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Houellebecq face à Sollers

Réponse aux « imbéciles »

D 26 juillet 2006     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Retour en 1998. L’un publie, avec les « Particules élémentaires », le roman-événement de l’automne. L’autre, signe avec Casanova l’admirable, une profession de foi. Rencontre au sommet

Archives aimablement communiquées par E. Cothenet

Réponse aux « imbéciles »
source : Le Nouvel Observateur le 08/10/1998
auteur : Fabrice Pliskin, Jérôme Garcin

Voici ce que l’on peut lire à la page 229 des « Particules élémentaires », le roman de Michel Houellebecq : « Dans le train Bruno tenta de se plonger dans "Une curieuse solitude", renonça assez vite, réussit quand même à lire quelques pages de "Femmes" - surtout les passages de cul. Philippe Sollers semblait être un écrivain connu ; pourtant, la lecture de "Femmes" le montrait avec évidence, il ne réussissait à tringler que de vieilles putes appartenant au milieu culturel ; les minettes, visiblement, préfèrent les chanteurs. Dans ces conditions, à quoi bon publier des poèmes à la con dans une revue merdique comme "l’Infini" ? » Vengeance d’un jeune moraliste contre un immoraliste invétéré ? Pourtant, au-delà de l’attaque, tout semble rapprocher Michel Houellebecq et Philippe Sollers, lequel publie un « Casanova l’admirable » (lire encadré page 132).
Ces deux romanciers, contempteurs à succès du monde d’aujourd’hui, abordent souvent les mêmes thèmes (guerre des sexes, procréation, clonage, religion) ; ils n’hésitent pas à faire entrer la biologie, l’économie, la politique dans le roman contemporain ; ils ont l’art de jouer avec les médias et d’en tirer bénéfice ; et ils font parfois l’objet des mêmes procès : sympathies droitières, misogynie, etc. A la veille de leur passage chez Bernard Pivot, à « Bouillon de culture », « le Nouvel Observateur » les a mis face à face.
Le Nouvel Observateur. - Philippe Sollers, vous avez certainement lu « les Particules élémentaires » et les deux passages qui vous y sont consacrés...
Philippe Sollers. - Depuis la parution de ce livre, je reçois un tas de coups de téléphone où on me dit : vous avez rencontré Houellebecq et vous apparaissez dans son roman. Houellebecq, ici présent, ne pourra pas me contredire si je prétends qu’on s’est parlé pour la première fois il y a à peine trois semaines. D’emblée, il y a confusion entre la réalité et la fiction. On est au coeur du sujet : comment, immédiatement, les gens réduisent une oeuvre d’imagination à des positions idéologiques.
Michel Houellebecq. - Ou à des ragots.
P. Sollers. - Le portrait qui est fait de moi dans ce livre apparaît à travers le fantasme d’un personnage, Bruno, qui se voudrait écrivain, qui n’y arrive pas, et qui va voir un personnage du spectacle médiatique nommé Sollers.
M. Houellebecq. - J’utilise assez volontiers les personnes réelles à partir du moment où elles deviennent mythiques : Mick Jagger, Brigitte Bardot. De même que je ne me prive pas non plus d’utiliser des lieux réels. Ici il s’agit en effet du personnage médiatique Sollers, et non de l’écrivain.
P. Sollers. - Je comprends la situation dans laquelle il se trouve, puisque la même chose m’est arrivée avec « Femmes » il y a quinze ans. Tout le monde s’était précipité sur les clés, en l’occurrence les intellectuels de l’époque : Althusser, Barthes, Lacan - en négligeant le reste des 666 pages.
N. O. - Les polémiques que suscitent « les Particules élémentaires » sont plus rudes que celles dont « Femmes » avait été l’objet.
P. Sollers. - Ça a toujours été comme ça. Moi, j’ai été traité de nazi.
M. Houellebecq. - Ah oui, vous aussi...
N. O. - A l’époque de « Femmes », quels étaient les signes de la violence ?
P. Sollers. - Bizarrement, c’était des lettres d’hommes.
M. Houellebecq. - Bah, des lettres...
P. Sollers. - D’ailleurs, ce sont les hommes qui ont un problème avec la littérature. Un problème d’agressivité. La revue « Perpendiculaires » [qui vient d’exclure Houellebecq] ne comporte pas, que je sache, une femme.
M. Houellebecq. - Dans l’entretien que j’ai fait avec eux, c’était frappant. Il y avait quatre hommes et... une femme qui prenait les notes.
N. O. - Michel Houellebecq, comment vivez-vous la sortie chahutée de votre roman ?
M. Houellebecq. - Allez y comprendre quelque chose ! Prenez les rédacteurs d’« Immédiatement », une revue catholique et royaliste qui m’a soutenu autrefois : eh bien, ils sont furieux. Pour eux, j’ai écrit un livre d’extrême-gauche branché. En fait, toute personne faisant une lecture politique de mon livre est forcément mécontente. Il m’est impossible de répondre à votre question sans être très immodeste. Baudelaire dit : « Une nation n’a de génie que malgré elle, donc le génie est le vainqueur de toute sa nation. » C’est vrai. Il y a un moment où tout le monde est contre vous, fatalement.
N. O. - Vous semblez partager l’un et l’autre la conviction que vous êtes entourés d’imbéciles qui ne vous comprennent pas, d’« ignorants », disait Casanova.
P. Sollers. - Pas des imbéciles, des obsédés. Je le prouve avec Casanova. Voilà quelqu’un qui a laissé un texte de 3000 pages écrites en français, après y avoir travaillé pendant dix ans dix heures par jour. Comment se fait-il que pendant deux siècles on ait imaginé un personnage libertin, stakhanoviste du sexe comme disent les cons, qui n’aurait rien écrit ? Le problème est là.
M. Houellebecq. - L’imbécile ou l’obsédé : s’agissant de la revue « Perpendiculaires », vous trouvez les deux cas dans le comité de rédaction. C’est un mélange.
N. O. - Michel Houellebecq, que pensez-vous des livres de Philippe Sollers ?
M. Houellebecq. - C’est beaucoup trop compliqué comme question. Disons que j’aime les gens qui changent de style, comme Lautréamont ou Nietzsche. Sollers me semble de ce côté-là. La contradiction apparente entre « les Chants de Maldoror » et « Poésies I » est une des choses qui m’a tôt attiré chez Lautréamont.
P. Sollers. - Le changement d’écriture, c’est aussi ce qui a fait réprobation dans mon cas. Ecrire ce truc qui s’appelle « Paradis » sans ponctuation puis « Femmes », il n’en fallait pas plus pour me faire traiter de hyène dactylographe. J’ai eu droit, encore récemment, par exemple, à une descente de Bourdieu d’une violence incroyable...
N. O. - A laquelle vous répondez dans « Casanova ».
P. Sollers. - Une fois que Casanova est emprisonné à Venise, alors qu’il est entouré de rats et mangé par les puces, on lui donne à lire pour sa rééducation une vie de sainte. Pour rééduquer un prisonnier libertin d’aujourd’hui, on lui infligerait les oeuvres complètes de Bourdieu !
N. O. - Deux pasteurs sont chargés de la rééducation morale de Bill Clinton...
M. Houellebecq. - Je savais depuis longtemps que les Américains étaient des cons.
P. Sollers. - J’ai écrit ce « Casanova » pour faire honte à notre époque, celle de l’affaire Clinton-Lewinsky. Je ne fais pas de l’exotisme dix-huitiémiste. Je compare une liberté supérieure à l’aliénation désastreuse de notre temps. Comme Houellebecq serait à sa manière le Karl Marx de la paupérisation sexuelle. J’ouvre « les Particules élémentaires ». Page 12, je lis quelque chose qui se présente indubitablement comme de la poésie. Personne, que je sache, n’y fait allusion. Cette poésie tend vers la prophétisation d’un monde qui aurait dépassé la violence. Houellebecq n’est pas uniquement dans la répétition d’un discours apocalyptique à la Spengler, type déclin de l’Occident et création par clonage d’une humanité nouvelle. Son affirmation est poétique, alors il gêne.

N. O. - Parlons du clonage : à vous lire, tout vous oppose.
P. Sollers. - J’ai demandé au biologiste Jean-Didier Vincent s’il pouvait me cloner. Il m’a répondu que je serais probablement le bon vivant que je suis, mais peut-être pas un écrivain. Vous auriez affaire à un Sollers banquier, par exemple.
N. O. - Dans son roman, Houellebecq oppose au rayonnement de la biologie « le ridicule global dans lequel avaient sombré les travaux de Foucault, de Lacan, de Derrida, de Deleuze... ».
P. Sollers. - En Italie, d’où je reviens, j’ai vu partout des interviews d’Edward Wilson, professeur de sociobiologie à Harvard, qui dit que tout va s’expliquer à travers l’animalité humaine, la neurobiologie. Par ailleurs, Wilson reste chrétien baptiste, comme Pavlov était lui-même quelqu’un de très religieux. Ce qu’on m’a reproché, c’est de parler de la vie privée des intellectuels dans « Femmes ». Moi, je voudrais aller voir la vie privée de M. Edward Wilson.
N. O. - Ou la vie privée de Sokal et de Bricmont, les auteurs des « Impostures intellectuelles ».
P. Sollers. - Oui bien sûr, cela mérite l’enquête...
N. O. - Comme dirait le procureur Kenneth Starr...
P. Sollers. - Oui. Qu’est-ce qu’ils aiment ? Quelles reproductions ont-ils sur leurs murs ? Comment est leur femme ? Comment toutes ces belles déclarations abstraites se traduisent-elles dans la vie quotidienne et sexuelle ?
M. Houellebecq. - Quelles qu’elles soient, les sciences humaines seront discréditées. S’il y a mutation philosophique, elle naîtra de la
mécanique quantique.
P. Sollers. - En quoi ce discours se différencie-t-il de celui de « l’Avenir de la science » de Renan, ou d’Auguste Comte ?
M. Houellebecq. - Comte est un des cas les plus troublants de l’histoire de la pensée. Il est associé au triomphe de la raison, alors qu’il était vraiment fou. Jeune homme, il a passé presque un an dans la clinique du docteur Blanche et il en est sorti avec la mention « non guéri ». Il a des points communs avec Lautréamont dans le style.
P. Sollers. - Le père de Lautréamont était un comtiste fanatique. Il y a toujours cette idée que la science va résoudre la crise religieuse. Houellebecq parle favorablement du bouddhisme. J’y suis très opposé.
N. O. - Dans « Casanova », vous citez les sermons du dalaï-lama comme exemple de « lecture débilitante ».
P. Sollers. - Moi, je suis dans le droit-fil occidental. Si l’Occident c’est l’Amérique, sa sociobiologie et son puritanisme grotesque, évidemment non. En revanche, si l’Occident c’est l’Europe du splendide lever de soleil des Lumières refoulée et piétinée depuis deux siècles, alors oui, j’ai foi dans le salut par l’Europe.
M. Houellebecq. - Le bouddhisme m’est très sympathique, mais je suis malheureusement très athée. Je ne sais pas ce qui peut rester du bouddhisme en l’absence de croyance en la réincarnation. Pourtant le bouddhisme est peut-être une solution d’avenir. Dans mes moments mégalomanes, je reprends volontiers à mon compte la phrase de Nietzsche selon laquelle Schopenhauer avait fait planer la menace d’un nouveau bouddhisme sur l’Europe, que lui, Nietzsche, avait écartée. Donc je reviens pour faire planer la menace d’un nouveau bouddhisme sur l’Europe, par infiltration lente.
P. Sollers. - Eh bien, je m’opposerai à cette pénétration bouddhiste comme Nietzsche à Schopenhauer. Ce dont il est question à travers le bouddhisme, c’est du devenir nihiliste européen, qui peut aller en effet dans ce sens de suicide, de résignation, d’autodécomposition. D’ailleurs la CIA aimait bien le daïla-lama et lui a donné beaucoup d’argent...
M. Houellebecq. - Bon, Philippe, demain, chez Pivot, on fait Schopenhauer-Nietzsche, et en fin d’émission on glisse Novalis. En plus, il y aura Virginie Despentes. Je suis sûr qu’elle va adorer Novalis. Elle va dire : oh, il est hyper-beau, ce mec !
N. O. - A quoi bon des libertins en temps de détresse ? demande Sollers dans son « Casanova ».
M. Houellebecq. - Moi, je trouve les libertins sympas, de même que je trouve sympas les catholiques traditionalistes. J’aime trop de gens, donc, du coup tout le monde me hait.
P. Sollers. - D’abord, il faut s’entendre sur le terme de libertin. Houellebecq, par provocation, a dit qu’il était contre le libéralisme... Il n’a pas dit qu’il était contre la liberté, mais on ne sait pas, après tout...
M. Houellebecq. - Je me tâte.
P. Sollers. - Il en est du libertinage comme de l’athéisme, qui, pensait Robespierre, doit être combattu parce qu’il est d’essence aristocratique. C’est pourquoi le culte de l’Etre suprême a été déclaré - à une époque bien précise de la déchristianisation - révolutionnaire : pour contrecarrer une restauration de l’aristocratie, il fallait une religion. Un thème que Houellebecq partage puisqu’il dit qu’il n’y a pas de société sans religion. Mon point de vue n’est jamais social. Je pense qu’il n’y a pas de bonne société. Toute société est fondée sur un crime commis en commun, comme l’a dit Freud. Par conséquent, toute proposition - religieuse ou autre - qui vise à « ensembliser » l’humanité est fausse. On dit que le sexe, loin d’être le diable, l’atteinte aux fondements de la société (procès de Baudelaire, de Flaubert, patati, patata), est la panacée, qu’il n’y a rien de mieux pour tout le monde. Houellebecq en tire les conséquences en constatant que cette obsession répandue démocratiquement conduit à une intense impasse...
M. Houellebecq. - J’aime beaucoup « intense impasse ». Je peux garder cette expression pour une autre interview ?
P. Sollers. - Moi, je n’ai jamais dit que le sexe était obligatoire. Mais là où c’est embêtant, c’est que la dénonciation de la tyrannie du plaisir est aussi une thèse réactionnaire. La tyrannie du plaisir, ce serait la faute à 68. Ce sont les révolutionnaires qui auraient détruit la famille, l’école, l’autorité, et répandu l’idée qu’il faut jouir automatiquement... Moi, je n’ai jamais été propagandiste d’une démocratie sexuelle.
N. O. - C’est donc la faute à 68, Michel Houellebecq ?
M. Houellebecq. - C’est rien, 68. Toute l’histoire de l’Europe depuis 45 est une copie affaiblie de l’histoire des Etats-Unis.
P. Sollers. - Eh ben, c’est en train de changer !
M. Houellebecq. - On verra.
P. Sollers. - C’est tout vu parce que, l’Union soviétique disparue, l’Europe se dégage enfin.
M. Houellebecq. - Holà ! holà ! C’est pas gagné.
N. O. - Ne croyez-vous pas comme Sollers au salut du monde par l’Europe ?
M. Houellebecq. - Philippe Sollers me paraît d’un optimisme étonnant. Mais je reviens à cette idée de tyrannie du plaisir. Il faudrait plutôt parler d’une tyrannie du désir. Le mot de désir et de publicité sont devenus synonymes. A l’heure actuelle, on ne peut pas vraiment éprouver de désir non publicitaire.
P. Sollers. - Un petit mot sur l’Europe. Sauf peut-être à la campagne, dans des endroits très reculés. Je suis allé en Tchécoslovaquie pour voir la tombe de Casanova. Restaurant Casanova, Fast Food Casanova, produits de beauté, j’en ai vu plein à Prague. Casanova a écrit des choses très importantes parce qu’elles mettent en question les liens de parenté par une apologie de l’inceste père-fille...
M. Houellebecq. - (Pince-sans-rire.) L’inceste, j’aime pas trop. Je suis désolé, je ne peux pas vous suivre là-dessus, Philippe.
P. Sollers. - L’affaire Clinton-Lewinsky, par exemple, ne s’explique que par le problème de l’inceste : ils ont trente ans de différence, c’est une histoire de fille avec son père.
N. O. - Les femmes sont-elles meilleures que les hommes, comme l’affirme le personnage de Michel dans « les Particules élémentaires » ?
P. Sollers. - « Le monde appartient aux femmes. C’est-à-dire à la mort. Là-dessus tout le monde ment », a dit un auteur [Sollers dans son roman « Femmes »]. Les femmes sont meilleures que les hommes ? C’est de la folie de dire ça. On ne peut pas dire « les femmes », « les hommes ».
M. Houellebecq. - Oui, mais là, j’assume. Vous n’avez qu’à voir la différence entre un internat de filles et un internat de garçons. C’est vrai que les filles sont assez méchantes entre elles aussi, mais ça n’atteint pas le même niveau d’agression.
P. Sollers. - Si les femmes aimaient les femmes, ça se saurait. Non. La violence féminine a sa spécificité : elle passe plus par le poison que par le poignard. Vous préférez être empoisonné, Michel Houellebecq, chacun ses goûts. Revenons à la statistique. Sur le plan sexuel, je dirai donc qu’à peine 10% des hommes savent à peu près de quoi il s’agit. Ne rêvons pas. Tous les autres, c’est la confusion totale, l’embarras maximal, la culpabilité automatique, l’échec auto-érotique. Pas plus. Pour les femmes, ça dépasse très rarement les 6%.

M. Houellebecq. - Les sources ! Les sources !
P. Sollers. - Quand il y a masturbation chez Houellebecq...
N. O. - ...Manustupration, pour employer le mot de Casanova.
P. Sollers. - Cela intervient assez souvent. D’accord ?
M. Houellebecq. - Moui... c’est une thématique forte, il y a des récurrences.
P. Sollers. - Est-ce qu’il y a une masturbation féminine dans l’un de vos livres ?
M. Houellebecq. - Euh, non.
P. Sollers. - (Triomphalement.) Ce sera tout, messieurs. Quelle chute ! (Il s’étouffe de rire.)




UN ESSAI DE PHILIPPE SOLLERS

Casanova, homme d’avenir

En compagnie de son vieil ami Giacomo Casanova, Philippe Sollers poursuit aujourd’hui la guerre du goût avec une insolente gaieté. A quoi bon les libertins en temps de détresse ? A se brancher sur l’énergie électrique des Lumières, à être vertueux « dans l’actualité du vice », à réapprendre à être « l’instrument de la fortune » et à dire « je suis parce que je sens ».

Une question lancinante tarabuste Philippe Sollers : pourquoi les longues errances de Casanova à travers l’Europe ne mènent-elles qu’à la table du château de Dux en Bohême, où de 1789 à 1798 il va écrire en ermite, et en français, son extraordinaire « Histoire de ma vie » ? Parce que celui dont on célèbre cette année le bicentenaire de la mort est beaucoup plus qu’un aventurier et un séducteur : il est un écrivain, l’un des plus grands du XVIIIe siècle. Casanova est donc forcément pour Sollers un homme d’avenir.

Les trouvailles littéraires spontanées de Casanova l’enchantent. Ainsi ces lignes extraordinaires écrites au soir de sa vie : « Ma mère me mit au monde à Venise, le 2 avril, jour de Pâques, de l’an 1725. Elle eut la veille une forte envie d’écrevisses. Je les aime beaucoup. » Ecrevisse, écrivisse, écrit, vice... Sollers s’amuse en toute connivence avec son héros à décrypter les messages codés du grand kabbaliste que fut Casanova. Mille phrases merveilleuses éclairent les Mémoires du galant Vénitien. Au lieu de dire platement qu’il a envie d’une fille, Casanova préfère écrire : « Je vis que j’avais besoin d’une friponne qu’il fallait que j’endoctrinasse. »

Pour Casanova l’art de jouir est poétique, et réciproquement. Giacomo ou Jacques et Jakob Casanova fut un Européen d’exception. De Venise à Paris, de Saint-Pétersbourg à Londres, de Berlin à Madrid, il improvise son éblouissant personnage au gré de ses aventures. Magicien, polyglotte, érudit, fort joueur, ami des grands de son siècle le prince de Ligne, l’abbé de Bernis ou Voltaire , Casanova ignorait l’ennui. Il avait le courage gai et l’insolence téméraire. A une amante il dira : « Sois gaie, la tristesse me tue. » Il aima toutes les femmes, les hommes aussi, mais à condition qu’ils soient « jolis comme des filles ». Séduire une femme très dévote décuplait son ardeur. « Une fille dévote ressent, quand elle fait avec son amant l’oeuvre de chair, cent fois plus de plaisir qu’une autre exempte de préjugé. » Etrange libertin pour qui le plaisir procuré à sa conquête est plus intéressant que le sien. « Le plaisir visible que je donnais composait toujours les quatre cinquièmes du mien. » Ce bourreau des coeurs était un altruiste.
Passager clandestin de son siècle, Casanova fascine Sollers par sa présence d’esprit et de corps. Avec lui, tout est toujours à recommencer. Il fut le virtuose d’une vie inassouvie. Son appétence fut universelle. Philosophe de bibliothèque et de boudoir, Casanova l’admirable reste toujours un écrivain maudit puisque, à l’exception de Sollers et de quelques autres, on s’obstine toujours à ne pas le considérer comme un écrivain. Au XIXe, un obscur professeur, Jean Laforgue, dépensa même des trésors d’énergie pour « rewriter » Casanova. On croit rêver ! Grâces soient rendues à Philippe Sollers de nous avoir restitué un Casanova insaisissable et imprévisible.

Gilles Anquetil
Le Nouvel Observateur le 08/10/1998
« Casanova l’admirable », par Philippe Sollers, Plon


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2 Messages

  • Viktor | 8 février 2007 - 19:51 1

    C’est dit et cela méritait de l’être ! Mais diriez-vous que les adeptes du bouddhisme, avec leur recherche du juste(*) rapport entre l’homme et la nature, sont des écologistes avant l’heure ? Et si vous deviez nous dire quelques mots supplémentaires des préceptes bouddhistes que nous diriez-vous ? Qu’est-ce qui peut induire ce contre-sens du nihilisme chez Sollers ?

    (*) ce n’est sans doute pas le mot qu’il faudrait utiliser.


  • anonyme | 8 février 2007 - 16:50 2

    Je viens de lire cet entretien déjà ancien, et trop rapide pour ne pas être superficiel, avec plaisir cependant.
    MAIS je suis encore une fois stupéfaite de l’ignorance montrée par Houellebecq et Sollers, comme par beaucoup d’""intellectuels""" au sujet du bouddhisme (et d’ailleurs des philosophies et cosmogonies orientales en général).
    Le bouddhisme n’est PAS une religion, c’est même le contraire puisque c’est une technique de libération. Le bouddhisme est fondamentalement ATHEE précisément. La croyance en la réincarnation est associée au bouddhisme, mais ne fait aucunement partie de sa substance, pas plus que les marmottages devant les statues. Le bouddhisme n’est Pas un nihilisme, ni une cool attitude. Sollers parle de lire beaucoup, pourquoi ne pas lire Alan Watts, Suzuki, Deshimaru, Chogyen Trumpa etc etc, pour ne citer que des modernes, avant de sortir un lieu commun dont il rougirait dans un autre domaine