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C’était l’époque

D 21 janvier 2015     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Extraits de Paradis, écrits, selon toute vraisemblance, au printemps 1978, publiés dans Tel Quel 78 (imprimé en novembre 1978), prélevés dans une séquence plus large, elle-même précédée de cette reproduction d’une sculpture de Giacometti Le Nez (1947).

Giacometti, Le Nez. Tel Quel 78, Hiver 1978. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

La séquence commence par ces mots (le règne du computer n’en est qu’à ses débuts) :

« et maintenant voyage dans l’informatique via l’électronique ou télématique filet touches tics recouvrant les toits question à l’ordinateur que pensez-vous réponse je suis obligé de penser à la question que vous me posez question mais que pensez-vous par vous-même réponse la notion de moi-même n’existe pas pour moi question niez-vous toute identité réponse je suis là précisément pour analyser des identités question vous avouez donc que vous n’existez pas réponse j’existe suffisament puisque je vous parle... »

Voici le passage complet lu Sollers (3’53") [1] :

Puis, plus loin, ce passage qui commence, par le souvenir très précis d’une corrida en Espagne, à Barcelone, avec le matador Dominguin [2], la rencontre avec une certaine Lola, et s’achève (je coupe arbitrairement) avec la constellation Andromède « aux cent milliards d’étoiles », en souvenir de la figure mythologique grecque honorée par Athéna. Séquence en tout point anticipatrice des décennies à venir. Lisez : nous y sommes (c’est ce qui s’appelle « avoir le nez fin » semble nous dire la sculpture de Giacometti, ce nez phallique et caricatural, perçant sa cage, d’un Pinocchio pendu, tronçonné et/ou décapité qui hurle mais, cette fois, ne ment pas [3]).

Lecture par Sollers (8’21") [4] :

[...] quel drugstore quelle corrida entrée du taureau par les cornes masse brune tendue patatras il file sur les barrières il donne du front sur le bois c’est le moment joyeux de la course capes jaunes roses véroniques virevoltes et plis sevilla danseur à genoux fixe froid six cent kilos à soixante à l’heure une étoffe pour enchanter ça piques banderilles sang bave maintenant au centre à la muleta et l’arène se soulève soixante mille hommes femmes debout dans la voix voilà l’orchestre joue à présent la vieille rengaine c’est parti le manège lent dévoilant hurlant poitrine bien serrée sur les flancs pour qu’on voit le sang tacher la dentelle les menstrues dehors de la bête hors-croix elle meugle patine piétine elle fonce elle refonce elle ne comprend pas gueule ouverte haletant balançant son sous-paquet couilles cherchant à coincer le papillonneur tout près devant elle le flambeur tournant dans son drap ce n’est pas seulement la plaza qui vient d’entrer dans la verticale mais la ville entière et la terre entière et la matière sourde calée par sa loi on approche en fête de la déchirure de l’accroc souillé dans la soie silence le tueur se fend et se dresse pointe pieds angle d’oeil fermé acier profilé poing d’épée le rayon tranche il fait nuit éclair noir laser dans la nuit on dit qu’à ce moment-là certains éjaculent instant chaos pétrifié lame fine avalant la garde coup de grâce au coeur cou nuqué je me souviens comme ça d’une fin d’après-midi à barcelone un dimanche avec dominguin il offrait un taureau la foule oscillait à l’unisson comme une plume grand moment magique lévitation d’assemblée il restait là au centre jaune et bleu et blanc droit et très calme tournant lentement raflant les cris avec lui collé à sa bête volume projection d’ombre plombée déliée je n’ai jamais rien vu de plus beau de plus sûr troublant d’insensé les femmes jetant leurs bouquets l’espèce flottant sa planète et lui montrant vrillant l’axe l’invisible colonne annulée ça n’en finissait plus de se rapprocher il a terminé nocturne mise à mort disparition du soleil clou mystique les gens pleuraient balbutiaient

Edouard Manet, Lola de Valence, 1862.
« Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance ;
Mais on voit scintiller en Lola de Valence
Le charme inattendu d’un bijou rose et noir. »
Charles Baudelaire.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


c’était l’époque où j’habitais là-bas en été le temps de lola et du cabaret j’en étais maniaque j’allais la voir danser tous les soirs je l’admirais sans arrêt petite grasse tassée et dès qu’elle bougeait ultrafine ample partout divisée talons cuisses tendons ploiements déploiements liberté des doigts génie des phalanges presqu’insignifiante l’après-midi jupe blouse tailleur et la nuit géante dans sa robe à volants nuit noire frappement savant sabotant claquement craquement sursauts dérobades robe relevée taquetant plissant mains jointes ses coups différents droite gauche haut bas pas de centre ça pour les avoir elle les avait ses douleurs dix accouchements par soirée dix engrossements conjurés visage fermé bec précis bouche à peine ouverte à la transe front bombé très blanc ruisselant arête du nez la guidant et son ventre offert ramassé bien durci platé sous l’étoffe ses seins bordel et ses reins ses dents court éclat en changeant d’accent oeillet peigne écaille cheveux chine noble actrice ou fureur jument ses copines jalouses auprès d’elle la portant quand même et la soutenant et tapant des mains claque au temps plus de temps là jamais plus de temps on va l’éteindre au tournant on répétera autant qu’il faudra on va tous muter en saccades ce qui m’étonne encore c’est son goût de peau entre orange ou citron girofle gingembre menthé vanillé et surtout le coup de la sueur fraîche elle sortait de là comme d’un bain froid pellicule matin rosée d’herbe givrée toujours parfumée rentrant dans le rang tapant paumes pieds souffle interruption bref silence et tête qui se baisse et respire néant son silence et puis on y va et on recommence jamais fatiguée c’est l’économie qui crève et pas la dépense qu’est-ce qu’on est finalement rien une apparition dans le geste à travers le geste un spasme de matrice en reste entre deux battements séries batteries deux tirs ou deux tris deux possessions deux épilepsies si je lui parlais elle m’écoutait trois secondes bâillait s’étirait pirouettait venait sur moi me sortait la queue la suçait en me regardant dans les yeux je n’en ai pas connu qui remuait mieux bassin torse fesses cul divin étroit chaud serré puissante montée dans les jambes elle continuait à s’entraîner à se vérifier parfois une grande séquence au poignet elle avait une dévotion pour le foutre elle aimait le regarder sortir le gicler s’en enduire les seins l’avaler comme si ça lui plaisait de me ramener au concret ou de m’initier plus à fond moi mon regard ou mes phrases elle trouvait qu’écrire était un enfantillage et dieu pour elle était comme pour tout le monde la matrone friquée au foyer elle doit être mariée maintenant bien mariée grosse molle prude chiante fourrures bijoux deux enfants pincés peut-être encore l’ancien charme furtif au mollet n’empêche on a bien vécu deux mois délire enfermé après quoi je n’ai plus d’argent aucun avenir à offrir je retrouve debby à madrid on part pour saint-sébastien et me revoilà en train de jouer au tennis dans le kent quel repos vraiment les anglaises

et puis terminus habituel encore et toujours merveilleusement seul à paris qu’on aime être seul ça les femmes ne le croient jamais pour elles on est toujours parti avec une autre femme ou alors c’est qu’on est homosexuel ce qui d’ailleurs pour elles revient au même pourvu que le socle femme ne soit pas cassé bousculé pourvu que la place soit occupée ou sacralisée ainsi ronfle la société et elles sont là nom de rond pour qu’elle ronfle qu’elle ait ses limites boursées contrôlées qu’elle soit bien réseau comptabilisé et en réalité le réglage qui vient n’est que ça contrôle monté en sérail calculant les mailles manipulations génêtrées déjà les cliniques sont pleines elles fonctionnent rendez-vous discrets le grand mot d’ordre est lâché la femme rédemptrice de l’humanité la nouvelle idole illustrale le vieux truc repeint techniqué on y rentre tout droit au matriarcat via le fémina concordat [5] il suffit de savoir toucher là le juteux ovaire attigé de bien les planter là dans leur narsaphisme de les miroiter moutonnées quelle sera leur tâche surveiller très tôt dès berceau les moindres velléités liberté dénoncer immédiatement la vibrilité adorer l’idée messie-fille

traquer truquer effacer tout ce qui rappelle la bible deux ennemis à éliminer les juifs les chrétiens premier temps jouer les juifs contre les chrétiens ce qui devrait être facile parier sur revanche siècles de persécutions préjugés ignorance instincts puis dans un second temps une fois les chrétiens liquidés aplatir les juifs à jamais mais oui c’est ça le programme ça n’a jamais cessé d’être ça trois mille ans de pax romana octave auguste caligula claude néron titus tibère dioclétien vespasien césar constantin en l’an 70 destruction du temple diaspora sur tous les chemins et paul décapité et pierre crucifié pourquoi tout ça simple affaire politique allons donc la politique et l’économie ne sont que l’écume de l’assassinat et il y a dans l’assassinat quelque chose de beaucoup plus profond qu’on ne croit deuxième sourate du coran rappelez-vous ce meurtre commis sur un homme d’entre vous et qui était l’objet de vos disputes dieu a fait voir au grand jour ce que vous cachiez [6] il ne s’agit pas seulement de pouvoir d’empire d’or mais de la passion corps en corps c’est pourquoi le un pour tous et tous pour un n’a jamais cessé de vouloir dire tous contre un et cet un on le connaît toujours très très bien il est là dans la haine de tous les non-uns il les brûle du soir au matin c’est pour ça qu’il y a des cauchemars dans les rêves or donc il y a eu l’égypte et rome et maintenant c’est planètarome et si apparemment les nations se battent pour pétrole cobalt naphte phosphate ou encore manganèse gaz platine vanadium diamant si elles continuent à s’égorger joyeusement à plein sang

qui en réalité peut dire la réalité du roman du bizarre mais fou fabuleux roman s’écrivant dessous en dedans deuterium helium morula doderme ectoderme grossesse ou cancer gamètes rampant s’orvulant en effet il était une fois ce qu’on peut appeler une fois dans le sens d’une fois pour tous dans l’un-toute il était une fois il y a quinze ou vingt milliards d’années un point un tout petit point d’une densité d’avant la pensée pensable en pensée un point noir si blanc qu’il se vit tout rouge et qu’il explosa qu’il nous déflagra qu’il nous débarqua son trauma nous les galaxies l’atomique amas nous photons protons et antimésons nous les noyaux nous les pourceaux nous les minéraux végétaux nous les mots tout cela en un centième de seconde trois minutes après les dés s’emballaient commençaient leur course au chiffré voilà depuis nous sommes paraît-il en expansion et nous ne savons pas si nous reviendrons contraction boumreschit bangavad rapschitt éternellement plus savants de plus en plus incroyablement ignorants sans cesse plus toupies et lanternes incroyablement balivernes adorant les mêmes badernes oubliant roulant capotant pendant qu’andromède s’en fout la naguère si belle andromède aux cent milliards d’étoiles elle qui n’est pourtant qu’à deux millions d’années-lumière du narrateur actuel [...]

Paradis, point 879, p. 262-266

*

La séquence publiée dans Tel Quel 78 est suivie d’une reproduction d’un cylindre en terre cuite aux caractères cunéiformes... que je me risque à identifier comme étant un cylindre de Nabonide, dernier roi de Babylone, capitale de l’ancienne Mésopotamie [7], aujourd’hui l’Irak dont on sait de quelles opérations il est le théâtre. Mais ce cylindre ressemble aussi au cylindre du roi de Perse Cyrus (exposé au British Museum de Londres) dans lequel on a pu voir la « première charte des droits de l’homme ». En 1971, l’ONU a publié une traduction dans toutes les langues officielles de l’organisation [8].
L’Ancien Testament, par la bouche d’Esdras, raconte comment Cyrus a autorisé les Judéens exilés à Babylone à rentrer à Jérusalem, et a donné l’ordre de reconstruire le Temple de Jérusalem détruit lors de la prise de la ville par Nabuchodonosor (voir ici). Esdras, que les commentateurs musulmans identifient au prophète Ozaïr ou Uzayr, est mentionné dans la sourate 2 du Coran (« La vache ») que cite Sollers dans Paradis. La sourate « L’Immunité ou le Repentir », IX, versets 29-30 et 69, dit :

« Faites la guerre à ceux qui ne croient point en Dieu ni au jour dernier, qui ne regardent point comme défendu ce que Dieu et son apôtre ont défendu, et à ceux d’entre les hommes des Écritures qui ne professent pas la croyance de la vérité. Faites-leur la guerre jusqu’à ce qu’ils payent le tribut, tous sans exception, et qu’ils soient humiliés. »
« Les juifs disent : Ozaïr est fils de Dieu. Les chrétiens disent : Le Messie est fils de Dieu. Telles sont les paroles de leurs bouches, ils ressemblent en les disant aux infidèles d’autrefois. Que Dieu leur fasse la guerre. Qu’ils sont menteurs ! »
« Dieu menace du feu de la géhenne les hypocrites, hommes et femmes, et les infidèles ; ils y resteront éternellement. C’est la portion qui leur est destinée. Dieu les a maudits, un supplice incessant leur est réservé. »

Voilà le programme [9]. « Tout ceci se passe de commentaires. » [10]

Tel Quel 78, Hiver 1978. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
*

[1Cf. La Révolution Paradis (séquence 11).

[2Cf. Rouge.

[4Idem.

[6Deuxième Sourate, verset 67. (A.G.)

[9Cf. Mahomet.

[10Je dois la relecture de cette séquence de Paradis, à bien des égards prophétique, à un ami internaute qui a eu l’idée impertinente de mettre sur sa page facebook, après les assassinats des 7, 8 et 9 janvier, le passage commençant par « tout ça simple affaire politique allons donc la politique et l’économie ne sont que l’écume de l’assassinat » où il est question de la sourate 2 du Coran que vous trouverez sans peine sur la Toile, y compris avec des analyses sévères, mais justes.
Additif du 23-01-15 : comme cet internaute s’est manifesté en commentaire depuis la rédaction de cet article et de cette note , je peux donner son "pseudo" : Gustave Fløubert.

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2 Messages

  • anonyme | 23 janvier 2015 - 13:35 1

    - merci à Gustave ( note du 19 janvier 2015, 22:30)→ Paradis de Sollers,éditions du Seuil,1981,p.194. dédicacé par l’auteur !!

    Voir en ligne : https://www.facebook.com/gustave.fl...


  • Albert Gauvin | 22 janvier 2015 - 23:26 2

    Un lecteur qui n’a pas le n° 78 Tel Quel (on lui pardonne) regrette de ne pas entendre LA VOIX de Sollers lisant Paradis. Il a raison : « Paradis a toujours été écrit pour être dit. » J’ai donc mis en ligne au début de cet article les extraits sonores des passages concernés. Pour celui qui voudrait en savoir plus, je renvoie à La Révolution — Paradis.