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Soif (de lectures)

Mettray, septembre 2017

D 22 octobre 2017     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Yannick Haenel, toujours en lice, aura-t-il le Goncourt pour son roman Tiens ferme ta couronne, comme, fort de mon influence (rires), je me permettais de le suggérer dans mon article du 24 août ? Les articles de presse sont plutôt bons. Est-ce de bon augure ? Ce n’est pas sûr. Même s’il y a un précédent, pour la collection L’infini, en 2000, avec Jean-Jacques Schuhl et Ingrid Caven. Réponse dans une quinzaine de jours...
Dans de nombreux entretiens, Haenel insiste sur la lecture déterminante que fut pour lui, comme pour le narrateur de son roman, celle du Moby Dick de Melville. Dans le dernier numéro de la revue Mettray, l’écrivain nous donne des précisions sur les circonstances de cette lecture. C’était l’été 2003 ; la canicule imposait sa chappe sur le pays. Le texte s’appelle Soif. Je pense à Rimbaud (au fond, Tiens ferme ta couronne pourrait s’appeler aussi Comédie de la soif)...
Il y a bien d’autres petites merveilles dans le numéro de Mettray. Le fondateur de la revue, Didier Morin, a eu l’idée de « demander à 19 écrivains, 1 libraire, 1 metteur en scène, 2 artistes peintres, 1 correctrice, 1 universitaire et 3 historiens d’écrire sur leur expérience de la lecture. » D’où le titre de la revue : « Lecture s ». Au singulier pluriel. Chaque lecture, si elle a lieu, ne peut être que singulière. Elle engage le lecteur de manière intime, au-delà même de la fonction sociale de tel ou tel (écrivain, libraire, correctrice, etc.). Le « lecteur bénévole » que je suis (ni écrivain, ni critique, ni universitaire, etc.) a retenu les interventions de quatre écrivains : outre Haenel, il s’agit de Marcelin Pleynet, de Jacques Henric et de Philippe Sollers. Il se trouve que, aussi différents, aussi singuliers soient-ils (et parfois, si j’en crois saint Paul, plus proches entre eux que certains, peut-être, ne le pensent), je les lis depuis plus de cinquante ans. Il se trouve que chacun parle de poètes que je lis et relis aussi depuis mes dix-sept ans (j’étais en classe de 1ère à Valenciennes ; je lisais beaucoup dans les jardins publics : square Froissart, square Watteau, près de la statue de Carpeaux [1]).
« Le combat entre le capitaine Achab et la Baleine blanche me requiert » écrit Haenel. « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes » rappelle Henric qui, citant Rimbaud (« Adieu » dans Une saison en enfer), en inverse la phrase. Pleynet, conscient de sa pensée et de son talent, évoque ce qu’il en est de la lecture, en 1967, de Lautréamont/Ducasse ; Henric cogne sur les pauvres avec Baudelaire (et sans Macron) ; Sollers, avec Rimbaud, rêve vertement d’âge d’or. Baudelaire, Ducasse, Rimbaud : les trois incontournables poètes français (quasi contemporains) qui, même si on ne le sait pas encore assez, « fondent ce qui demeure ». Et ce qui demeure, grâce à ceux qui les lisent, c’est d’abord la beauté de la langue.

« En couverture ; premier feuillet d’un roman non publié de Jean-Jacques Schuhl, "bricolé", dit-il, vers 1978. »

METTRAY n°10, Lecture s

METTRAY n°10. Septembre 2017.
Contact.

La présentation de Didier Morin

En offrant un livre, on offre un moment qui ne nous appartient pas mais que l’on désire à l’autre, une intimité, un espace de spiritualité. Nombreux sont les écrivains à avoir écrit sur la lecture, sur cette expérience hasardeuse qui offre au lecteur la possibilité de s’en trouver changé. Avant d’entreprendre la lecture d’un livre, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’un roman ou d’un récit, je lis les premières et les dernières phrases. (Je ne pense pas que je procèderais de la même manière avec une liseuse). Je commence donc par lire le début et la fin avant d’aller plus loin. Je reste un moment avec ces phrases simplement pour ce qu’elles sont, sans suite pour celles du début et sans rien qui précède pour les phrases de la fin. Mon intention à ce moment là n’est pas de vouloir imaginer quoi que ce soit sur ce qui n’est encore qu’un désert, le texte dans sa totalité, mais seulement de me laisser imprégner par ces quelques lignes, de les laisser opérer en moi avec l’appréhension qu’il y a à découvrir un nouveau texte, surtout si on l’attend. Mon ami Jean-Pierre Bertrand me disait qu’il lui arrivait parfois de VOIR quelque chose qui selon lui n’appartenait pas au livre qu’il était en train de lire. La revue METTRAY tire son nom de la littérature de Jean Genet, du Miracle de la rose. Prenons son dernier livre Un captif amoureux, la première phrase : La page qui fut d’abord blanche, est maintenant parcourue du haut en bas de minuscules signes noirs, les lettres, les mots, les virgules, les points d’exclamation, et c’est grâce à eux qu’on dit que cette page est lisible. La dernière phrase : Cette dernière page de mon livre est transparente. Le livre venait de paraître et je venais de l’acheter. J’ai fait le voyage en train de Paris à Tours avec ces deux phrases. Il faudrait écrire une anthologie de la première et de la dernière phrase comme en son temps Georges Schéhadé écrivit une Anthologie du vers unique.
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Au sommaire : Jean-Michel Albérola, Gérard Arséguel, Jean-Christophe Bailly, Max Blagg, Olivier Brossard, Denis Castellas, René de Ceccatty, Hubert Colas, Patrick Chamoiseau, Agnes Clerc, Edith Cotrell, Cédric Demangeot, Michel Enrici, Michaël Ferrier, Aurélie Gravas, Théo Grémillet, Yannick Haenel, Patrick de Haas, Jacques Henric, Dominiq Jenvrey, Frédérique Loutz, Laurent Mauvignier, Didier Morin, Onuma Nemon, Gaëlle Obiégly, Ron Padgett, Marcelin Pleynet, Bernard Plossu, Joël Roussiez, Jean-Jacques Schuhl, Philippe Sollers, Christian Thorel, Marguerite Vappereau.

*

Yannick Haenel

SOIF
(Moby Dick de Herman Melville)

On est en juillet 2003, c’est la canicule. Je vis très seul à Paris dans un studio du XVe arrondissement, près du métro Cambronne. Je viens de lâcher mon travail pour vivre à ma guise : mes journées, mes nuits sont immenses ; chaque instant s’illumine. Je n’ai plus d’argent, mais je vis comme un roi : je découvre que mon destin, ce sont les phrases.
L’été commence et j’achète dans une librairie les deux tomes en version poche de Moby Dick, dans la traduction de Giono.
Le soleil tape sur la baie vitrée de ma chambre ; cet été­ là, il n’y a pas d’air. J’ai bricolé un rideau avec des draps ; ils passent au-dessus de mon lit, formant une sorte de tente. Je suis un Hébreu qui lit Melville dans le désert : depuis cette époque, une drôle de lumière orangée éclaire pour moi le texte de Moby Dick, que j’ai découvert ainsi, à l’abri d’un soleil meurtrier.
Dès les premières pages, c’est un soulèvement : la voix d’Ishmaël me parle — « Êtes-vous mourant de soif dans le grand désert américain ? » Je réponds : oui. J’embarque avec Ishmaël pour trouver la grande baleine.
La littérature, c’est la recherche de la vérité ou alors ça n’est rien. Depuis toujours, je veux cueillir le rameau d’or, voir les sources de la Vivonne, soulever le voile d’Isis.
Je lis Moby Dick en une semaine, à en perdre haleine. Je suis coupé de tout, je m’abreuve de limonade, de thé glacé, de packs d’eau gazeuse que je vais chercher à la nuit tombée chez l’épicier du coin (c’est un vieux Marocain à la fine moustache, coiffé d’un fez écarlate, qui se prénomme lui aussi Ismaël, mais sans h).
Lire, c’est passer la tête par un hublot de l’arche de Noé et recevoir tous les siècles : « Le déluge de Noé n’est pas encore sec », écrit sobrement Melville. Plus tard, je lirai d’autres livres ahurissants, presque incompréhensibles, de lui, par exemple Mardi, où il écrit que la baleine est le cerveau du monde.
Mais Moby Dick, c’est la révélation : il m’ouvre, me prend tout, me comble.
En lisant Moby Dick, j’ai la sensation d’entrer dans de grands mystères ; d’être accueilli à l’intérieur d’une dispensation mystique ; d’être de plain pied avec ce que les Évangiles appellent les « choses caches depuis la fondation du monde » : la mise à mort, la faveur, l’indéchiffrable.
Le combat entre le capitaine Achab et la Baleine blanche me requiert, bien sûr ; mais plus encore le triangle mystique formé par Achab, Moby Dick et Ishmaël : il témoigne, par ses figures, ses élans, ses silences, d’un affrontement spirituel, comme si le salut du monde était l’enjeu de cet étrange trio (Achab hait la baleine ; Ishmaël l’adore).
La parole manque-t-elle au désir ? Pas chez Melville. Tout est pris dans une lumière mystique qui à la fois vous aveugle et vous initie. À chaque page de ce livre haletant, la mort de Dieu et la sérénité du temps rejouent continuellement leur lutte.
Pendant une semaine, je traverse les journées, les nuits en m’abreuvant de l’eau de tous les océans. Quand je pense à cette canicule de 2003 qui a tué en France 15000 personnes, je revois la joie tumultueuse des vagues, infernales comme des flammes bleues ; je revois l’air couleur de rose au large de Manille et les îlots du Japon cuivrés comme un lotus jaune ; je revois l’écume, les harpons et la foudre qui jette sa lumière sur le chemin d’Achab.
L’aventure est palpitante, les chants de l’équipage du Pequod forment un opéra politique, mais avant tout je me sens élu par ce livre. Chaque récit absolu est en secret un évangile : la parole s’y redonne vie ; il peut bien y avoir des rois, des mendiants, des amoureuses ou des suicidaires, ce qui compte c’est le miracle — l’événement merveilleux. Si un livre ne vous accueille pas dans cette dimension, s’il ne vous transmet pas à la parole qui retourne le monde, ce n’est pas un livre.
L’événement, le miracle, le « puits des magies » comme dirait Rimbaud, je l’ai déjà rencontré dans Perceval de Chrétien de Troyes, dans le Journal du voleur de Genet ou dans La légende de saint julien-l’Hospitalier de Flaubert ; il scintille aux abords des sources de la Vivonne dans Proust, à travers la neige du Château de Kafka, et peut-être sous l’arbre sec où l’on attend Godot, dans Beckett.
Dans Moby Dick, il est partout : « Ô tête, tu en as vu assez pour faire éclater les planètes ! » dit Achab à l’intention de la baleine.
À chaque phrase, le voile du temple se déchire, comme dans les Évangiles au moment où le Christ meurt. Alors, les sépulcres s’ouvrent et les morts se mêlent aux vivants. Tout s’accomplit à cet instant ; et c’est pourquoi la littérature ne cesse d’exister, c’est pourquoi elle est si seule, c’est pourquoi bientôt il n’y aura plus qu’elle : raconter l’éclair entre mort et parole est sans fin, comme ma soif.
Je me rends compte, en pleine canicule, allongé sur mon matelas, sous ma tente orangée, que Moby Dick est le plus beau des livres, à l’égal de l’Odyssée que je chéris plus que tout. Il m’arrive de crier de joie tant cette lecture m’électrise : « Alors — écrit Ishmaël — vous êtes comme une étincelle unique au cœur d’un cristal arctique. »
Pour écrire un tel livre, Melville invente une substance liquide en feu, du « païen évangélique » où se mélangent la Bible et Shakespeare, Platon et St Paul. C’est ce qu’on appelle un mélange volcanique : « Donnez-moi une plume de condor, et apportez-moi le cratère du Vésuve comme encrier », demande Ishmaël.
La grande sauvagerie de Moby Dick m’ouvre un passage et m’indique une voie : je vais écrire un roman depuis cette déflagration. Oui, en 2003, je commencerai à écrire un livre qui s’intitule Cercle sous l’impulsion immense de cette lecture. Mon narrateur, ce sera Ulysse et Ishmaël en un seul corps : à la fois « baiseur de déesses » comme dit Joyce pour se moquer d’Ulysse, et ressuscité de la catastrophe, comme. le narrateur de Moby Dick, sauvé par les bulles du naufrage. N’ont-ils pas vu tous les deux l’autre côté : la baleine, la guerre, les grottes — « l’entrée de !’immense lointain », comme l’écrit Melville ?

En feuilletant aujourd’hui Moby Dick, je tombe sur des dizaines de phrases soulignées durant cet été. Celle-ci, par exemple : « Seul un auteur revenu de chez les morts pourrait raconter. » C’est la littérature : c’est ce lieu impossible, et pourtant réel, où les vivants et les morts se rencontrent ; où peut-être même ils coïncident.
Le diable est à vif, on parcourt les crêtes de l’abîme, la joie ruisselle comme du feu, la parole chevauche la mort, l’impiété trace ses lignes de feu dans le ciel, la fureur et l’indemne se donnent la main, et tout cela dure le temps d’une tempête qui réécrit l’Apocalypse, le temps que les enfants perdus reviennent pour nous le dire.

*

Jacques Henric

ASSOMMONS LES PAUVRES !

Non, ce n’est pas le patron du MEDEF qui lance un tel mot d’ordre, ni quelque horrible capitaliste, ni un requin de la finance, ni un skinhead alcoolisé. C’est un poète, le plus grand des poètes français, Baudelaire.
Dans mon livre, Boxe, je cite Rimbaud : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ». J’inverse la formule tirée d’Une Saison en enfer : La bataille d’hommes est aussi brutale que le combat spirituel, et je mets en exergue du livre cette déclaration de saint Paul, extraite de la première Épître aux Corinthiens (IX,26.) : « Je fais du pugilat sans frapper dans le vide ». Au long des quelque deux cents pages de Boxe, ce sont des centaines de milliers de coups qui sont frappés, et pas dans le vide. Mes champions, les Joë Louis, Jack Johnson, Marcel Cerdan, Al Brown, Ray Sugar Robinson, Mohammed Ali, Tyson, Mormerck..., ont retenu la leçon de saint Paul.
Le jeudi 30 avril, à l’invitation de mon ami l’écrivain Pascal Boulanger, je participe à la Bibliothèque municipale de Montreuil à une rencontre publique avec un entraîneur de boxe, Tony Martin, et deux jeunes femmes pugilistes, Faria Benmessahel, championne de France Junior, et Maïva Hamadouche, double championne d’Europe poids léger et championne du monde des super-plumes. Batailles d’hommes, la boxe ? Batailles de femmes aussi, lesquelles ne sont pas moins pugnaces, agressives et courageuses que les pugilistes mâles.
Maïva Hamadouche ne fait pas impression quand on la voit hors ring, c’est un petit bout de jeune femme de 1m 63 et de 59 kg. Ce qui ne l’empêche pas d’être policière dans une brigade de choc et de nourrir l’ambition d’être la première femme à intégrer le Raid. Je peux témoigner que sur le ring elle se métamorphose, idem quand, casquée, gilet pare-balles enfilé, fusil à la main ou pistolet à la hanche, elle va au contact là où ça chauffe. Son surnom de boxeuse n’est pas usurpé : El Veneno, La Venimeuse. The Greatest Ali piquait comme l’abeille, elle, Maïva, elle mord comme le serpent.
Nous sommes donc réunis tous les quatre, les pratiquants du noble art et moi, pour parler boxe. Eux de leur pratique, moi de mon livre
Questions débattues : Quel sens donner à la violence qui se déchaîne sur un ring ? Qu’est-ce qui pousse à démolir et envoyer au tapis l’adversaire quand c’est pour l’aider, à la fin du match, à se relever, à l’étreindre et à le consoler ? Comment faire comprendre que le frapper est lui témoigner sollicitude et respect ?
En faisant appel à un poète, comme je le suggérais plus haut.
De Baudelaire, relisons un de ses Petits Poèmes en prose dont j’imagine mal, à l’heure où j’écris ces lignes (deux jours avant les élections présidentielles), qu’un prétendant à la magistrature suprême le reprenne pour programme : Assommons les pauvres !

Baudelaire raconte l’aventure vécue par son double. Je résume. Il s’ennuyait de lire des livres à la mode où il était traité de rendre les peuples heureux. Écœuré par « les élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public — de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés » (peut-être, dit en passant, la même nausée pourrait-elle nous gagner aujourd’hui ?), il décide de sortir prendre l’air et des rafraichissants. Un vieux mendiant fait la manche à l’entrée d’un cabaret. Il tend au poète son chapeau pour une aumône. Un bon ange (en vérité un Démon, « Démon d’action, démon de combat »), lui suggère à l’oreille que ce malheureux SDF est un égal à lui, digne du même respect et de la même liberté. Que fait le très catholique et très charitable Baudelaire ? Il dépose une pièce dans le chapeau du mendiant ? Le console de généreuses paroles ? l’assure de sa profonde sympathie ? Lui conseille de s’affilier à un syndicat ou un parti politique défendant les chômeurs ? Rien de tout cela. Il lui balance son poing dans la gueule, lui bouche un œil, lui brise deux dents, et n’étant pas fort en boxe pour assommer le vieillard d’un coup, il lui assène une série de coups de pieds, lui brise les omoplates, le traîne à terre... Un vrai massacre. Et « Tout à coup, ô miracle ! » s’exclame le poète frappeur, « ô jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie ! », voilà que « l’antique carcasse » se relève, lui lance un regard de haine qui paraît de « bon augure » au poète, et se met à son tour à le tabasser, lui poche les deux yeux, lui casse quatre dents. « Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie, note Baudelaire. Et il poursuit : « Alors, je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie, et me relevant avec la satisfaction d’un sophiste du Portique, je lui dis : "Monsieur, vous êtes mon égal ! veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse ; et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu’il faut appliquer à tous vos confrères, quand il vous demanderont l’aumône, la théorie que j’ai eu la douleur d’essayer sur votre dos.  »
« Il m’a bien juré qu’il avait compris ma théorie, et qu’il obéirait à mes conseils ».

Il en est un qui a bien compris cette irréfutable théorie et l’a mise sans hésiter en pratique. Un indigent, un vagabond, un marginal ? Non, mais pas loin. Il en a un peu le look : âgé, un front dégarni, une longue tignasse à la Léo Ferré lui tombant sur les épaules, un perfecto constellé d’insignes, de badges et autres pins, des santiags aux pieds, des bracelets aux poignets, des bagues à tous les doigts. Un vieux loubard ? Presque, avec une petite différence, il est prêtre. Prêtre des loubards, justement. Il s’agit de ce personnage médiatique chouchou des chaînes de télé, 82 ans aujourd’hui, grande gueule. Vous avez sans doute reconnu le père Guy Gilbert. Le genre de type pas porté à offrir sa joue gauche quand il a pris une- baffe sur la droite. Sa technique, comme il s’en est expliqué dans une interview : un loubard lui manque de respect ? Lui mettre d’abord son poing dans la figure, et seulement après lui demander pardon. Une interprétation toute personnelle du précepte évangélique de la pax vobiscum. Sûr que le père Gilbert n’a pas eu besoin d’avoir en mémoire le poème de Baudelaire Assommons les pauvres ! pour agir à l’instinct ainsi qu’en parfaite connaissance de la pure doctrine catholique, celle dont s’est toujours réclamé Baudelaire. Pour preuve, cette réaction du vieux prêtre quand un jeune délinquant le provoque : un direct au foie ! Mais la petite frappe réplique. Victime de son âge, l’homme de Dieu se retrouve à terre. L’affaire se règle à l’exemple du pugilat dans le récit de Baudelaire : le voyou aide le prêtre à se remettre sur pieds et lui déclare « En fait, tu es des nôtres ». Égale dignité reconnue entre les combattants, le prêtre pourra en venir à la seconde phase de son action, celle pour laquelle il a été appelé dans sa jeunesse par le Très-Haut, son apostolat en quelque sorte : « le combat spirituel » (aussi brutal que la « bataille d’hommes » — en l’occurrence ses castagnes avec les voyous ?). Quand on a saint Paul comme coach, qui vous somme de ne pas « frapper dans le vide  », et l’évangéliste Matthieu comme matchmaker qui vous convainc que la victoire appartient aux «  violents », les seuls à pouvoir « forcer le royaume des cieux » et s’en « emparer » (Matth. XI,12), on peut grimper sur ce ring-là et enfiler les gants, le cœur confiant et bourré d’espérance.

*

Marcelin Pleynet

UNE PAGE DE LECTURE

C’est historiquement, le sous-titre d’un petit livre Petits poèmes, de Gertrude Stein (traduit par la Baronne d’Aiguy et publié dans la « collection Fontaine » par les éditions Charlot, en 1944) que j’ai trouvé ce qui devait servir de bande à un de mes premiers recueils de poésies Paysage en deux suivis de Les Lignes de la prose : « Un livre de lecture ».
En fait le sous-titre du petit livre de Gertrude Stein est « Pour un livre de lecture »> et commence par ces lignes : « Un chien disait qu’il allait apprendre à lire. Les autres chiens disaient qu’il pourrait apprendre à aboyer mais qu’il ne pourrait pas apprendre à lire. Ils ne connaissaient pas ce chien. »

En 1976, Pleynet lisait le même extrait de Gertrude Stein [2].

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Cette parabole du chien qui parle, et qui va apprendre à lire, n’est pas loin de là sans conséquences. On peut logiquement se demander si elle ne concerne pas la majeure partie des gens que nous connaissons et qui, en effet, parce qu’ils parlent sont convaincus qu’ils savent lire...
La lecture ce n’est pas comme on croit, elle implique d’avoir la capacité d’être ce que l’on lit... Pour savoir lire, il faut savoir ce que parler veut dire. Il faut savoir vivre et être ce que l’on lit... J’en ai eu le sentiment très net, pour la première fois, en lisant Georges Bataille, Madame Edwarda, et plus particulièrement en retenant ce que Bataille écrit à propos de Sade, et de ce qu’il dit la « valeur d’usage » ...

J’ai, en ce qui me concerne, mis l’accent, dès 1967, sur ce qu’il en est de la lecture en ouverture de mon Lautréamont écrivain de toujours. Cet essai fut d’abord publié en livre de poche dans la collection des « Écrivains par eux mêmes » (Microcosme), aux éditions du Seuil, pour être récemment repris dans la collection « tel », aux éditions Gallimard. Cet essai déjà écrit m’a servi, en 1966, à faire un cours, de trois mois, sur Lautréamont, à la Northwestern Université, Chicago, aux États-Unis.
Dans cet essai je souligne, pour commencer, l’ambiguïté de la phrase qui ouvre le premier Chants de Maldoror : « Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve sans se désorienter son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car à moins qu’il n’apporte à sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont sont âme, comme l’eau le sucre. »
Le deuxième chant poursuit et reprend les lignes du premier, en les éclairant, par cette déclaration, qu’il faut évidemment prendre très au sérieux si l’on s’intéresse à la lecture. En bon logicien qu’il est Lautréamont commente à juste titre : «  Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche pleine de feuilles de la belladoue, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment de réflexion ? Où est passé ce chant... On ne le sait pas au juste [...] un défenseur énergique l’a vu se diriger, d ’un pas ferme et droit, vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. »
Ces deux extraits, qui ouvrent et déterminent la « lecture » des Chants, disent selon moi l’essentiel de ce qu’il faut penser, si l’on veut savoir ce qu’il peut en être de la lecture et des lecteurs qui ne sont en effet, le plus souvent, que des chiens qui parlent... Si quelque miracle (« plût au ciel ») n’intervient pas, ce qui est lu file tout droit « vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences »... autrement dit la lecture est nulle et non avenue.
Comment faire advenir la lecture ? Tous ceux qui se sont interrogés sur cette question furent ; à un moment ou un autre, des lecteurs de Lautréamont. L’un des plus connus est, faut-il le rappeler, Guy Debord qui écrira : « Pour savoir écrire il faut savoir lire » ; à quoi on devrait ajouter la question : « mais qui sait encore lire ? »
Il faut rencontrer ceux qui se disent nos propres et admirateurs lecteurs, pour se convaincre de l’absolue inanité de 90% de ces lecteurs, et de leur écoute.
Je me souviens que, lorsque j’intervenais, plus ou moins régulièrement, à la radio, il m’arrivait de croiser des auditeurs qui me connaissant me disaient : « Je viens d’entendre à la radio ce que vous disiez, c’était très bien ». Et, lorsque j’insistais pour savoir ce qu’il en était et de quoi j’avais parlé, la réponse était quasi invariablement : « Je ne sais pas, mais c’était très bien. »
Autant pour ceux ou celles qui croient que leurs « cavatines » peuvent avoir quelque importance sociale qu’elles soient parlées ou écrites.
En fait l’écrivain, qui mérite ce nom, c’est-à-dire qui est conscient de sa pensée et de son talent, n’écrit que pour la bibliothèque, et pour ce qui, ayant déjà écrit et pensé, a pénétré sa langue en y laissant d’importantes traces... Ce qu’un penseur allemand bien connu, Martin Heidegger, a dit l’« historial » — on dirait encore le « poétique »...
Ce sont ces traces qui rendent la lecture et l’écriture efficaces et vraies, dans la mesure où cette lecture et cette écriture risquent à leur tour de s’inscrire et de faire événement vécu dans la langue...
Les exemples ne manquent pas, à commencer par Homère et les premiers penseurs grecs, pour suivre par la Comédie, dite « divine » de Dante... en anglais Shakespeare, en français, on peut retenir François Villon, la prose oratoire de Bossuet et dans ce qu’on dit « Les Lumières » du XVIIIe siècle, notamment Voltaire et Diderot (dont il faut lire les admirables Lettres à Sophie Volland), je retiendrais encore la poésie et les proses de Baudelaire, et encore la prose poétique de Chateaubriand ou de Stendhal... on en trouverait plus que des traces chez le Balzac citant implicitement Dante, en donnant pour titre à l’ensemble de ses romans, La Comédie humaine... Viennent ensuite incontestablement Lautréamont et Rimbaud. Pour le XXe siècle je retiendrais sans doute d’abord Alcool d’Apollinaire... en anglais incontestablement James Joyce...
Par ailleurs, comme on le lit dans les Poésies de Lautréamont­ Ducasse : « Le XXIe siècle verra son poète... ».
Il est au moins un nom qui, pour moi, s’impose alors, je dirais Philippe Sollers...
Est-ce que tout cela a quelque chose à faire avec ce que l’on dit « la lecture » ?
À vous de voir et, quoi qu’il en soit, bonne chance, puisque, dans cette affaire, c’est d’abord de chance, au sens de «  daimon », qu’il s’agit...

Marcelin Pleynet, 2016.

*

Philippe Sollers

ÂGE D’OR

En juin 1872, à Paris, Rimbaud a 18 ans, et il est en pleine forme. Il écrit un très étrange poème qui, à mon avis, n’a pas été lu. Voici ce qu’il dit :

"Quelqu’une des voix
Toujours angélique
— Il s’agit de moi, —
Vertement s’explique :

Ces mille questions
Qui se ramifient
N’amènent, au fond,
Qu’ivresse et folie ;

Reconnais ce tour
Si gai, si facile :
Ce n’est qu’onde, flore,
Et c’est ta famille !

(...)
Je chante aussi, moi :
Multiples sœurs !Voix
Pas du tout publiques !
Environnez-moi
De gloire pudique... etc. ..,"

Je suis un ange, et j’entends ma voix qui me parle vertement, en me reprochant de me perdre dans des questions inutiles et toxiques, au lieu de reconnaître, par un tour gai et facile, ma vraie famille d’onde et de flore. Mes multiples sœurs chantent avec moi dans une intimité érotique, et, comme elles m’environnent d’une gloire pudique, vous croyez me voir et vous ne me voyez pas. Le mode plus important, ici, précédé et suivi de points de suspension, est etc... Ça pourrait continuer indéfiniment comme ça.

Philippe Sollers
Mars 2017 [3]


Une version du manuscrit de Rimbaud. Exemplaire de Verlaine.
Zoom : cliquez l’image.
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[3LIRE AUSSI : Lieux et Formules (Mettray numéro 7, septembre 2014).

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