouveau « corps enseignant », avec des référents et tuteurs capables d’aider à la reconstructions de la vie personnelle et d’une vie sociale. Sinon, impossible d’entreprendre un « enseignement laïque de la morale », s’il n’y a pas de Soi pour l’accueillir.

 
8. Vous rencontrez des jeunes à la maison de Solenn qui ont été radicalisés au nom d’Allah.

 J’ai déplacé mon séminaire sur « Le besoin de croire » de l’Université de Paris 7 à la Maison des adolescents, pour le personnel soignant de l’hôpital Cochin. Philosophes, psychologues, sociologues et psychanalystes se joignent à une équipe interculturelle et interdisciplinaire. Souad, appelons-la ainsi, qui avait été suivie pour anorexie il y a deux ans, s’est radicalisée sur Internet. Elle se définit comme un « esprit scientifique », sèche les cours de français et de philo, « langages de colonisateurs », elle se dit « féministe » parce qu’elle « n’aime pas les hommes » et « ne fait confiance qu’à Allah ». Elle porte la burqa et se prépare à partir faire le djihad, devenir une épouse prolifique de lionceaux kamikazes. L’équipe interculturelle l’accueille dans une nouvelle famille recomposée et n’interroge pas sa croyance. Souad met du temps à fendre l’armure, à se raconter, à prendre du plaisir à jouer avec les autres, à rire avec ses nouveaux amis et d’elle-même. Elle a enlevé sa burqa, retrouvé ses cours de français, et découvert la poésie arabe des soufistes sensuels… Il y a des chemins qui redonnent leur fierté aux identités en souffrance. C’est un travail de dentelle.

9. Comment analysez-vous l’immense vague de sympathie qu’a rencontrée la mort de Johnny Hallyday ?

Avec son charisme viril, sa tessiture de voix exceptionnelle (cinq octaves !) vrillée au corps, Johnny offrait - aux descendants blessés des cathédrales et aux isolés de la Toile - des communions brûlantes, souffrances et jouissances sublimées. Encore un retour du sacré en temps de détresse ? Je ne pense pas. Le temps est tout simplement venu, pour la République, de ne pas craindre la démesure du besoin de croire, de « l’envie d’avoir envie »

 
Julia Kristeva

Propos recueillis par Isabelle Girard

Madame Figaro, 22 décembre 2017 (pdf )

Source : site de Julia Kristeva

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La critique du livre par la rédaction du Figaroscope/Livres

Sur pileface, on peut aussi se reporter à :

Julia Kristeva, Cet incroyable besoin de croire

Julia Kristeva dans l’Osservatore Romano


LE CORPS D’ADEL

(Conversation)

Adel Abdessemed

1. Regarder

En sortant de leur espace traditionnel les empreintes et réceptacles du sacré pour en faire des œuvres d’art, la Renaissance, la Réforme, l’humanisme des Lumières et la sécularisation en cours ont rendu l’image à l’espace social. Les corps des hommes et des femmes, devenus visibles, ont accompagné et accéléré la libération des mœurs et des esprits. Chairs et âmes se donnent à voir, la représentation psychique - intime et secrète - se reconnait dans l’image, et cette extériorisation accélérée de l’expérience intérieure affine les passions, enflamme la pensée, du récit aux poèmes. L’image et l’érotisme s’attirent ou se fuient : les « œuvres d’art » sont la « voie royale » : elles ouvrent celle des sciences de l’esprit. « Votre œil me fait une beauté dans l’âme », écrit Ronsard qui fait du regard le pivot de l’esprit. La beauté serait l’âme devenue pleinement visible, comme une fleur dans la lumière de l’été. L’artiste se projette dans l’image portrait ou paysage - impressionnistes, surréalistes, cubistes, abstraits, conceptuels, pop et j’en passe : l’image est une néo-réalité, elle devient la réalité, celle qui accompagne et supplante l’ « autre », brute et impossible. Avant que les techniques ne s’en emparent, photographie, cinéma, télévision, société du spectacle, NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication), monde virtuel et finance ad hoc… L’image n’a plus de corps mais a-t-elle encore du sens ? « On est prié de fermer les yeux », avertissait déjà Levinas, en enseignant que « la meilleure façon de rencontrer l’autre c’est de ne même pas rencontrer la couleur de ses yeux ».

Pendant ce temps, ces corps singuliers qu’on appelle des artistes n’ont pas cessé d’utiliser les images pour représenter les énergies invisibles qui les font vivre. Extravagants manipulateurs du visible, ils le tordent dans tous les sens - aussi improbables qu’imprévisibles -, et lui font traduire nos excitations et angoisses, fureurs du sang et de la chair, vitesses et turbulences de la pensée. « Œuvres d’art » insolites, avant-gardes et iconoclastes, dadaïstes, vidéastes, installations en tous genres : les méga-collectionneurs et les méga-markets en raffolent, ça n’a pas de sens donc ça coûte cher.

Ne nous y trompons pas : la marchandisation à outrance de l’imagerie contemporaine ne l’éloigne pas définitivement du « sacré ». La quête de l’invisible reste le moteur d’une marchandise désormais sacralisée par les narcotrafiquants et/ou les pétrodollars. D’ailleurs, ces représentations qui séduisent ou déconcertent, mettent inévitablement en analyse le spectateur ordinaire, et plus encore les « spécialistes ». Reconnectés à leur intériorité, les internautes qui passent l’essentiel de leur temps à naviguer sur la toile, plongent soudain en eux mêmes et se découvrent une profondeur : de rêveries en hallucinations personnelles, tous les fans du savoir immémorial – éclats du divin rappelant la source originelle – viennent à la rescousse pour « donner du sens ». Ce sens qui manque cruellement au scandale, à la réalité sociale et à l’imagerie politique ambiante.

Je ne déteste pas cette cacophonie interprétative. Elle me rappelle les dernières pages de Hannah Arendt rêvant d’un espace politique qui serait pareil à un public sortant d’un concert. Avec pour seul critère celui du goût, le plus ancien de tous les sens, le plus singulier et incommensurable. Et pourtant, une effervescence de pensée – à ne pas confondre avec la « communion » unifiante – réunit ces singularités soudain libérées : elles ont incorporé l’œuvre, chacune à sa façon.

Je palpe le corps de l’œuvre par l’œil, comme je peux le palper par l’oreille ou par la langue. Cette interpénétration charnelle, cette « scène primitive » n’est certes pas accessible à tous les interprétants, spécialistes ou profanes. Mais elle est l’horizon auquel ils aspirent, devant lequel l’œuvre se présente. Car elle est l’envers réciproque, du point de vue de la réception, de l’acte artistique, du point de vue de la création.

Je suis appelée à traverser l’image pour me couler dans les énergies qui la génèrent, pour participer à cette excitation de vie et de mort qui porte le corps. À réinventer ce corps qui signe à ma façon. À le rencontrer. Quel corps ?

2. « Je n’ai pas de style ». Le mouvement.

Vous prononcez ces mots lors ma première visite dans votre atelier. Les échos des médias étaient arrivés jusqu’à moi, je m’attendais au « Cri », au « Razor wire », au « Coup de boule de Zidane », à « Taxidermy », à l’« enfant terrible » de l’art contemporain.

Première surprise : la diversité des œuvres à travers lesquelles vous me faites voyager. Des croquis noirs de têtes de femmes. Des sculptures en métal coupant. Des squelettes blancs ou en verre aquatique. Des tortues-kamikazes portant des paquets d’explosifs sur leur carapace. Et vous, souriant, rapide, courant, évoquant Nietzsche, Foucault, Deleuze, Kristeva et j’en passe : ni « maîtres à penser » ni « citations en bas de page ». Plutôt des installations, parmi les autres. J’allais apprendre plus tard votre « credo esthétique » car vous maniez à merveille le vocabulaire universel de l’art moderne : votre travail n’est qu’une « perpétuelle remise en forme du sens », « traduisant une certaine cruauté », certes, mais « sans idéalisme ni passion », afin d’« établir des liens conceptuels ».

C’est votre énergie qui m’a surtout saisie. Je retrouve en vous l’arrachement de l’étranger : « ça me parle », une héroïne de mes romans a pour devise « Je me voyage ». Je pensais à la mobilité extravagante de Francis Bacon, qui prétend être « incapable de rester assis », ne rien comprendre « à cette histoire des gens qui relaxent leurs muscles et relaxent tout ». « J’essaie de me donner de l’excitation », dit-il, et de faire des images qui « piègent la réalité » dans cette excitation qui « concentre et ramasse » le maximum de réalité, mais ne l’illustre pas. Au coeur de votre atelier, j’apercevais des pièges vivants (le squelette, le rasoir coupant, Zidane innocent et déséquilibré…), dans lesquels votre énergie capte une « scène », une « représentation », une « image », et ne s’apaise pas mais transite pour en piéger une autre. Ce que vous appelez un « lien » ou une « perpétuelle mise en forme » me frappe par l’intensité de votre implication dans chacune des stations de votre tourbillon : elles me touchent car elles vous ont touchées. Mobilité donc, le perpetuum mobile de l’étranger, qui module sa sortie du foyer natal, son EXIT, en un EXIL structurel, permanent : la traversée de tout. Rien à voir avec le corps de Francis Bacon. Son excitation tendue est une souffrance : « J’ai souffert toute ma vie d’une forte tension artérielle ». Au contraire, diversité et mobilité, votre imaginaire incorporé est un feu follet : vibration et fragmentation. Il concentre et conduit des énergies et des récits pluriels sinon contradictoires, mais pour mieux les dépassionner, et avec eux, désidéaliser, alléger et donner à penser.

Le corps dans lequel vous piégez la réalité pour y déposer la vôtre et la réveiller en nous est un corps déséquilibré, flottant, volant : son mal-être cohabite avec la grâce. Vous n’êtes pas un tragédien, vous déséquilibrez le tragique et le faites vaciller dans un sourire désabusé.

Prenons Le Cheval de Turin. Les historiens le renvoient au cheval férocement battu par un cocher ivre : la scène frappa Nietzsche si violemment qu’elle déclencha la folie de sa fin de vie, dix ans durant. Vous invitez vos commentateurs à interroger vos poussées énergétiques lorsque vous vous revendiquez modestement ce « bâtard universel » dont l’art puise dans « la source profonde de l’Occident ». Y ajouterais-je, dans la même veine, la « phobie des chevaux » dont souffrait le petit Hans, célèbre « cas » qui attire l’attention de Sigmund Freud ? L’enfant voit (comme Nietzsche) un cheval fouetté par un cocher, mais dans sa phobie, il associe le cheval au cocher et ce dernier à son propre père ! En conséquence de quoi, la bête devient un monstre qui menace de le punir et pour cause : le petit garçon avait observé ses parents, leur « charivari avec les jambes » et pris l’habitude de se donner lui-même du plaisir en se masturbant ». Moins noble que le cheval de Nietzsche, le cheval du petit Hans n’est pas si loin de la fantasmagorie du petit Adel, ni même de la nôtre.

Et je n’oublie pas le Cheval de Troie, qui fait partie de votre « source profonde de l’Occident ». Laissant le cheval dans l’ombre des souvenirs, vous ne retenez de l’histoire de Laocoon (celui qui ‘comprend le peuple’ - le père du peuple ? nous y reviendrons) que les serpents qui démembrent les corps des deux fils avant de s’attaquer au père.

Ce qui me captive dans le cheval d’Adel, c’est cette charge de libido aussi excitante que destructrice (condensant l’orgasme avec la phobie et la mort) qui se métamorphose en bête tenant à peine sur ses deux pattes de devant, queue en l’air, bride abattue, prêt à s’envoler. Rien à voir avec la puissante bête de Velasquez qui conclut l’exposition au Grand Palais, symbolisant le pouvoir du pinceau et sa pulsion phallique. La croupe de votre cheval s’envole, serait-ce une jument ? Un poney, un mulet, un animal empêché, frappé d’une anomalie génétique ? Hors norme, il est aveuglé par quelques barres de dynamite attachées au front, et prêt à rejoindre le ciel dans lequel flotte « la grande parade » des animaux (tortues, hérissons, souris, lapins et une multitude de volatiles) condamnés à exploser eux-aussi (Cf. Pierre noire sur papier, 2011-2012).

Je saisis l’élan qui anime l’étreinte de Zidane avec Materazzi. Les corps musclés et métalliques sont fidèles aux vidéos que tout le monde a vues, mon fils David, admirateur de Zidane, me les a souvent projetées et nous avons dès le début disculpé notre idole. Vous ne sculptez pas l’innocence des footballers mais le déséquilibre des corps, emportés par des passions contraires et mutuelles : c’est lui, qui vous intéresse. Avec eux, vous décollez du sol – qu’il soit pelouse ou raison. Exposée à Dubaï (Qatar), l’apesanteur de ces hommes musclés est plus saisissante que celle des images filmiques, ce « coup de tête » est un envol.

Les pieds - organes sensibles à tant d’égards, points d’équilibre – sont un élément récurrent parmi les oeuvres que vous m’envoyez. Foulant le serpent (Zéro tolérance) écrasant un fruit ( ?) (Pressoir, fais-le) caressant-foulant des dalles et des pétales ( ?) (Ayaï), giclant au contact d’une canette de coca-cola (Foot on). Pied plaisir et douleur, pied stabilité et menace. La vitesse au pas, la vie marchera, ou ne marchera pas. Quelle vie ?

 

La vie d’Adel, bien sûr. Et voici que votre corps lui-même assume ce que ses « pièges d’énergies », ses « scènes », ses « protagonistes », ses « œuvres », ne peuvent lui offrir : il s’exile seul dans l’air. J’aime votre vidéo Hélicoptère et les dessins qui l’accompagnent. Nulle surprise pour moi car j’en suis convaincue : si « votre » corps n’a pas la capacité de flotter, vos mains le font voltiger dans vos sculptures, dessins et installations. Ni cascadeur, ni Tom Cruise dans Mission impossible, Adel sillonnant le ciel accroché à une corde en rotation n’est pas une métaphore : l’expérience et l’œuvre qui la fixe réalisent le corps baroque, elles exposent le risque de la diversité et de la mobilité qui façonnent votre voyage. Il est en effet inutile de chercher ici un « style » au sens où le veulent l’Histoire de l’art et les modes d’emploi du marché. Vous réhabilitez le corps baroque, mais dans une autre acception : telle qu’engendrée par la globalisation.

 

On connait les grâces des extases chez Tiepolo. Les artistes voltigeurs s’y exilent vers le Très Haut. Plus proche des frayages et frayeurs des temps modernes, plus sèche dans son expression verbale, je préfère l’autoperception de la motilité dans le corps intérieur chez Antonin Artaud :

« Tout est dans la motilité

dont comme le reste l’humanité n’a pris qu’un spectre. […]

Il n’y a pas de tissu,

la conscience ne vient pas de la trame,

mais du couloir des coups de canon pariétaux [...]

et où tout n’a de valeur

que par le choc et l’entre-choc

sans qu’un puisse attribuer à quoi que ce soit une vertu logique ou dialectique caractérisée

car le motif

Repousse la vue de l’esprit et l’emprise de l’esprit,

D’où il prend forme, volume, ton, éclat [1] … »

 

 

« … la rotation

verticale

d’un corps depuis toujours constitué,

et qui dans un état au-delà de la conscience

ne cesse de se durcir et de s’appesantir

par l’opacité de son épaisseur et de sa masse. [2]  »

 

Ou, plus spectaculaire, la rotation de Mervyn dans les Chants de Maldoror de Lautréamont. Cet anti-héros s’extrait du « centre » et défie le ciel dans un ex-centrement tournoyant :

« Ils sont arrivés dans l’enceinte circulaire de la place Vendôme… La fronde siffle dans l’espace ; le corps de Mervyn la suit partout, toujours éloigné du centre par la force centrifuge, toujours gardant sa position mobile et équidistante, dans une circonférence aérienne, indépendante de la matière. Le sauvage civilisé lâche peu à peu, jusqu’à l’autre bout….et son corps va frapper le dôme du Panthéon. »

Illustration à Lautréamont, Les chants de Maldoror, Le vol de Mervyn

 

Sacré corps d’Adel : extatique, schizophrénique, sauvage, civilisé. Emporté par la force excentrique des réfugiés, vous frappez de plein fouet les globalisés scotchés à leur toile.

La suite sur le site de Julia Kristeva ICI

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