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Bacon. Sauvagerie d’enfance

D 29 avril 2006     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Je n’ai jamais entendu dire que quelqu’un avait des tableaux de moi parce qu’il les aimait », plaisante Bacon. Bien vu, tout est dans le rapport de forces. Ceux qui possèdent des tableaux (individus, fondations, États) se croient pourtant de taille à les transformer en illustrations, en décorations. C’est leur passion, leur hantise.[...]

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Autoportrait, 1969
Huile sur toile 35,5 x 30,5 cm
Collection particulière
Pour les amateurs de biographie, il n’est pas inutile de rappeler que Bacon a été chassé de chez lui par son père, éleveur de chevaux, lorsque celui-ci l’a découvert, adolescent, en train d’essayer les dessous féminins de sa mère. Bacon appelle son père le « vieux con » ou « le salaud ». Mais Farson, l’un de ses biographes,

fait remarquer que « rien dans ses propos, ne laissait entendre qu’il ait éprouvé de la tendresse pour sa mère ou qu’elle l’eût aimé. » À Sylvester, Bacon déclare : « Je ne me suis jamais entendu ni avec ma mère ni avec mon père. Ils ne voulaient pas que je sois peintre ; ils pensaient que j’étais seulement quelqu’un qui va à la dérive, surtout ma mère. » (C’est moi qui souligne.) Toujours avec la même désinvolture, et sans émoi apparent, Bacon raconte qu’il a d’abord été attiré sexuellement par son père ; qu’il a eu ses premières expériences physiques avec les palefreniers employés chez lui ; qu’il n’a revu sa mère, remariée deux fois, que très tard, peu avant sa mort quand elle a compris qu’il gagnait de l’argent avec sa peinture.

Un grand artiste vient toujours d’une sauvagerie d’enfance : [1] la voici Irlande en guerre, sacs de sable aux fenêtres de la maison de sa grand mère, embuscades, exécutions, ouvriers agricoles, chevaux. Et, planant sur tout cela, un nom, et pas n’importe lequel : Sir Francis Bacon lui-même, 1561-1626, l’auteur du Novum Organum, l’ancêtre de la famille, à qui une légende tenace attribue les pièces de Shakespeare. De quoi nourrir, n’est-ce pas, l’imagination d’un garçon éveillé précoce. Ce qu’on peut appeler le « fantastique » de la peinture de Bacon est ainsi enraciné dans la théâtralité anglaise. Hamlet, évidemment, mai aussi De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, La Sphinge thébaine et Du heurt à la porte dans Macbeth, de Thomas De Quincey. Toujours le saisissement, le sang, la limite, l’extrême, la mort perceptible dans le grain des heures, la mort excitante puisqu’elle ramène à un ordre vide, cubique, l’existence humaine n’étant qu’une « pièce de monnaie qui tournoie entre la vie et la mort » (pile, face, duel, banque, jetons, cercle, boule roulant en ellipse, cases, chiffres).

« Je reviens toujours à Shakespeare », dit Bacon. « Prenez la grande dernière tirade de Macbeth, ces vers si célèbres sur la mort et la fugacité dé la vie, le temps qui passe et qui n’a plus de sens. » Aucune déploration cependant, aucun effroi, il comprend de l’intérieur le criminel qui, par excitation excessive, est « allé trop loin », de même que l’horreur absolue, folle, qui consisterait à défoncer une tête à coups de marteau « juste pour passer le temps ». Son intention, d’ailleurs, est de ne pas résider plus d’une saison en enfer : « En enfer, j’aurais encore l’impression d’avoir une chance de m’échapper. »

LES PASSIONS DE FRANCIS BACON
Philippe Sollers
Monographies/Gallimard, 1996, p. 33-35

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Comme celle de Picasso,[...] l’ oeuvre de Bacon dérange les murs. Vous entrez dans un appartement où il y a des peintures : un bon Picasso, immédiatement, vous fait signe, repousse les autres cadrages, oblige la pièce entière, l’immeuble et jusqu’à la rue, à surgir dans leur relativité et leur fragile durée. Un bon Bacon, pareil. Il a besoin de tout l’espace pour lui seul, les lieux qui le contiennent sont trop petits, mesquins ; trop confinés, trop sages. Pas étonnant si, dans ces endroits propriétaires, même si des crimes ou des orgies s’y préparent (si peu), il se passe tant d’inutilités domestiques, de fadaises, de bavardages, de minauderies. Bacon avait fini par s’installer de façon confortable, à Londres, mais il a vite renoncé : « J’étais castré dans ce lieu parce que je l’avais trop bien aménagé et que je n’avais pas mon chaos. » Les déménagements et les habitations successives de Picasso (y compris ses changements de femmes) sont un poème ou un roman style Renaissance, avec châteaux, capes, épées, cruautés, scènes de ménage, corrida privée. Dans le cas de Bacon, on sent bien cette volonté de contester à l’avance tout espace où existera le tableau. Un hangar à avions ? Pourquoi pas. Et encore. On n’arrivera pas à l’attacher, à le localiser, à le décliner. Il n’est pas accroché au mur, c’est le mur, tout à coup, qui s’accroche désespérément à lui, s’efface, coulisse ou s’écroule ; le cube respirable qui s’inquiète de la présence de cette chambre à glace rouge vif. Le porteur de viande (vous, moi) se sent renvoyé là où, en principe, il ne saurait y avoir d’ ?uvre d’art, aux toilettes. Il ne s’agit pas seulement de l’introduction de la tragédie grecque dans le roman policier (selon le mot de Malraux sur Faulkner), mais de l’effraction produite par la tragédie grecque et le roman policier dans les greniers, les caves, les salles de bains ou les chiottes. Sans parler des chambres à coucher.

À coucher ? Étrange expression. En réalité, même réveillés, nous dormons toujours trop pour la peinture, c’est -à-dire pour nos possibilités de perception et de sensation. Les Grecs, eux, vivaient profondément cette oscillation. La vue avait bien lieu dans les yeux pendant la veille, mais dans le sommeil, pensaient-ils, on voyait aussi par le c ?ur. « Dans le sommeil, l’âme mortelle est toute éclairée d’yeux à qui le don de voir est refusé quand vient le jour. »

op. cité, p. 116-119

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