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Le dernier jour

Jean-Luc Outers

D 23 mai 2017     A par Albert Gauvin - Olivier Rachet - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Le dernier jour

Avant-propos de J. M. G. Le Clézio
Collection L’Infini, Gallimard
Parution : 11-05-2017


« Dans la tradition des Tombeaux, en quelque sorte, le dernier hommage que l’on peut rendre à ceux dont l’heure ultime nous sépare durablement. » — J.M.G. Le Clézio

Autant de manières de célébrer la vie à travers la mort, autant de manières de vivre que de mourir. Jean-Luc Outers renoue donc avec la tradition du Tombeau, tour à tour épitaphe, oraison, pure élégie ou déploration. Se fondant sur des écrits et des témoignages, il donne pourtant le sentiment de raconter des histoires proches de la fiction, dont les héros auront marqué sa vie. Parmi eux, on reconnaîtra les écrivains Henri Michaux, Dominique Rolin, Simon Leys, Hugo Claus...

Feuilletez le livre

L’homme sans visage pdf (Henri Michaux) (Communication à la séance mensuelle du 13 décembre 2014 de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, L’Infini 130, hiver 2015)
Dominique Rolin. La mémoire oubliée pdf (Communication à la séance du 14 mai 2016)
Dominique Rolin. La mémoire oubliée (version publiée dans L’Infini 137, automne 2016)
L’unique trait de pinceau (Simon Leys)
Filmer ce qui n’est plus (Chantal Ackerman)
L’exercice du pouvoir (le Président)
De courte mémoire (Hugo Claus)

*

Avant-propos

J. M. G. Le Clézio

Dans cette grande ville de Bruxelles, en vérité plus grande qu’elle n’est, Jean-Luc Outers m’est apparu, et il fut tout de suite l’indispensable mentor qui permet de se familiariser avec un lieu étrange, celui qui ne donne pas seulement les conseils d’usage, mais qui donne les clés, non pas de la cité ou des champs, mais les clés qui ouvrent le cœur du voyageur à sa propre étrangeté. C’était il y a quelque temps déjà, vingt ans peut-être. De Bruxelles, je n’avais que le souvenir diffus de l’Exposition universelle que ma grand-mère visita alors et de son monument vaguement surréaliste qui domine le nord de la ville, espèce de mât de cocagne oscillant dans le vent du nord, au-dessus d’une forêt pétrifiée de grands immeubles. Lui, par sa taille et sa maigreur, par son visage, me fit penser à un hidalgo, et j’aimai tout de suite en lui ce qui le différenciait des intellectuels parisiens, pour lesquels, hormis des exceptions notables, je n’avais pas grande estime. Au reste, je ne savais rien de lui, ce qui était pour moi un attrait supplémentaire. Il existe en France, en particulier dans l’étroite communauté des gens de lettres, un art que les Mauriciens (autres producteurs d’hidalgos) appellent le « faire-savoir ». Lui, ne faisait rien savoir. Même un peu plus tard, quand je commençai à lire ce qu’il écrit, je n’y trouvai rien qui fît savoir. Je ne parle pas de modestie, cette institution aux yeux baissés. Les valeurs de notre héritage chrétien (j’en parle parce que je le connais un peu) m’ont paru souvent irritantes comme un tissu trop rêche, décidément trop rêche. Pourquoi y aurait-il des loups féroces d’un côté, et d’innocents agneaux de l’autre ? Lui, arpentait les rues de Bruxelles à grandes enjambées, avec un air égaré qui allait bien avec ces rues, tout simplement. Je parle de cette ville telle qu’il me l’a montrée alors. La première impression d’une ville est une sensation que les voyages ensuite n’arriveront pas à démentir. Ainsi de Mexico, par un jour de tornade torrentielle, rues inondées, toits plats cascadant dans les maisons, passagers courbes dans leur fuite, sans parapluies, presque sans chapeaux, et cette noirceur partout, tout à coup levée par la déchirure du ciel qui montra un soleil encore loin de se coucher. Bruxelles n’est pas Mexico, encore que… Mais ces rues mêmes étaient égarées, segments survivants d’une autre époque, comme de somptueux haillons jonchant un mercado de néo-textiles artificiels. Je ne vais pas donner les noms — d’ailleurs existent-ils encore ? Une place, non loin de la gare, d’où partaient des ruelles construites d’immeubles de brique ravagées par un incroyable chantier qui ressemblait à un séisme. Au haut de la colline, le musée où est accroché le tableau le plus extravagant de l’histoire de la peinture flamande, La Chute d’Icare de Bruegel. Était-ce pour celui-là que j’étais revenu à Bruxelles avec ma femme, après tant d’années ? Vraisemblablement pour lui davantage que pour la vie littéraire, même si Michaux, Mesens, Maeterlinck… Mais eux, si peu bruxellois ! Ces premières journées dans la ville, il me fallut peu de temps pour comprendre que c’était lui, J.-L. Outers, mon mentor, qui leur donnait un sens. La ville qu’il me montrait était comparable à un grand cimetière — mais non pas un cimetière de nos tristes régions, non, plutôt un cimetière indien, des deux Indes, l’une avec ses piles funéraires, l’autre avec ses offrandes de pain des morts et de crânes en sucre. Cela ne me déplaisait pas, j’ai un faible pour les cimetières. Même les plus paisibles, les mieux arrangés, comme celui qui accueille Dominique Rolin, même les plus organisés comme celui de Port-Saïd avec ses carrés chrétien, musulman et juif, où j’imagine volontiers le héros du rapt final du dernier descendant du grand rabbin Chaïm, ne me causent pas d’ennui, absolument pas de répulsion. Bruxelles, vue avec Outers, c’était le cimetière des temps ! Plus tard, lisant ses écrits, romans et bréviaires de l’usage du quotidien, je compris que ce qu’il cherchait là, à moins que ce ne fût ce qu’il fuyait, c’était précisément le temps des origines, l’histoire avec un petit h, filant comme l’eau entre les doigts, que cet écoulement, cette fuite d’eau du réel, nulle part au monde n’étaient plus apparents que dans cette ville où les forces naturellement destructrices des humains employaient les machines pour jeter à bas tout ce qui barrait la route au flux de l’argent et du pouvoir. Il avait quelque chose de superbement ordonnateur dans sa marche, que je ne pouvais pas imaginer s’arrêter simplement parce que je ne serais plus là, qui se continuerait, jour après jour, pour l’inventaire de ce qui disparaissait. Les villes d’écrivains (toutes les villes sont des villes d’écrivains) secrètent de la nostalgie, c’est entendu. Je ne peux pas imaginer Le Caire sans la rumeur attristée de Naguib Mahfouz, ni Mexico sans l’ironie de Carlos Fuentes, ni Beyrouth sans la colère de Fady Stephan. Mais à Bruxelles, pour J.-L. Outers, c’est plus qu’une rumeur, et la nostalgie n’a rien à y faire. C’est une obsession de chaque instant, c’est-à-dire le mélange d’âcreté et de drôlerie que procure une chose inévitable, à laquelle on ne doit même pas penser se soustraire, et qui tient lieu de certitude puisque rien n’est plus certain que la destruction.

Et la mort, dans tout cela ? La mort convient bien à cette ville, elle va bien avec ces rues en voie de disparition, avec ces zones, ces excavations, ces projets fous à demi aboutis, la mort rehausse la matité grise des murailles, elle saupoudre d’une angoisse exquise ces îlots de villas roses, ces jardins de Léopold, ces ruelles pavées, et jusqu’à cette Grand-Place d’opérette avec ses frontons de carton-pâte. Bruxelles, c’est Rome sans le Colisée, le Vatican sans la crypte de Saint- Pierre, c’est Londres sans Piccadilly, sans Tamise, Paris sans la Seine — la Senne de Bruxelles est transformée en égout à ciel couvert, inondant les parkings souterrains ! Mais elle a Bruegel et Magritte ! Alors sans doute n’y a-t-il de Bruxellois, de Belges, nés tels ou adoptés, poète, cinéaste, voyageur invétéré, que ceux dont on doit chasser l’ombre entre ces murs, et qui ressurgissent un moment, égarés eux aussi, échevelés, exhumés, exsangues, pour, comme l’ivrogne céleste du Finnegans de Joyce, une dernière ballade chantée avec Outers. Bruxelles, la ville du compromis absolu, elle accouche de ces magnifiques vengeurs, qui vont jusqu’au bout du monde (en Chine, à New York, à Brisbane, ou en Grande Garabagne) comme pour vérifier que rien ne surpasse l’imperfection, comme pour mettre sans cesse la clé sous la porte de la rue Defacqz, effacer les marques, oublier le Bureau de l’heure, jeter sa gourme et fermer ses oreilles au vent. Loin de Bruxelles, quelle douceur règne ! Que la mer est jolie, dans le sillage du Prosper, et comme l’anathème sonne juste, au pays de Qui je fus : Glas ! Glas ! Glas ! sur vous tous ! Néant sur les vivants ! (La Nuit remue.)

La littérature est un art incohérent, elle ne pratique guère la logique. C’est ainsi, les écrivains, pour nostalgiques qu’ils soient, ne pensent pas à ceux qui n’y sont plus. Trop occupés d’eux-mêmes, on peut dire, et puis la mort, n’est-ce pas, ça n’est pas inspirant, tout au plus peut-on constater, comme Ludwig Wittgenstein, dans son Tractatus logico-philosophicus, que la mort est la seule chose qu’on ne saurait vivre. Pourtant, même s’ils sont tragiques (et ils le sont tous), il y a souvent quelque chose de drolatique dans les enterrements. Lisant le récit de la cérémonie d’incinération de H. M., m’est revenue à l’esprit la dernière aventure de D. H. Lawrence, l’auteur de L’Amant de Lady Chatterley et de Matinées mexicaines, telle que l’a racontée le capitaine Angelo Ravagli, amant de Frieda, l’épouse de Lawrence. Cinq ans après sa mort à Vence en 1930 (victime de la tuberculose à quarante-quatre ans), les restes de Lawrence furent exhumés, à la demande de Frieda, qui les fit incinérer pour les rapatrier au ranch de Taos (Nouveau-Mexique) où le couple avait vécu heureux. Après divers avatars (elle fut d’abord dissimulée pour échapper aux douanes françaises à Marseille, perdue ensuite dans la gare de Lamy), l’urne fut emportée dans un bistrot du village de Taos, où la compagnie d’amis avait voulu noyer son chagrin, et l’avait noyé si bien qu’ils repartirent en l’oubliant sous une table. La version officielle est qu’ils revinrent sur leurs pas et retrouvèrent l’ustensile, et qu’afin que les cendres de Lawrence ne fussent pas volées, elles furent mélangées au ciment du monument qu’on peut voir aujourd’hui dans la forêt de Taos. Mais il ne serait pas mal que l’urne n’ait en fait jamais été retrouvée sous la table du bistrot, et que l’un des plus grands écrivains du siècle passé ait disparu de cette façon-là…

Dans la tradition des Tombeaux, en quelque sorte, le dernier hommage que l’on peut rendre à ceux dont l’heure ultime nous sépare durablement. J.-L. Outers, le généreux, nous donne cet exercice de mémoire, peut-être pour justement que l’eau un moment encore ne file pas entre nos doigts, pour que quelque chose, quelqu’un, reste, quelque part, dans ces lieux qui ont en commun d’avoir un fil qui les unit à cette ville mobile. Tenez, puisqu’il est question du grand Simon Leys et de la Chine, je joins à ses mots ceux d’un lointain poète, entre discret désespoir et goût de vivre,

Sur l’océan sans limites la lune brille, des perles coulent les larmes
Dans la plaine bleue le soleil est doux, du jade naissent les nuages
L’amour éternel est la quête de la mémoire
Et au même instant demeure inaccessible

(Li Shangyin, dynastie Tang, 813-858.
Traduction de Shi Xueying)

J.M.G. Le Clézio.

*

Le bonheur sur fond noir

par Olivier Rachet

Un écrivain tarde à être incinéré, en raison d’un mouvement de grève des pompes funèbres. Un autre organise, en grande pompe, ses obsèques, sur une scène d’opéra, après avoir fixé le jour de son décès, par euthanasie. La sœur d’une cinéaste quitte, dans la précipitation, Bombay pour rejoindre celle qui vient de se donner la mort. Dans ce dernier ouvrage intitulé sobrement Le dernier jour, Jean-Luc Outers perpétue la forme du Tombeau littéraire et rend hommage à six de ses compatriotes belges parmi lesquels le lecteur reconnaîtra Henri Michaux, Dominique Rolin, Simons Leys, Chantal Akerman et Hugo Claus. Des artistes dont les forces créatrices auront un jour décliné, irréversiblement et qui auront, souvent à travers le dessin, tenté de pallier le lent déclin des facultés langagières. Si comme l’écrivait Simon Leys, « la belgitude, c’est la conscience diffuse d’un manque », force est de constater que la création littéraire ou cinématographique vient ressouder parfois des liens inextricables ou perdus, tendre des cordes entre des pans entiers de mémoire ou de vie en lambeaux.

L’amant de Dominique Rolin, un certain Jim, écrit que le bonheur se dégage toujours d’un « fond noir  » et c’est dans la confrontation à un ailleurs toujours mouvant que ces artistes n’ont de cesse d’explorer leur intériorité. Henri Michaux qui disait être « né troué » aura exploré des continents toujours à la dérive, des espaces intérieurs et lointains en marge de toute vie sociale. Simon Leys aura parcouru le continent asiatique scrutant, de façon prophétique, les marges de tout régime totalitaire. Chantal Akerman aura élu New York comme terrain d’observation, Dominique Rolin aura fait de Venise un Paradis en marge de l’enfer bureaucratique. Chaque jour est le dernier pour qui n’a pas oublié d’inscrire son travail dans la filiation des naissances et des morts qui l’ont précédé. Le dernier jour ne couronne rien et n’apporte aucune consolation. Tout au plus peut-on y lire en creux les traces de poussière dont nous sommes constitués. Poussières de vent, traits du pinceau du calligraphe chinois qui jamais ne défaille, traits à l’encre de chine ramenant – comme dans une nouvelle grimaçante de Kafka – chaque être humain à la condition d’un insecte, plans fixes sur le vide de Broadway ou un arbre maltraité par le vent. No home movie annonce le titre du dernier film de Chantal Akerman consacré à sa mère. Chaque artiste ne réside-t-il pas tout entier dans son œuvre, sa seule et unique demeure ? Un Tombeau n’est pas tout à fait un cercueil, il en serait même l’exact opposé. A défaut d’être poète, faire de sa vie une œuvre d’art, comme Francis Ponge déjà l’admirait des escargots. Un monument à notre mesure, un tombeau ouvert à tous les vents, à toutes les expériences, où le désir circule sans entraves.

Olivier Rachet, olrach.overblog, 21 Mai 2017.


Henri Michaux.
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LIRE AUSSI : Le monument de pierres verbales de Jean-Luc Outers
Jean-Luc Outers rend hommage à cinq artistes ; au moment de leur mort

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Jean-Luc Outers vit à Bruxelles. Il a notamment publié "L’ordre du jour" (Gallimard, 1987), "La compagnie des eaux" (Actes Sud, 2001), "De jour comme de nuit" (Actes Sud, 2013) et a récemment établi l’édition des lettres de refus de Henri Michaux, "Donc c’est non" (Gallimard, 2016).

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Jean-Luc Outers pour Lacan-TV

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Simon Leys / Jacques De Decker & Jean-Luc Outers

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Donc c’est non

Henri Michaux, Donc c’est non

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1 Messages

  • A.G. | 19 juin 2017 - 14:58 1

    Le dernier jour est un livre hommage, un dernier hommage, un Tombeau, comme le souligne J-M.G. Le Clézio dans son avant-propos, un livre épitaphe, une oraison à la manière de Bossuet, mais aussi un exercice d’admiration complice. Le dernier jour est un roman d’amitiés, réjouissant, lumineux et gracieux. Jean-Luc Outers sait la justesse des mots et de la narration – il s’agit d’un magnifique roman composé dirait Philippe Sollers son éditeur ! – pour ne cesser de faire vivre ces écrivains et cette cinéaste disparus. Lire l’article de Philippe Chauché.