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André Breton et l’écriture contemporaine de soi ou le « plus-que-roman » de Philippe Sollers

par Jean-Michel Devésa

D 20 août 2016     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Du 11 au 18 août 2016 se tenait à Cerisy un colloque sur « L’or du temps — André Breton, 50 ans après ». Voici le texte de la communication présentée par Jean-Michel Devésa le vendredi 12 août.

André Breton et l’écriture contemporaine de soi
ou le « plus-que-roman » de Philippe Sollers

par Jean-Michel Devésa [1]

« Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage :
en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je “hante” ? »

André Breton, Nadja.

« L’opération “sacrée” menée sur le langage par Breton, en continuité avec sa volonté de rassembler de partout l’expérience poétique, a déclenché l’histoire souterraine de notre siècle. »

Philippe Sollers, « Breton Manifeste ».

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Un spectre hante la littérature contemporaine. Pas seulement un, plusieurs. Ils manifestent la présence dissimulée à nos yeux, lesquels sont aveuglés par les sunlights de la société de l’information et des écrans, de formes artistiques passées néanmoins souterrainement efficientes. Comme jadis le communisme hantant l’Europe, le paysage littéraire et artistique occidental est habité par quelques revenants au nombre desquels il est aisé de repérer les fantômes d’André Breton et du surréalisme. C’est à partir de cette thèse que la présente contribution a été conçue avec le sentiment qu’elle permet de dépasser les termes désormais habituels du débat concernant l’écriture de soi, l’autobiographie et l’autofiction, les protagonistes de cette controverse à bien des égards germanopratine, médiatique et académique (si l’on me permet d’user de ces qualificatifs en les créditant d’une charge ironique et politique) se distribuant (pour caricaturer) entre le camp des censeurs fustigeant l’indécence, la vulgarité et l’absence de préoccupations esthétiques des tenants et champions de ce registre littéraire, et celui des partisans et défenseurs d’une écriture qui libérée des préjugés et des tabous bourgeois « dirait » enfin « tout ».
Plutôt que d’en rester à la description de textes qui sont presque toujours appréhendés comme s’ils étaient transparents au réel et à la réalité, peut-être est-il plus judicieux d’interroger le paysage littéraire actuel, au sein duquel les productions s’efforçant de restituer un vécu se taillent une part importante, à partir d’une démarche discernant ce qui en faisant retour alimente ses contradictions et en structure les enjeux véritables, condition pour que les lucioles reviennent à Rome et partout où la dévastation provoquée par le capitalisme les a fait disparaître [2], et qui (me) conduit à poser que la ligne de clivage et de confrontation passe entre l’illusion vériste et le discours orné d’une part, et une pratique poétique de la langue articulée à une éthique d’autre part.
Je situe par conséquent mes propos dans le prolongement de la communication présentée à Gand en 2008 où, encore engoncé dans la généalogie, et pas suffisamment engagé dans une lecture des œuvres fondée sur une intertextualité généralisée, j’avais soutenu que sans Breton et Nadja il nous manquerait un repère essentiel pour interpréter les livres d’Alain Robbe-Grillet et de Christine Angot [3] ; en cohérence mes travaux plus récents concernant la trame textuelle et les conditions d’émergence du sens, l’autofiction, Gilles Deleuze ou René Crevel ; et en fonction des réflexions suscitées par ma propre pratique d’écriture de création. C’est donc une problématique élaborée autour du récit de vie agissant comme la « vieille taupe  » chère à William Shakespeare, Friedrich Hegel, Karl Marx et Georges Bataille, que je voudrais approfondir et développer dans ces pages, après avoir énoncé brièvement ce qui, selon moi, travaille la littérature française contemporaine.

« Les antécédents, ce qui m’annonce et ce que j’annonce. » (Breton)

Depuis la fin de Tel Quel, la littérature française est marquée de manière concomitante par une nette domination du roman de représentation, laquelle semble infliger un cinglant démenti à Breton lorsque celui-ci jugeait que « [f]ort heureusement les jours de la littérature psychologique à affabulation romanesque [étaient] comptés [4] », et par l’essor des écritures de soi. L’analyse de ces dernières gagne à un rapprochement avec l’économie de l’écriture surréaliste en particulier dans sa relation au sujet. Récusant tout « Je pense donc je suis » pour assumer la faille d’un individu agi en vertu d’un « Ça me pense donc je suis », André Breton incite à une littérature non pas du « moi je » mais du « je est un autre », lequel « autre » ne peut pas « s’appartenir » parce qu’il ne se réduit pas à un « moi » ni à un « il ».
Dans cette perspective, il est utile de subsumer l’opposition fiction/vécu en affirmant que la condamnation par Breton du genre romanesque est un des symptômes d’une crise de la représentation et qu’elle induit une pratique littéraire découlant du modèle du « sujet parlant clivé » et non pas de celui du « sujet plein » d’une humanité stylisée ou définie en termes essentialistes. Cette écriture en quelque sorte déniaisée s’est cristallisée dans le récit de vie dont Nadja est l’une des plus éclatantes réussites et elle a « ensemencé » depuis une soixantaine d’années des tentatives jugées expérimentales, ou qualifiées de textuelles, ou plus simplement estimées exigeantes, en raison du travail sur la langue et les formes qu’elles supposent, indépendamment des thématiques et des motifs qu’elles abordent. Cette position rend superfétatoire tout inventaire des livres récemment publiés au crible d’une quelconque « grille » surréaliste héritée de Breton ou concoctée à partir de lui, ce qui serait passablement fastidieux mais surtout soumettrait les problèmes formels (touchant aux potentialités du langage pour « dire » le monde en dépit de sa déficience et à la gageure de restituer la globalité de l’expérience dans la linéarité de la chaîne signifiante et narrative) à la suprématie du discours alors que « [l]a question n’est […] pas « la chose », mais son dire [5] », et inscrirait les textes dans une arborescence conduisant à rechercher (un peu benoîtement) le, la ou les hériti(e/è)re(s) de l’auteur du Manifeste de 1924 parmi les écrivain(e)s contemporain(e)s. Ce point de vue a pour conséquence, malgré la très faible distance dont disposent celles et ceux dont le champ d’étude et d’investigation concerne le contemporain, de privilégier les écrivain(e)s et les œuvres dont l’accueil et la réception donnent à penser qu’ils triompheront de l’épreuve de la durée, avec pour corollaire de négliger ceux dont l’engouement dont ils bénéficient paraît fragile parce qu’uniquement tributaire des mécanismes de légitimation de la société des écrans (foudroyante reconnaissance puis éclipse et oubli) ; il implique aussi de rompre avec l’histoire littéraire traditionnelle, sa chronologie, son idéologie des origines.
Adossant ma saisie des textes potentiellement éligibles à la constitution de mon corpus à un bricolage épistémologique (Claude Lévi-Strauss), je croise donc la notion d’intertextualité (emprunté à Julia Kristeva), des éléments de poétique tirés de Harold Bloom (ceux relevant de la parenté des œuvres [6]) et les contributions de Georges Sebbag relatives aux durées automatiques et au temps sans fil, avec pour soubassement l’apport de la psychanalyse, l’incitation althussérienne à une lecture symptomale, la théorie de l’écriture échafaudée par Roland Barthes et les remarques de Gilles Deleuze et Félix Guattari afin de promouvoir une littérature mineure. Cet appareil critique m’amène à formuler deux énoncés : la récusation du critère thématique élimine d’emblée les ouvrages de « l’autofiction "selfie" » encline à « l’étalage spectaculaire d’obsessions sentimentales, de fantasmes érotiques [7] » (Julia Kristeva) ; le souci que l’œuvre ou les œuvres retenues aient eu à subir l’épreuve du temps et de la durée ne joue pas en faveur des écrivain(e)s qui peuvent être considéré(e)s comme important(e)s par la presse, les médias et l’industrie du livre mais dont la production s’étend sur une séquence de moins de vingt années. De ces prémisses je conclus (quitte à surprendre et à me faire houspiller de tous côtés) que, pour l’essentiel, ce sont les livres de Philippe Sollers qui correspondent le mieux à l’« objet » que je m’emploie de définir, un « roman du Je » promu par « des auteurs eux-mêmes issus des grandes avant-gardes littéraires du XXe siècle » (Philippe Forest [8]).
Le « dialogue » entre Breton et Sollers n’est pas contestable, il a été excellemment commenté, soit par Sollers lui-même qui a souvent fait mention du surréalisme et de son principal animateur dans son œuvre, parfois sur un mode ironique, peut-être plus souvent de manière admirative [9], soit par d’attentifs critiques et universitaires, à commencer par Michel Foucault [10] et Gérard Farasse [11]. En revanche, je m’expose à être vilipendé pour regarder la production de Sollers, fruit d’une « expérience intérieure à contre-courant [12] », comme typique d’une « nouvelle » (et astucieuse et intelligente) « écriture de soi [13] ». Si je persiste dans cette voie aventureuse, c’est parce que je ne cloisonne pas fiction et vécu, ni roman et récit de vie, et que ce qui me plaît dans l’œuvre de Sollers c’est qu’elle est consciente que ce qui compte c’est moins ce qu’on dit dans un texte que la manière dont on le dit et surtout qu’on l’écrit ; qu’elle n’est pas dupe des effets hypnotiques du réalisme et du naturalisme ; et qu’elle ne dénie pas que l’effort de dire, même dans la mobilisation de l’imagination et de l’intellection, est toujours couplé à celui de se dire [14].
Je suis ici au diapason de ce que j’ai écrit cette année à propos de Crevel auquel je n’attribue pas seulement le mérite d’avoir pressenti qu’il fallait casser la fiction et le romanesque, perturber leur agencement, pour que de la déroute de ces procédés surgisse un « je » qui ne soit ni psychologisant ni mythifiant, puisque je lui reconnais surtout celui d’avoir lancé un « pont » en direction de ces productions à l’origine desquelles à proprement parler il n’est pas mais qu’il annonce, en en esquissant virtuellement les contours, et que Barthes et Sollers ont plus tard désignées du vocable de « Texte ».
J’assume le risque que s’il me lit Sollers désavoue la licence d’identifier son œuvre au sein de cette nébuleuse et de ce fatras [15] désignés du syntagme « littérature contemporaine de soi » comme étant la plus novatrice et la plus féconde de toutes celles qui, loin d’avaliser les leurres de la représentation, s’appliquent à inventer, de livre en livre, des formes de dire et de se dire [16].
Quoi qu’il en soit, pour toutes ces raisons, a grandi en moi la conviction que l’évaluation de ce qui de Breton demeure vivant et dynamique dans l’écriture contemporaine de soi exigeait moins une vision synoptique de ce qui est publié en France en ce domaine et sa confrontation à la façon dont lui l’envisageait que le tracé d’un parallèle entre ses réalisations et celles de Sollers dont je postule que les ouvrages (romans, textes à caractères autobiographiques, « livres [17] ») résonnent bien plus de qui était en jeu dans Nadja que ceux de tous les autres écrivains français : de Nadja (Léona Delcourt) à Fanny (dans L’École du mystère, 2015) se dessine une même trajectoire allant du palais de cristal au secret, les moyens de la quête pouvant différer, mais pas vraiment sa finalité.
Je me suis senti conforté dans mon intuition quand j’ai lu le dernier essai de Georges Sebbag, André Breton 1713 1966 Des siècles boules de neige, dont l’analyse de l’« Introduction au discours sur le peu de réalité » m’autorise à soutenir que ce qui lie Breton à Sollers n’est autre qu’un « souvenir du futur » car si Breton est l’antécédent [18] de Stanislas Rodanski lequel tendait à se penser comme « le double magique » d’un Jacques Vaché qui a été « incorporé » par l’auteur du Manifeste de 1924 (« Vaché est surréaliste en moi »), il peut aussi être regardé comme celui de Sollers : la durée automatique repéré entre les deux écrivains n’obéissant pas au schéma du vecteur, puisqu’elle peut être « remontée » ou « descendue », en vertu du principe qui l’anime (la cristallisation de ce qui dans le passé augure du présent et de ce qui dans le présent préfigure le futur) et, pourquoi pas, de ce que la physique contemporaine nous enseigne des espaces-temps et de la symétrie qui les structure.
Toutefois, j’argumenterai avec humilité : je n’ai pas l’intention de prétendre prolonger Barthes dans son éclairage de la production littéraire de Sollers [19], ni de le convoquer pour disposer d’un argument d’autorité ; et si la décade « Artaud-Bataille, Vers une révolution culturelle » qui s’est déroulée à Cerisy en 1972 a été pour Sollers et ses ami(e)s de Tel Quel l’occasion de lire, c’est-à-dire de questionner, le surréalisme à partir de plusieurs de ses points sinon aveugles du moins discordants (de son envers de nuit), et de rectifier et de déborder ce qui avait été formulé six ans plus tôt, en 1966, lors de la décade « André Breton », cette même décade dont le cinquantième anniversaire a fourni l’argument de notre assemblée, je veux prendre soin d’affirmer que ma visée n’est pas de « redresser » Breton par le truchement de Sollers. N’étant pas un « gardien du temple », je ne prônerai pas une fébrile « restauration » des directives de Breton, je m’attacherai à dégager chez Sollers ce qui de Breton est opératoire, faisant de Sollers à la fois un « médium » et une « doublure [20] ».

« Un drôle de je qui dit » (Sollers)

Postulant que les propositions fondatrices du surréalisme sont connues de chacun(e), je me bornerai à rappeler que la mise à l’index du roman par Breton et sa dénonciation de la « littérature » sont inséparables de l’invention et de la promotion de l’écriture automatique, avant d’insister sur les caractéristiques de l’œuvre de Sollers où Breton est des plus vivaces. Toutefois, Sollers ne pose pas au disciple : Barthes a eu raison de constater que « Sollers refuse d’hériter [21] ». L’autonomie n’est pas forcément le fruit d’une castration oedipienne : de l’absence de figure du père en tant que construction symbolique on peut s’arranger dans la plus complète des solitudes laquelle, loin d’être ferment de handicap et de désolation, peut créer les conditions d’une parole constitutive de livres « qu’on laisse battants comme des portes [22] ». Et ce, parce qu’« en matière de révolte » personne ne doit avoir besoin d’«  ancêtres [23] ». Bref, la clef d’une vie « aux semelles de vent » (Paul Verlaine), et pas de plomb, c’est de ne se reconnaître ni dieu ni maître ni père. Sollers n’est que parce qu’il n’est le fils de personne, pas plus de Breton que d’un autre : son nom, on ne lui a pas donné, il se l’est fait, tout seul [24]. De cet isolement qui oblige à être sans autre autorité que celle qu’on se forge, Sollers s’accommode car il est au cœur de son mode de vie et de sa stratégie. Le traitement polémique dont il est la cible ne l’indispose pas, il tend plutôt à l’amuser car il exprime, en creux, la position exacte qu’il occupe dans le paysage littéraire français, celui de l’irréductible et de l’inclassable, du « voyageur du temps » qui veille à être « médium » plutôt que « voyant ».
C’est cette radicale absence de dépendance et de filiation qui légitime la réapparition (en variation continue) de Breton en Sollers.
Si Breton est dans Sollers, il l’est d’abord par la primauté accordé par tous deux à l’écriture. Les livres que Sollers n’aime pas, il y a quelque chance pour que Breton les eût aussi détesté : « Le 19e siècle et la Belle Époque finissent avec Proust, et, après une nouvelle catastrophe, font retour aujourd’hui, comme un refoulé gigantesque, dans une basse époque. [25] » L’un et l’autre n’éprouvent que de l’aversion pour le roman naturaliste et ses présupposés psychologisant [26]. Cette complaisance vériste culmine dans « un gros roman américain encensé par la presse littéraire » relatant une « histoire chaotique, semblable à un film dix fois filmé et aussitôt oublié [27] ». Bien sûr, comme Breton, Sollers n’assimile pas le marché du livre avec sa profusion de romans de « divertissement » aux textes qui marquent leurs lecteurs, durablement, touchant le plus vif de leur sensibilité, et les invitent à entretenir cette émotion, dans la conduite de leur existence et leur commerce avec les œuvres de l’esprit, la littérature « fabriquée » a pour modèle le cinéma et son potentiel hallucinatoire. En réaction à son impact médusant et contre une littérature calquée sur lui, l’esthétique de Sollers s’empare du modèle de l’ut pictura poesis pour le gauchir, la peinture se voyant assigné le statut insigne d’un art « vivant » puisque les tableaux obéissent à un procès sans fin, leur mise en œuvre participant d’un processus émancipé de la main du peintre car une fois accrochés ils sollicitent d’être interprétés et joués comme une partition de musique, et ainsi que les « vrais » livres lesquels demandent d’être « entendus » :

La peinture est le seul objet qui continue de vivre en soi et pour soi (mais c’est la même chose pour un livre si c’est un vrai livre). Tout le monde comprend qu’une partition de musique doit être exécutée (certes, il faut savoir la lire, et on peut l’entendre en silence), mais personne n’a l’idée qu’un tableau doit être joué, et un livre d’abord écouté. Qu’est-ce qui se dit ? Un drôle de je qui dit. [28]

De même qu’un grand tableau n’est pas une image, un grand livre n’est pas assimilable à « un projet de film [29] ». Ce qui, dans Un vrai roman, vaut une critique sévère à Michel Houellebecq et justifie l’éreintement d’Alain Robbe-Grillet, leur faiblesse ayant été de sacrifier la « vision verbale, la seule qui compte et qui soit juste, puisqu’elle mêle tous les sens dans son déploiement. [30] » à l’attrait des marchés et aux facilités de surface [31]. À la différence des « barbouilleurs de littérature d’aujourd’hui [32] », les écrivains qui ne capitulent pas consentent que remontent en eux les Grecs, afin que par le biais d’Homère et de Shakespeare ils puissent, comme Joyce et Apollinaire, déjouer l’œil du Cyclope, l’objectif stupéfiant et pétrifiant de la caméra [33]. Sous ce règne de la « poubellication » (Jacques Lacan repris par Sollers), Sollers pressent la fin du roman, y compris de son avatar cinématographique et étatsunien [34], car les mécanismes de fascination eux-mêmes sont grippés [35].
Dès 1958, avec Une curieuse solitude qui en est le premier essai d’envergure, Sollers a placé l’écriture au poste de commande entreprenant un « mot à mot » qui avait valeur de « corps à corps » et de « bataille », un opiniâtre travail de dessillement, pas un enregistrement, pour ne pas être dupe, ni des pères ni du réel (lequel n’est pas un donné), cette pratique de production instaurant celui qui s’y adonne dans une « oscillation  » qui, en le préservant de l’assujettissement au diktat et de la spéculation, lui ménage un espace incommensurable de liberté [36]. Dans un monde où tout portait à croire qu’il était déchiffrable « comme un cryptogramme [37] » Breton fermait les yeux pour voir ce à quoi ses contemporains demeuraient aveugles, Sollers quant à lui y mise sur une attitude de veille fébrile de sorte qu’aucun écran (de chair) ni support de rêve (hypnotique) ne s’interposât entre ses yeux ouverts, la réalité, ses manifestations et ses représentations. La direction imprégnée à Tel Quel a renforcé ce choix stratégique : le « sous-titre » de la revue « littéraire » obéit à « une hiérarchie voulue : Littérature/Philosophie/Art/Science/Politique [38] ». Contrairement aux interventions de Louis Althusser pour lequel en dernière instance la philosophie est lutte de classe dans la théorie, ce qui confère à celle-ci la prérogative de décider de tout, sauf quand la littérature en supplée la défaillance (« l’impossible solution théorique ») en tant que « transfert  » et « autre de la théorie [39] », pour Sollers, « [l’]objectif est donc, à partir de la littérature, bibliothèque rouverte et pratique constante, d’interroger la philosophie, l’art, la science, la politique [40] ».
L’«  aimé des fées [41] », cheminant depuis plusieurs années sur la route de Paradis, c’est-à-dire d’une Chine mâtinée de Bordeaux, d’île de Ré et de Venise, les trois pôles magnétiques de sa terre d’élection, celle d’un art de vivre façonné par les Lumières, émarge à l’infini dès l’écriture d’Une curieuse solitude [42] et le confirme lors de la fondation de la revue qui succède à Tel Quel, par référence à la phrase de Louis Aragon clôturant Une vague de rêves, l’« autre » manifeste du surréalisme : « Qui est là ? Ah très bien : faites entrer l’infini. » D’ailleurs, dès Une curieuse solitude, faisant du personnage féminin de Concha une allégorie, Sollers a affiché son ambition de « rendre le murmure de l’infini matériel [43] ». Il a la conviction que, malgré tout ce qui se « poublie [44] », la « vitalité ténébreuse [45] » du roman n’a pas encore abdiqué et que la veine des « portraits à la pointe sèche [46] » n’est pas tarie. Persiste en effet « un plus-que-roman […] dont le vieux roman, vexé, dira, bien entendu, qu’il ne s’agit pas d’un roman [47] ». Ce texte qui du point de vue des « normes », us et coutumes de la narration n’est pas un roman, pas plus qu’il n’est stricto sensu une autobiographie (ou une autofiction) est un livre « monstrueux » parce qu’il se garde de dire et de parler «  l’identité (personnelle, sexuelle et aussi nationale) » comme le fait la littérature de soi grand public, c’est-à-dire en termes d’expression et d’essence, il l’envisage à la manière d’« une perpétuelle mise en question qui ne cesse de s’écrire [48] ».

En Guise de conclusion : «  l’amour naît de la vie qui s’écrit » (Sollers)

Je veux croire que c’est ce rapport existentiel à l’écriture, un « vivre "par cœur"  [49] » en convergence avec le « Plutôt la vie » de Breton [50], qui est responsable de la mauvaise réputation de Sollers dans les médias, à l’université et chez des lecteurs qui, parfois, n’ont jamais daigné se plonger dans un seul de ses ouvrages. Dans Trésor d’amour, Sollers n’exagère pas en mettant cette hypothèse en scène avec drôlerie :

Et qu’est-ce que tu réponds, aujourd’hui, à ceux et à celles qui n’aiment pas tes romans ?
— Qu’ils, ou elles, n’aiment pas la vie que je mène.
 [51]

Son choix de vivre dans « le style des Lumières  » conjuguée à son aptitude à « penser en poésie à l’écoute des concepts » (Kristeva [52]) ont ouvré son écriture de sorte que « bref la poésie est dans le roman qui fait du roman mille poésies [53] ». Son aspiration à travers la littérature et « un tout autre roman, en plein 21e siècle » à faire « exploser l’espace, la vie, la mort, le temps [54] » aurait-il fâché André Breton ? Je gage que non parce que tous les deux n’ont jamais occulté que « l’amour naît de la vie qui s’écrit  [55] ».


[1Professeur des Universités (Limoges, France), écrivain.

[2Allusion au livre de Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Éd. de Minuit, 2009, dans lequel il discute les thèses de Pier Paolo Pasolini et de Giorgio Agamben.

[3« Écriture surréaliste et investigations sensibles de soi », in Frankofoni, Revue d’études et de recherches francophones, n° 21, Ankara, Faculté des Lettres, Université Hacettepe, 2009, pp. 413-423.

[4A. Breton, Nadja, in Œuvres complètes, I, Coll. « La Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 651.

[5Ph. Sollers, Un vrai roman, Mémoires, Paris, Plon, 2007, p. 135.

[6H. Bloom, L’Angoisse de l’influence, [The Anxiety of Influence, A Theory of Poetry], (1973), Paris, Aux Forges de Vulcain, 2013.

[7J. Kristeva, « Accorder nos étrangetés », in J. Kristeva et Ph. Sollers, Du mariage considéré comme un des beaux-arts, Paris, Fayard, 2015, p. 10.

[8Ph. Forest, « Je & Moi : avant-propos », in La Nouvelle Revue Française, n° 598, « Je & Moi », Octobre 2011, pp. 13.

[9L’article « Breton Manifeste » (initialement paru dans Le Monde des livres, le 20 mai 1988) est à mon sens significatif de ce que Sollers pense de Breton (in La Guerre du goût, [1996], Coll. « Folio », n° 2880, Paris, Gallimard, 2011, pp. 408-413).
Le site www.pileface.com piloté par Albert Gauvin met à disposition de riches matériaux.

[10Voir M. Foucault dans Tel Quel, n° 17, printemps 1964 ; et dans Michel Foucault, Dits et écrits, Tome I, Gallimard, 1994, p. 338. [Extrait du débat « Une littérature nouvelle ». Cerisy-la-Salle, septembre 1963].

[11Se reporter à G. Farasse, « Aimé des fées », L’Infini, n° 98, Printemps 2007, p. 20-38 [Le Surréalisme en héritage : les avant-garde après 45, colloque international de Cerisy-la-Salle, dir. O. Penot-Lacassagne & E. Rubio, du 2 au 8 août 2006].

[12En référence à l’entretien Philippe Sollers/Julia Kristeva intitulé « L’Expérience intérieure à contre-courant », in J. Kristeva et Ph. Sollers, Du mariage considéré comme un des beaux-arts, Paris, Fayard, 2015, p. 10.

[13Une note d’A. Gauvin intitulée « La Hardiesse extrême » consacrée à Paradis III se prête à cette interprétation : http://www.pileface.com/sollers/spip.php?article555.

[14Philippe Sollers, Trésor d’amour, Paris, Gallimard, 2011, pp. 166-167.

[15Philippe Sollers, Médium, Paris, Gallimard, 2014, p. 109.

[16Dans Portraits de femmes (Paris, Gallimard, 2013), Sollers jugent que Rendez-vous de Christine Angot et Un homme dans la poche d’Aurélie Filipetti sont « deux très bons livres » (p. 112) ; que La Vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet est « une exception remarquable », un « très beau livre » et que « le livre suivant  » […] propose une « [d]émonstration impeccable. » (pp. 132-133).

[17Ce terme génériquement non marqué est assez pertinent pour désigner la forme de plus en plus hybride (mêlant de la narration à du commentaire, des bribes inventées à des chroniques, du biographique à une pensée philosophique, etc.) qu’imprime Sollers à ces œuvres.

[18Le texte dans lequel Lacan reconnaît Gaëtan Gatian de Clérambault comme « seul maître en psychiatrie » est intitulé : « De nos antécédents », in Écrits, I, (1966), Coll. « Points », n° 5, Paris, Seuil, 1999, pp. 65-71.

[19Se reporter à R. Barthes, Sollers écrivain, (1979), Coll. « Points », n° 785, Paris, Seuil, 2015.

[20Se reporter à Ph. Sollers, Médium, p. 116.

[21R. Barthes, « Le Refus d’hériter », in Sollers écrivain, p. 43.

[22Allusion à A. Breton, Nadja, in Œuvres complètes, I, p. 651. ; et à Philippe Forest, « Des livres qu’on laisse battants comme des portes », in La Revue de belles-lettres, « Paroles de romanciers », I, Lausanne, Société de Belles-Lettres de Lausanne, 2012, pp. 23-27.

[23A. Breton, Second Manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, I, Coll. « La Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 784.

[24R. Barthes, « Par-dessus l’épaule », in Sollers écrivain, p. 53 : « Lorsqu’il déplie son nom (signifiant majeur), Sollers, évidemment, ne reporte pas sur sa « personne » les significations du Nom (comme faisaient les nobles en se glorifiant de l’étymologie de leur patronyme, ou comme le proposent aujourd’hui les almanachs de prénoms). Le Nom est ici un départ digressif, la rupture d’une métonymie : c’est en délirant (voire historiquement) sur son propre nom (sur son nom propre) que le sujet se désempoisse de sa personne : le nom part tout seul, comme un ballon sans fil ; en détachant mon nom, je me discontinue (je me désacralise). »

[25Ph. Sollers, Médium, p. 129.

[26Ph. Sollers, Portrait du joueur, (1984), Coll. « Folio », n° 1786, Paris, Gallimard, 2001, p. 216.

[27Ph. Sollers, Trésor d’amour, p. 204.

[28Ph. Sollers, L’Éclaircie, Paris, Gallimard, 2012, p. 179.

[29Ph. Sollers, Op. cit., p. 182.

[30Ph. Sollers, Un vrai roman, mémoires, p. 164.

[31Ph. Sollers, Op. cit., p. 164.

[32Ph. Sollers, Mouvement, Paris, Gallimard, 2016, p. 109.

[33Ph. Sollers, Op. cit., pp. 226-227.

[34Ph. Sollers, Op. cit., p. 208.

[35Ibidem, pp. 208-209.

[36Ibidem, pp. 106-107.

[37A. Breton, Nadja, in Œuvres complètes, I, Coll. « La Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 716.

[38Ph. Sollers, Un vrai roman, Mémoires, p. 95.

[39Allusion à une formule célèbre de L. Althusser tirée de son article « Sur le Contrat Social », in Cahiers pour l’analyse, n° 8, octobre 1967 ; in Sur le Contrat Social, Houilles, Ed. Manucius, 2008.

[40Ph. Sollers, Op. cit., p. 97.

[42Viktor Kirtov a montré comment ce passage du premier roman de Ph. Sollers fait écho en quelque sorte « à la lettre » au Second Manifeste du surréalisme de Breton : http://www.pileface.com/sollers/spip.php?article54.

[43Philippe Sollers, Une curieuse solitude, (1958), Coll. « Points », n° P 852, Paris, Seuil, 2006, p. 65)

[44Philippe Sollers, Médium, p. 109.

[45Ph. Sollers, Portrait du joueur, p. 301.

[46Ph. Sollers, Médium, p. 156.

[47Ph. Sollers, Trésor d’amour, pp. 208-209.

[48J. Kristeva, « Enfance et jeunesse d’un écrivain français », in J. Kristeva et Ph. Sollers, Du mariage considéré comme un des beaux-arts, p. 110.

[49Ph. Sollers, L’École du mystère, Paris, Gallimard, 2015, p. 97.

[50Allusion au poème du recueil Clair de terre, in A. Breton, Œuvres complètes, I, pp. 176-177.

[51Ph. Sollers, Trésor d’amour, p. 147.

[52J. Kristeva, « L’Expérience intérieure à contre-courant », in J. Kristeva et Ph. Sollers, Du mariage considéré comme un des beaux-arts, pp. 71-72 : « Toi, tu as choisi le style des Lumières : ne pas créer le malheur dans les livres (je reprends la formule de Lautréamont), mais suggérer l’impossible en mini-récits succincts, éviter l’« universel reportage » (qu’exécrait Mallarmé) et penser en poésie à l’écoute des concepts. Ce n’est pas que de la littérature, c’est aussi ta façon de vivre : serrée, caustique, ironie et joie mêlées, en toute clarté, et tout le reste est secret. »

[53Ph. Sollers, Paradis, (1981), Coll. « Points », n° P 879, Paris, Seuil, 2001, p. 146.

[54Ph. Sollers, L’École du mystère, p. 16.

[55Ph. Sollers, Trésor d’amour, p. 94.
La prééminence donnée ici à l’amour correspond à la « hiérarchie » selon laquelle Breton ordonne les trois « voies » par lesquelles la « lumière » de la révolte est « créatrice » (Arcane 17, III, Coll. « La Pléiade », Paris, Gallimard, 1999, pp. 94-95).

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