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Anish Kapoor à Versailles (I)

D 30 mai 2015     A par Viktor Kirtov - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Pour ceux qui avaient manqué son fascinant Leviathan à l’exposition Monumenta de 2011 sous la verrière du Grand Palais, c’est une occasion à ne pas manquer. Anish Kapoor exposera six œuvres monumentales dans les jardins du Château de Versailles, dont deux nouvelles créations et une variante d’une œuvre déjà existante.

A compter du 9 juin et jusqu’au 1er novembre [1]. L’artiste londonien d’origine indienne succède ainsi au sud-coréen Lee Ufan et à l’Italien Giuseppe Penone, qui avaient investi la résidence royale en 2014 et 2013.

Anish Kapoor a conçu une exposition monumentale et cosmique. Julia Kristeva, qui vient de publier l’Horloge enchantée - roman dont de nombreuses pages évoquent « VersaiIles à l’aube des Lumières » - avait rencontré l’artiste en 2011. Elle nous livre son analyse de cette œuvre dans Art Press.

Dans un obstiné processus de formation et de déformation, Anish Kapoor fabrique des « objets incertains », fragments et in-betweens, cubes troués et miroirs vides, démembrements, distructive happenings. Son intention : « Etre enceinte » [When l’m pregnant] de quelque chose comme l’expansion cosmique ; son ambition : « Créer quel que chose de totalement effrayant. » Et faire oublier « la main, surévaluée, de l’artiste », puisque « la clé réside dans l’intention ».

Le monumental Léviathan, exposé au Grand Palais en 2011, ne m’avait pas effrayée. Plutôt diluée, avalée, résorbée dans les membranes translucides d’un utérus gonflé. Embryon, fœtus, bébé(e) qui tarde à naître ? Jonas ? Job ? Pinocchio ? J’avais alors rencontré Anish Kapoor.

Tous les spectres réveillés par ses installations s’abritent dans cet artiste qui pense avec les yeux et la peau. Anish abolit les cadres et déforme les contraintes, Kapoor est généreux et tout en dedans de lui. Il évoque mon essai sur l’abjection dans l’art contemporain [2], entre autres. Non sans souligner, fin sourire, qu’il n’aime pas l’abstrait, le conceptuel, le narratif, le théâtral...

La rencontre dure encore, elle recommence à Versailles.

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UNE SCENE PRIMITIVE

Ah, Versailles... ce « grand mot rouillé et doux », qui chatouillait la jalousie mélancolique de Proust. cette île enchantée, « vaste et mathématique, réfléchie et canalisée », célébrée par Philippe Sollers... A mes yeux, d’après mes sens, en s’emparant du site, c’est une scène primitive qu’Anish Kapoor met en scène . Un accouplement , « chaste et hideux » (Lautréamont), accueille le visiteur-participant. Exubérante dépense d’énergies, furieuse affinité de la vie avec la mort, gestation au cœur même du carnage : l’exposition heurte, blesse, mais ne brutalise pas . Effrayante, en un sens , car Anish Kapoor ne renonce pas aux pouvoirs de l’horreur. Mais cet hymen, violemment provocant parce que désiré, pulse d’aveux intimes ; il étale des secrets profonds et aspire à une rencontre sublime. Versailles, condensé fastueux du pouvoir et du goût « à la française » s’en trouve remué, questionné. Une invitation à retrouver le fil rattachant notre histoire culturelle et politique à la modernité la plus cassante. Pour que la fameuse « identité » ne soit pas un épouvantail au service des fondamentalistes, mais demeure « un grand point d’interrogation », une inlassable mise en question.


Maquette pour Versailles (Dirty Corner). 2014. (photos © Anish Kapoor, 2015).
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Anish Kapoor supervisant l’agencement de son "Dirty Corner" sur le « Tapis vert » du jardin de Versailles.Photo : T. Lefebvre.
« Face au château, il y aura une mystérieuse sculpture en acier rouillé de 10 m de haut, qui pèse plusieurs milliers de tonnes et avec des blocs de pierres tout autour. Là encore à connotation sexuelle : le vagin de la reine qui prend te pouvoir. » (Anish Kapoor)
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Anish Kapoor, face au "Tapis vert" et à l’orifice de "Dirty Corner". Photo : T. Lefebvre.
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ÇA SAIGNE AU JEU DE PAUME

Shooting lnto the Corner, installé dans la salle du Jeu de paume, où naquit la démocratie française, révèle l’intention historique de Kapoor : rendre palpables l’assassinat, la mise à mort, la diffusion de la mort dans la vie. Sans jugement politique ou moral. Révolution, Terreur, guerres nationales, puis mondiales, génocides, Shoah, massacres interreligieux, interethniques, la modernité n’arrête pas de saigner... Cela mérite d’être rappelé, ça fait mal... au refoulement. Entre deux murs blancs, la matière granulée du sang qui éclabousse un coin bouillonne comme une hémorragie qu’aucune politique ne parvient à stopper. A moins que ce ne soit une chair vivante qui palpite, un pli écorché, vuIve violée, charogne, placentas, menstrues, des fleurs... Aucune femme dans le Serment du Jeu de paume de Jacques-Louis David... Il était temps que le féminin revienne, qu’il éclate. Les pigments servent à sculpter les In-betweens. Pour faire « bouger » le public « vers l’intérieur »,

Kapoor compte sur ses monochromes, le rouge, « central » ; avec le jaune, il vire à la lumière ; le bleu et le noir. Et leurs nuances gris crème, rose-grenat. Les couleurs révèlent la peau et la rendent irréelle ; elles peuvent la sculpter pour que les « objets incertains » s ’ « engloutissent dans l’être », l’espace se vide, le regard du regardeur le remplit de son intimité insoutenable... L’Histoire transite alors par une expérience charnelle qui nous porte d’abord à la solitude et, pour finir, à la réconciliation.

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UNE SALE INTIMITE

A André Le Nôtre (1613-1700), ce génie qui « ne cherchait qu’à aider la nature » (selon le duc de Saint Simon), Anish Kapoor lance un malin défi. Un Dirty Corner, ce tapis vert menant du parterre d’eau au bassin d’Apollon ? Colonnes brisées, gravats et ruines, et une corne géante qui ouvre vers nous sa gueule rapace. Le sale tuyau aspire-t-il à siphonner la géométrie raisonnée ? Gorge haletante. Oreille insatiable. Orifice excité : mâle ou femelle, derrière ou devant ? Oeil d’une caméra, peut-être, qui s’est trompé de pigment, rouge au lieu du noir habituel. Une antenne, en définitive, qui incurve l’infini des sens et du non-sens nos chairs informes de promeneurs fatigués. Et nous appelle à une transcendance physique, du fin fond de nos sales intimités en ruines. Mes stations préférées sont les lentilles géantes, les deux Sky Mirrors devant le Parterre d’eau et le fascinant C-Curve qui bouclent l’infini de la lumière dans la présence du MAINTENANT. J’aime ce temps vertical qui ne s’écoule pas et que seuls les humains possèdent, constatait Albert Einstein, déçu que la science l’ignore.


« Sky Mirror, Red » 2007. Acier inoxydable. 290 x 290 x 146 cm
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Cette capture de l’expansion cosmique en une pièce fabriquée par l’homme, je l’ai découverte récemment au Cabinet des pendules de Louis XV, dans une fabuleuse horloge. L’astronome-ingénieur Claude Siméon Passemant (1702 1769) a présenté, à l’Académie des sciences en 1749, cette « pendule astronomique », programmée pour donner « l’heure universelle » jusqu’en... 9999. J’en ai fait l’héroïne de mon roman l’Horloge enchantée. Pour la kabbale, le chiffre 9999 évoque aussi bien la fondation, l’union du masculin et du féminin, que la dissolution, voire l’apocalypse. Alors que l’Ancien Régime commençait à s’écrouler, comme notre monde aujourd’hui, l’automate androïde - mais sans bras ni mains ! - de Passemant repliait l’infini du temps cosmique et le redescendait dans le présent des courtisans cérémonieux à la galerie des Glaces. Une intention similaire préside aux Sky Mirrors et s’arrondit dans la splendide Curve sans bras ni mains elle aussi...


A gauche : Claude-Siméon Passemant. Pendule astronomique, 1749, château de Versailles (en couverture du livre de J. Kristeva). A droite : « C-Curve » 2007 . Acier inoxydable. 2,2 x 7,7 x 3m. Brighton Festival, 2009. (Ph. C. Morgan).
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C-Curve, 2007. Miroir en acier inoxydable, en forme de C et incurvé : images distordues et réalité inversée.
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Anish Kapoor Sky mirror
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Anish Kapoor Sky mirror - La version du Rockfeller Center, New York, 2006 (Ph. Brad Patrick)
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UN NEANT PALPABLE

Au bord du bassin d’Apollon, avant le Grand Canal, on bute sur Vortex. Le vertige se fait ici souterrain, car ce n’est pas qu’un trou tombal. Il impose la dimension de l’invisible, du vide, de la non-étendue. Questionnement que partageait la physicienne Émilie du Châtelet (1710-1749), autre héroïne de mon roman. Cette icône du féminisme méditait sur la nature et la propagation d’une substance qu’elle appelait « le feu », une « matière étrangère » car « sans étendue » et d’une « énergie passive ». Nos chercheurs mo dernes y déchiffrent la matière noire et les énergies sombres, notions auxquelles Anish Kapoor fait écho.

Crédit : Julia Kristeva, Artpress

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Dans le JDD du 31 mai 2015


Le plasticien devant Dirty Corner (2011-2015), l’une des six oeuvres présentées à Versailles.
(Photo Jacques GRAF/DIFFERENCE pour le JDD) - ZOOM... : Cliquez l’image.

Quartier de Camberwell, au sud-est de Londres. Bienvenue dans l’antre d’Anish Kapoor, 61 ans, un des plus célèbres artistes contemporains du monde. En 2011, il avait investi la Nef du Grand Palais avec Leviathan, une sculpture gigantesque en PVC rouge, à ce jour le plus beau succès de« Monumenta » avec plus de 277.000 visiteurs. Le 9 juin, il s’installera à Versailles avec des œuvres inédites, conçues pour ce lieu du patrimoine. Il y a un mois, il faisait lui-même la visite à la presse de son atelier qu’il occupe depuis vingt-cinq ans ; une bâtisse avec une impressionnante hauteur sous plafond, divisée en plusieurs espaces -d’expérimentation. Peu à peu, le plasticien a racheté les hangars avoisinants, afin de stocker toutes ses pièces en cours de finition, de ses toiles organiques à la Francis Bacon, dégoulinantes de silicone, à ses miroirs réfléchissants qui inversent les motifs et jouent avec la 3D. Vingt-cinq assistants en combinaison intégrale blanche, s’affairent. Les murs sont immaculés, les sols recouverts de taches de peinture. On se croirait sur une scène-de crime.

Comment comptez-vous vous emparer du château de Versailles ?

Mon travail n’a aucune vocation décorative. Je veux le faire dialoguer avec l’œuvre de Le Nôtre, qui a ordonné la nature pour l’éternité avec des perspectives géométriques parfaites. Poser des objets de-ci de-là ne sert à rien. J’ai eu l’idée de bouleverser l’équilibre et d’inviter le chaos. Tout en préservant l’intégrité de ce lieu historique : voilà la principale difficulté. Je me suis permis une incursion à l’intérieur, dans la Halle du Jeu de Paume, là d’où est partie la Révolution française, où ont été prononcés les mots « liberté, égalité, fraternité », un symbole du pouvoir encore imprégné d’une formidable tension. Face au tableau de David, j’ai placé un canon qui tire 5 kg de cire, une matière évoquant des corps en bouillie, dans un coin de la pièce. Un symbole phallique, évident pour une installation controversée qui interroge sur la violence de notre société contemporaine. La présidente de Versailles, Catherine Pégard, fait preuve de courage et de générosité, car c’est une provocation.

Shooting into the corner

Et dans les jardins ?

Face au château, il y aura une mystérieuse sculpture en acier rouillé de 10 m de haut, qui pèse plusieurs milliers de tonnes et avec des blocs de pierres tout autour. Là encore à connotation sexuelle : le vagin de la reine qui prend te pouvoir. Un projet ambitieux mais pas si démesuré que ça à l’échelle de Versailles. Plus loin, deux gros miroirs et un nouveau bassin creusé spécialement pour l’exposition. L’eau sera agitée par un vortex, pour créer un mouvement perpétuel. Et dans le bosquet de l’Étoile, on trouvera un énorme cube en bois percé de tunnels, que le public pourra emprunter. La tonalité générale de ma démarche est sombre, je l’admets. À l’entrée de mon atelier, j’ai épinglé la une d’un journal mettant en garde contre le sentiment anti-islam qui se développe en Angleterre et ailleurs. Quand je vois des œuvres d’art et des monuments réduits en poussière par des terroristes, une tragédie motivée par le cynisme, je me demande sur quelle planète on vit. En détruisant le passé, impossible de comprendre le présent. Il ne faut pas fuir ses responsabilités.

Cette exposition représente-t-elle un défi ?

Celui de tout installer en moins d’un mois. SI je me mets à réfléchir, c’est mort. Je fonctionne à l’instinct, mais ma vision doit avoir du sens. L’angoisse monte. Je dois accepter de ne pas savoir à Ï’avance, de prendre des risques en réalisant des performances pour me réinventer. Mon objectif a toujours été d’agrandir l’espace et de regarder au-delà. Je suis né à Bombay, puis j’ai été élevé à Dehradun, une petite ville située-au nord de l’Inde.

Au début, je me destinais à devenir ingénieur, comme les-autres garçons de mon âge. Seulement je détestais les mathématiques. J’étais toujours en train de fabriquer des choses, pas si différentes de celles que j’imagine maintenant [Rires). Mon père était dans la marine, on déménageait souvent. Par conséquent, mes « œuvres » finissaient à la poubelle. Je suis arrivé en Angleterre en 1973, j’ai intégré les Beaux-Arts. J’ai alors découvert comment puiser en moi les ressources nécessaires afin de développer ma créativité. .

Anish Kapoor, Jeu de paume et jardins du château.de Versailles (78), du 9 juin au 1er novembre.

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GIF VOIR AUSSI [Anish Kapoor à Versailles : l’épilogue... ]


PLUS SUR CET ARTISTE ET SON OEUVRE

A propos d’Anish Kapoor


Sur le gigantisme : « À partir d’une certaine envergure, je ne sais plus ce qui va advenir »

De Chicago à Berlin, de Londres à Bregenz (Autriche), [en passant par Paris, 2011 avec son colossal Leviathan au Grand Palais, et 2015 où il investit les Jardins de Versailles] Anish Kapoor surprend son public par sa capacité à se réapproprier l’espace comme un enfant qui se joue du monde. « Chacun de mes projets monumentaux questionne différemment le rapport à l’espace. J’ai réalisé Tarantara au Baltic Center, pièce conçue pour être dans l’ombre d’un building : j’ai étiré son volume entre les deux extrémités de ce building. Quand j’ai réalisé Marsyas dans le Turbine Hall de la Tate Modern, on ne pouvait pas voir la pièce en entier, il fallait la contourner. À partir d’une certaine envergure, je ne sais plus ce qui va advenir. La maquette n’a plus rien à voir avec l’œuvre. C’est une surprise totale, même pour moi. L’objet a une relation hypertrophiée avec lui-même et avec le lieu qu’il habite. Quelque chose d’autre se produit et modifie tout. J’aime l’idée que l’intérieur et l’extérieur d’une pièce se disputent le regard, la priorité comme Memory au Guggenheim de Berlin. »

Sur la couleur

Dans le travail d’Anish Kapoor, la couleur capture et fait ressentir les idées. « La couleur est à la limite du sens, c’est un outil très puissant de l’abstraction et de l’imagination. Elle n’est jamais neutre. La cire rouge, associée à une certaine matière, acquiert un caractère figuratif. Je ne dessine ni corps ni formes humaines, cela ne m’intéresse pas. Mais la cire rouge en a presque la qualité. La même chose avec le béton. Comme à l’opéra, je pense que le rouge crée

Johnny Shand-Kydd, 2009

Anish Kapoor : Leviathan au Grand Palais en 2011

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Anish Kapoor Leviathan, 2011
Dans le cadre de Monumenta 2011, au Grand Palais, à Paris

Le créateur britannique attire les foules avec son Léviathan, monstre rouge posé sous la nef du Grand Palais,
une sculpture de 15 tonnes de PVC rouge, gonflée à l’air pulsé.

Invité de la 4e édition de Monumenta, le sculpteur britannique d’origine indienne a créé Léviathan, une oeuvre gigantesque et aérienne, à la mesure du lieu parisien. Avant l’inauguration Anish Kapoor déclarait « Les visiteurs seront invités à entrer dans l’œuvre, à se plonger dans la couleur, et ce sera, je l’espère, une expérience contemplative et poétique »
Il n’aura pas été décu, les visiteurs ont plébiscité son œuvre.

Confrontation sans équivalent dans le monde, MONUMENTA invite chaque année un artiste d’envergure internationale à investir les 13 500 m² et les 35 mètres de hauteur de la Nef du Grand Palais, avec une oeuvre inédite, conçue spécialement pour cet espace. En 2011, Anish Kapoor en était l’invité.

Video by Christophe Ecoffet.

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Ce qu’on en disait alors :

GIF L’Express : Anish Kapoor est gonflé !

[…] Après Anselm Kiefer, Richard Serra et Christian Boltanski, le sculpteur anglais d’origine indienne Anish Kapoor prend le relais avec une oeuvre hors norme baptisée Léviathan. Projeté dans une matrice d’un rouge profond, gonflée de 72 000 m3 d’air - l’équivalent de 850 semi remorques -, le visiteur expérimente la chaleur du lieu, la résonance de l’immense structure - d’un seul tenant, une prouesse technologique - et ses limites inaccessibles. Dans les entrailles du géant, on observe l’architecture du Grand Palais tomber en ruine, déconstruite par les ombres projetées sur les contours arrondis. Quand vient le moment de s’en extirper, on découvre alors la nef remplie par ce volume vide, cet envahisseur monumental qui projette sa silhouette dans un espace habituellement baigné de lumière. Trop grand, trop haut, jamais le visiteur n’en verra la totalité. Au gré de la déambulation, une forme en cache une autre, un rayon de soleil brouille les distances. Tel un animal endormi, le Leviathan attend que l’imagination veuille bien se saisir de lui. Entre placenta originel, monstre dévorateur et jeu de fête foraine, une oeuvre qui interpelle l’inconscient.

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GIF Le Figaro : Colossal Kapoor

Il y a du monstre, plutôt femelle, caverneux et préhistorique, dans ce Léviathan imaginé parAnish Kapoor pour ce quatrième « Monumenta » sous la verrière du Grand Palais, à Paris. Après des mois de secret sur un projet protégé comme un chérubin, Paris découvre, avec les yeux incrédules de Jonas au cœur de la baleine, cette sculpture de 15tonnes de PVC rouge, gonflée à l’air pulsé comme un dirigeable (72.000m³ !), tétrapode à la profondeur utérine. Et se laisse ravir, au sens le plus littéral, par cette double vision de l’espace, à la fois monumental vu de l’extérieur et presque intersidéral vu de l’intérieur. La curiosité du public est telle qu’une immense file s’est formée autour du Grand Palais, mardi à l’heure du vernissage, colonne de fourmis qui semblait prolonger l’œuvre et répondre ainsi aux vœux de l’artiste britannique.

Il faut le voir pour le croire tant cette prouesse plastique défie l’œil et l’échelle d’un lieu déjà extraordinaire. Anish Kapoor a été très réticent à la moindre explication technique, préférant garder ses secrets, en bon magicien. Son commissaire attitré, Jean de Loisy, a préféré expliquer le pourquoi du comment, souligner « la relation osmotique entre le lieu et la sculpture », rappeler « l’intérêt d’Anish Kapoor pour le sublime au sens où les philosophes l’entendaient au XVIIIe siècle ». Dans l’impossibilité d’appréhender l’œuvre en son entier d’un seul regard, le public s’interroge. Comment ont-ils fait ?

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GIF Le Figaro : Travaux d’Hercule

Heureusement, Marc Sanchez, directeur de la production artistique au Centre national des arts plastiques (Cnap) a dévoilé 77 images clés du montage sur Facebook . L’énorme surface de toile rigide, arrivée en quatre morceaux d’Italie par conteneurs, est posée sur le sol gris du Grand Palais. Scandant leurs efforts comme dans la marine à voile, les 40 ouvriers anglais, clones sortis d’un film de Mike Leigh, ont tiré à la force des bras cette masse inerte, ensuite soudée sur place pour ne faire qu’une enveloppe à gonfler. Contre toute attente, l’opération, qui s’apparente aux travaux d’Hercule, s’est passée sans encombre, en quatre petits jours. Samedi dernier, Léviathan était en place, à quelques plis près.

La maquette de ce monstre rouge est née il y a un an, dans le studio londonien d’Anish Kapoor, laboratoire high-tech de cette star du marché international qui invente une tour d’acier pour les JO de 2012. Mardi soir, sous la verrière des Beaux-Arts qui fêtait l’événement avec superbe, Frédéric Mitterrand a fait l’artiste commandeur des Arts et Lettres. Le ruban de couleur était, lui aussi, monumental.

Valérie Duponchelle
13/05/2011

Comprendre l’oeuvre d’Anish Kapoor


LE NON OBJET
Les oeuvres d’Anish Kapoor tentent, pour la plupart, d’échapper au monde qui les entoure. Elles sont comme importées d’ailleurs, révélant des dimensions cachées et transformant notre perception. A la faveur d’un jeu de miroir, d’un effet de vide ou d’une surenchère de couleur, l’oeuvre échappe à son statut d’objet : elle n’est plus tout à fait de ce monde, elle est un « non objet », à l’image de la série éponymeNon Object (Door),Non Object (Pole),Non Object
(Vertigo), 2008. Sans le mouvement du spectateur qui s’y reflète, l’oeuvre se fond dans son environnement et disparaît. Pour l’artiste, cette dimension de « non objet » se traduit aussi par sa volonté de se soustraire autant que faire se peut à la production de l’oeuvre qui, le plus souvent, résulte d’un processus mécanique, parfois même arbitraire.

LA COULEUR ET LE MONOCHROME
La couleur est fondamentale dans l’art d’Anish Kapoor. Elle n’est pas là pour décorer ou pour s’ajouter à l’oeuvre. Elle en est très souvent le principe, toujours pure et sans mélange. Dans ses oeuvres de la fin des années 1970 et du début des années 1980, il produit des sculptures entièrement recouvertes de pigment pur. De taille réduite, comparées à d’autres oeuvres qu’il créera plus tard, ces sculptures font référence à la tradition indienne où l’on dispose des pigments purs à l’entrée des temples. La couleur est un seuil vers le non-verbal, elle se doit d’être monochrome pour résonner avec l’intime inavoué de notre corps. Pour Kapoor, « le pigment concourt à donner à l’objet un caractère d’invisibilité, à produire une sensation deGestalt, de tout unifié, pour lequel les notions de devant, de derrière, de côtés sont pratiquement inexistantes. »

LE SUBLIME
L’art d’Anish Kapoor relève, à maints égards, de l’idée de sublime, telle qu’elle a pu être formulée par les artistes romantiques du XVIIIème siècle. L’émotion spécifique provoquée par l’impression de vulnérabilité devant les forces de la nature est comme renouvelée par les oeuvres d’Anish Kapoor. Dans un geste puissant qui annule la subjectivité de l’artiste au profit d’une production quasi-démiurgique, l’artiste place le spectateur en situation de déplacement perceptif et émotionnel. La perte de repère, la sensation d’être happé vertigineusement par l’oeuvre sont autant d’indices de ce sublime à propos duquel le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) écrivait « l’imagination atteint son maximum et dans l’effort pour la dépasser, elle s’abîme elle-même, et ce faisant est plongée dans une satisfaction émouvante. »

LE CORPS ORIGINAIRE
Les oeuvres d’Anish Kapoor sollicitent de manière toujours frontale notre corps. Le spectateur est engagé in extenso dans l’oeuvre. Mais cette mobilisation du corps ne s’adresse pas seulement au corps de tel ou tel individu, elle présuppose une unité originaire du corps singulier et de tous les corps que la rencontre avec l’oeuvre peut révéler. Le corps originaire est le répondant de l’art d’Anish Kapoor, celui avec lequel ses oeuvres dialoguent et qui apparaît au
moment paradoxal où immanence et transcendance se confondent. Le corps de l’un se mêle spirituellement au corps de l’autre en un corps total, un corps originaire.

LA PEAU DE L’OBJET
Jouant sur la surface et l’apparence des choses, Anish Kapoor fait de la peau une image forte pour comprendre son travail. La peau, lieu de toutes les sensations, marque une frontière entre un intérieur et un extérieur. A ce double titre, les oeuvres d’Anish Kapoor sont typiquement des « lieux de sensations » et des marqueurs de frontières. L’attention méticuleuse portée par l’artiste à la texture, aux quelques microns par lesquels l’oeuvre est en contact avec le monde est un concept. Celui-ci désigne alors cette recherche d’un art qui trouve le profond à la surface.
C’est à la faveur d’une sensation physique que l’oeuvre dévoile sa profondeur. Ainsi, que ce soit grâce aux sculptures monumentales en membrane de PVC (Marsyas, 2002) ou aux surfaces réfléchissantes des sculptures miroirs (C-Curve, 2007), la peau est le lieu d’une révélation, mais aussi d’une illusion, c’est là que se crée l’idée parfois fictionnelle de la forme, de la masse, des connotations.

L’OEUVRE COMME PAYSAGE

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Anish Kapoor est intervenu à plusieurs reprises dans l’espace public urbain (Cloud Gate, 2004,Sky Mirror, 2001, etc.) ou à l’échelle du paysage (Dismemberment Site I, 2003-2009,Temenos, 2006). Ces oeuvres, que l’on peut parfois qualifier d’oeuvres du Land Art, ont pour caractéristique d’être elles-mêmes des paysages, plus ou moins abstraits et formels, toujours saisissants. Les formes dessinent de nouveaux horizons et les matières composent de nouveaux reliefs (My Red Homeland, 2003). Le paysage est l’identité du monde à un instant donné. C’est cette identité que l’artiste capture et qu’il transforme pour donner accès à de nouvelles dimensions.

LE VIDE
Echappant par nature à toute matérialisation, le vide est à la fois ce qui manque et ce qui nous est toujours donné. Pour Anish Kapoor, le vide est un motif récurrent qu’il met en scène dans de nombreuses sculptures, à l’image deDescent into Limbo, 1992 ;Ghost, 1997 ;The Origin of the World, 2004. A chaque fois, le défi plastique – donner une consistance à l’inconsistant – permet à l’artiste de conférer au vide une certaine aura. Le vide devient un appel, la promesse d’un ailleurs que l’artiste aurait réussi à matérialiser ici. Les connotations religieuses et spirituelles du vide, même si elles ne sont jamais ramenées formellement à une religion déterminée, permettent à l’artiste de créer une aspiration forte dans ses oeuvres – un appel d’air spirituel.

LA CONCAVITÉ
« La géométrie est pour moi un élément très important auquel je reviens toujours » dit Anish Kapoor. De fait, nombre de ses oeuvres sont le fruit de savantes combinaisons géométriques qui permettent de créer des illusions perceptives particulièrement tenaces. A cet égard, la concavité est récurrente dans les sculptures de l’artiste. Elle est d’abord ce qui, étymologiquement, se définit comme le « creux » et qui, aux yeux de l’artiste, évoque un espace dans l’espace, une
nouvelle dimension. Elle est ensuite la courbe faite relief et le geste d’une main protectrice. La concavité permet à l’artiste de jouer avec « l’optique » du monde et de donner à ses oeuvres le rôle de lentilles qui nous le font voir autrement. Mais surtout la concavité se remplit de lumière, d’évènements colorés, ce vide reçoit l’extension des sensations optiques et sonores du regardeur en créant un espace plus vaste que les limites de sa propre géométrie.

LA LUMIÈRE COMME FANTÔME
Le caractère à la fois éminemment mental mais aussi particulièrement charnel de l’oeuvre de Kapoor s’accompagne d’une profonde réflexion sur la lumière. Celle-ci n’émane jamais d’un point défini, elle est toujours diffuse. Ces oeuvres « capturent » la lumière et la restituent sur un mode indirect et fantomatique. On ne connaît pas sa source et on ne sait pas exactement ce qu’elle vise. Elle est une lumière d’avant le soleil, qui semble sourdre de la sculpture elle-même.
Le plus souvent d’ailleurs, c’est la couleur qui, dans sa pureté, se liquéfie dans la clarté liquide réfléchie par la surface indifférente des miroirs.

LA FICTION ET LE RITUEL
Sensible à la gravité organisée des rituels, Anish Kapoor introduit savamment dans l’organisation plastique de ses oeuvres l’impression d’un rituel possible. Conscient de l’efficacité psychologique de ces organisations immémoriales du temps et de l’espace, il en utilise les vertus au service de l’implication psychique des regardeurs. Comme le souligne l’artiste : « L’art puise son essence dans notre culture matérialiste. Les oeuvres qui prennent cette culture pour sujet auront, d’après moi, une très courte existence. J’éprouve le besoin de m’adresser à l’humanité à un niveau
plus profond « . Cependant, une grande partie de son travail accepte la fiction et la souligne pour défaire l’objet de sa matérialité. Il dit à ce propos : « les artistes ne font pas d’objets, ils construisent des mythologies et c’est à travers leurs mythologies que nous lisons leurs objets ».
C’est cette présence de l’imaginaire dans la matière même de l’oeuvre qui permet de porter notre regard au-delà et qui fait dire à l’artiste : » Quel est le réel espace de l’objet, est-ce ce que vous regardez ou est-ce l’espace au delà de ce que vous regardez « .

L’ÉCORCHÉ
En référence directe à la figure mythologique de Marsyas (satyre qui a défié Apollon et qui fut écorché vif) et au titre d’une oeuvre remarquable d’Anish Kapoor, l’écorché est un thème qui revient souvent dans l’oeuvre de l’artiste. Terme se rapportant à l’anatomie, l’écorché désigne une figure peinte, dessinée ou sculptée, montrant des muscles sans la peau. La pratique de l’écorché était recommandée à la Renaissance pour former les peintres. De ce point de vue,
l’intérêt d’Anish Kapoor est lié à l’histoire de l’Art. Mais, plus profondément, il repose sur cette alliance rendue visible entre le moteur même du vivant et le reste du monde, sans intermédiaire cutané. L’écorché prend alors chez l’artiste des formes variées que l’on retrouve le plus souvent dans ses célèbres trompes, fabriquées en membrane de PVC.

L’AUTO-GÉNÉRÉ

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Par-delà la référence à une oeuvre d’Anish Kapoor –Svayambh, 2007 – qui signifie littéralement « modelé par sa propre énergie », l’auto-génération est un sujet de fascination pour l’artiste. Celui-ci met tout en oeuvre pour donner à la plupart de ses oeuvres une autonomie qui annule toute vision de l’artiste exprimant sa subjectivité comme dansMy Red Homeland, 2003. Anish Kapoor s’efface derrière son oeuvre pour la laisser advenir à son rythme et lui permettre de déployer seule le mystère qu’elle contient. L’auto-génération est la preuve que des choses se produisent par-delà l’humain et dont seul l’art ou la nature peuvent témoigner.

L’ENTROPIE
L’entropie désigne l’état de désordre d’un système. Pour l’artiste, elle joue un rôle fondamental qui vient équilibrer par sa nature chaotique l’apparence policée de son travail : « Comme dans le monde baroque, l’apparence est décorative, tout en surface, mais en dessous se cache un sombre secret ; la décadence et l’entropie ne sont jamais bien loin. » De ce point de vue, les jeux de surface que met en oeuvre l’artiste sont des jeux troubles qui révèlent par ses failles une force intérieure désorganisée et incontrôlable. Toute la prouesse de l’artiste est de mêler équilibre et anarchie dans son travail en un seul et même motif vertigineux, à l’image des sculptures de ciment générées informatiquement,Greyman Cries,Shaman Dies,Billowing Smoke,Beauty Evoked, 2008-09.

Crédit : http://www.artscape.fr/anish-kapoor/

D’autres oeuvres

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Anish Kapoor Cloud Gate, 2004, 2006 - Acier inoxydable
Chicago, Illinois , États-Unis. (Ph. Patrick_Pyszka).
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Anish Kapoor
Tall Tree & The Eye, 2009
Acier inoxydable sur carbone
Royal Academy Courtyard, London
14 x 6 mètres
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Anish Kapoor Orbit (L’ArcelorMittal Orbit), 2012
Emblème des J.O. 2012, d’une hauteur de 114 m.
Parc Olympique, Londres,
En collaboration avec l’ingénieur Cecil Balmond, Arup AGU,
(Ph. : Dave Morgan / Gautier Deblonde)

[1La visite de l’exposition sera entièrement gratuite, excepté les jours des Grandes Eaux et Jardins musicaux.

[2Pouvoirs de l’horreur, Seuil, 1980

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