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Eva Gouel, « Ma Jolie »

Portraits de femmes

D 8 octobre 2014     A par Viktor Kirtov - C 8 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


09/10/2014 : Ajout section « La chanson "Ma jolie" »
05/02/2015 : Ajout section « Picasso 1912.. En quête de "Ma jolie", à Sorgues »

Portrait de femmes paraît en édition Folio, ce mois d’octobre 2014, avec la photographie d’une femme en couverture, contrairement à une tradition assez constante chez Philippe Sollers, celle de choisir la reproduction d’un tableau en couverture.
Qui est cette femme ? Eva Gouel la deuxième femme et muse de Picasso après Fernande. Avant Olga, Marie-Thérèse, Dora Maar, Françoise, Geneviève, Jacqueline.

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Eva Gouel, photo Picasso, 1912

En parle-t-il dans Portraits de femmes ?

Non !
Il n’y parle d’ailleurs assez peu des femmes de Picasso, un peu plus de celles de Manet. Lisons :

« J’aurais aimé connaître Suzanne manet, Victorine Meurent, Berthe Morisot, Méry Laurent, et, à vrai dire, toutes les femmes des anciens peintres. J’imagine cette boulangère vénitienne posant pour Titien pour une Vénus ou une Assomption.[...] Ensuite, j’interroge Victorine Meurent : "C’est bien vous, dans l’Olympia, et Le Déjeuner sur l’herbe ?. Je l’entends me répondre : "Ov, vous savez, Manet avait une vision très spéciale des femmes. - Mais enfin, c’est bien vous ? - Si vous voulez, mais je ne vois pas ce que ça me rapporte, d’ailleurs je vous signale que moi-même je peins. Même scène avec Berthe Morisot [...] Et Suzanne : "Un mari exquis, n’insistez pas." Et Méry Laurent ? "Un très grand ami[on entend Sollers parler], je n’en dirai pas plus." Au fond : "Il n’est plus là, et nous sommes toujours présentes, nos corps s’alourdissent, alors que lui n’a pas eu le temps de vieillir, il a fixé notre beauté que nous ne voulons plus regarder.

Même type de réponse avec les femmes de Picasso, en beaucoup plus agressif. Picasso ? Un monstre misogyne, entièrement tourné vers lui-même. Un sadique, un pervers, un mégalomane absolu. Un obsédé sexuel comme le montrent ses deniers barbouillages. Dora Maar pleure toujours, se met à peindre et devient mystique, pendant que Françoise Gilot, peint de grands draps rouges ésotériques. Quand à Marie-Thérèse Walter et Jacqueline Picasso, elles se suicident après la mort de leur amour persécuteur. Tristes tropiques. »

Le Sollers ironique, le praticien de la réthorique du renversement des valeurs pour déstabiliser est bien sûr à l’oeuvre. Une façon, aussi, de traquer la vérité. Par son revers. Reste que le trait de plume pour esquisser le portrait de quelques unes des femmes de Picasso, s’il est vif est bref. Trop bref ! Il avait le choix de tableaux de femmes de Manet ou Picasso pour illustrer la couverture de Portraits de femmes.
Mais c’est une femme dont il ne parle pas dans ce livre et une photographie, pas un tableau, qu’il choisit !

Y-a-t-il un début de rationnel à ce choix ?

Une façon de réparer un portrait trop rapide ? D’en combler les lacunes dont celle de l’absence d’Eva Gouel, mais ce n’est pas la seule absente. Pour le choix de la photographie, en lieu et place d’un
tableau, il y a cependant une explication. Même si très librement figuratifs on peut discerner les traits de Fernande, Olga, Dora Maar, Marie-Thérèse, Françoise, Jacqueline dans les tableaux du peintre, mais Eva Gouel est arrivée dans sa période cubiste. Il la représente souvent sous forme d’une guitare ou d’un violon dans des compositions cubistes sans trace figurative qu’il comble en inscrivant sur sa toile « Ma Jolie », « J’aime Eva »... Et parfois, les mots sont tronqués. Un autre de ses tableaux parmi les plus célèbres de cette époque est « Femme assise dans un fauteuil (Èva), 1913 » et c’est bien Eva qui l’a inspirée.
Mais difficile d’y trouver la trace des traits d’Eva. D’où peut-être une raison pour opter pour ce portrait photographique ? C’est bien aussi la manière de Philippe Sollers de répondre à une interrogation par une autre interrogation car ces tentatives d’explication nous laissent sur notre faim. Pourquoi Eva Gouel ?

A défaut, considérons cette couverture comme une invitation à découvrir cette femme, ce qu’elle représente alors pour Picasso et les portraits cubistes qu’il en a réalisés. Nous savons qu’Eva Gouel, née Marcelle Humbert lui apportait la fraîcheur de la jeunesse après Fernande qu’il considérait « belle mais vieille ». En 1911 le couple Pablo-Fernande ne va pas bien et la rupture sera consommée en 1912. Après la femme mâture, le côte fragile d’Eva le séduit. Elle est petite, frêle, et possède ce que l’on nomme une frimousse. Elle est fiancée du peintre Louis Marcoussis, mais Pablo saura la séduire. Il l’a aimée, il l’a pleurée car la malheureuse est décédée de tuberculose en 1915. Pendant sa maladie Picasso court de son atelier à la clinique d’Auteuil pour l’assister, ce qui ne l’empêche pas de se consoler auprès de Gaby Lespinasse, mais il est vraiment malade de chagrin lorsqu’elle décède fin 1915. Toutefois, le phoénix ne tardera pas à renaître de ses cendres. Et la danseuse Olga Khokhlova remplacera Eva Gouel.

La mutation du sujet / La question du corps

Il faut ouvrir la revue L’Infini N° 117 (Hiver 2011), pour découvrir que ce numéro est une ode iconographique à Picasso et à Eva Gouel, même si encore une fois, elle n’apparaît paùs dans les textes de ce numéro de la revue. Encore une interrogation. On peut toutefois noter que la première iconographie où elle apparaît se situe en contrepoint d’un article intitulé « La mutation du sujet » (entretien réalisé par Philippe Forest à partir d’un questionnaire visant à approcher la question du Je dans la littérature) avec ce premier commentaire de Sollers :

« Devant votre questionnaire, ce qui m’est venu tout de suite , c’est le mot « corps » - selon ce que Barthes en dit par exemple à propos de Drame. », suivi de ce deuxième commentaire « Dans pratiquement tous les romans que j’ai écrits , la question du « corps » se pose d’emblée, comme si le narrateur qui se trouve là était chaque fois jeté dans une situation où l’identité était mise en question. Prenez le début de Drame, c’est clair. Comment rejoindre le sujet qui pense et qui parle ? A plusieurs reprises, au cours de mes livres qui s’écrivaient, je mettais chaque fois en tête un titre qui devait être : Le Sujet. Chaque fois j’abandonnais en trouvant qu’il y avait un autre titre qui prenait la place de celui-ci. Il n’empêche que tous ces romans devraient s’appeler Le Sujet. Voilà. Œuvres complètes : Le Sujet. [...] ou si vous préférez, comme titre général : La mutation du Sujet. Le corps du sujet mais avec ce qui arrive à ce corps et ce qu’on peut considérer, à partir de la fin du XXème siècle, comme une mutation. »

« MA JOLIE »

Mais pas la peine d’attendre la fin du XXème, dans ces peintures cubistes de Picasso de 1912, la mutation du corps d’Eva est déjà accomplie, métamorphosé avant Kafka, découpé, déchiré en morceaux. Seuls Dieu et le peintre amoureux peuvent y reconnaître le sujet de leur amour. Avec un signe pour ceux qui ne sont pas atteints par la grâce, ceux qui ne voient pas, mais savent lire, ce texte dans la peinture que l’on peut entendre comme un cri d’amour « MA JOLIE ». Le petit nom qu’il donne Eva, celui d’une chanson à la mode. C’est cette reproduction de ce cri, une peinture murale, dans la maison de Sorgues où le couple d’amoureux a passé l’été 1912 que l’on trouve en regard de l’article. On pourra se reporter à l’article « La mutation du sujet », section illustrations pour plus de développements.

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Picasso, "Ma Jolie", peinture murale, Sorgues, été 1912
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Eva Gouel
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Picasso, {Violon, Jolie Eva}, printemps 1912
(Staatsgalerie, Stuggart)

Outre la peinture murale de Sorgues et le portrait d’Eva Gouel en kimono, le numéro 117 de L’Infini (Hiver 2011) contient les illustrations suivantes :
- Picasso, Violon, Jolie Eva, printemps 1912 (Staatsgalerie, Stuggart)
- Picasso, Femme nue : J’aime Eva, 1912. (Ohio, Colombani museum of Art)

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Picasso, Femme nue : J’aime Eva, 1912.
Ohio, Colombani museum of Art
Dans le petit cadre central dans la partie basse du tableau est inscrit "J’aime Eva"

Dans le même numéro, en illustration d’un article sur La luxure, quatre reproductions de Picasso « Raphaël et la Fornarina », 1968. Et ce commentaire de Sollers :

Un tableau convaincant pour célébrer la luxure ? Manet bien sûr, mais aussi n’importe quel Picasso de la fin de sa vie, qui a scandalisé les Américains. "Un vieillard sénile dans le couloir de la mort, habité par une lubricité dégradante !" [...]

N’importe quel Picasso de la fin de sa vie dis-je. [...] Parce qu’au fond cette gêne par rapport la luxure est encore une fois de la « moraline », comme le dit Nietzsche. [...]

([et en conclusion :]
La luxure, par le biais du corps, vise à la connaissance, philosophie à ne pas forcément pratiquer que dans le boudoir. C’est une pensée qui peut se vérifier par soi-même, qui fabrique soi-même sa propre monnaie. Et si c’est vraiment bien pensé, c’est gratuit !
([ « gratuit », un mot du « dictionnaire » sollersien].

Gratuite, une photo d’Eva Gouel en kimono, en couverture de l’édition Folio de Portraits de femmes ? Une photo prise par Picasso en 1912, au summum de sa relation sentimentale avec Eva, en pleine période cubiste, une période de mutation pour l’homme et l’artiste, une période de mutation dans la peinture et l’art de peindre des portraits de femmes.


La chanson « Ma Jolie »

Ceci est un ajout né d’une question de Lily Germe :

- Avez-vous trouvé la chanson ma jolie ?

Question qui m’a incité à rechercher les paroles de « Ma jolie », le contexte de cette chanson à la mode fin 1911, et j’ai trouvé ce que cherchais dans un long article, très documenté, d’un professeur d’Histoire de l’art au Brooklyn Collège à New York. Son nom Jack FLAM. Le titre de son article : « Picasso et « Ma jolie ». Vers une nouvelle poétique de la peinture » in Revue de l’Art, 1996, n°113.
De là, suis allé rechercher si le thème « Ma jolie » était encore d’actualité dans la chanson.
Eh oui, avec :
- « Ma jolie » de Christophe Maé
- « Ma jolie » d’Abd Al Malik (ça débute en chanson, ça finit en slam. Ne pas manquer la chute)
- Sans oublier « Oh ! Ma jolie Sarah » de Johnny Hallyday, et son écho vibrant, quoique plus ancienne.

GIF La Dernière chanson (1911)

Laissons la parole à Jack Flam ;

« Comme d’autres ont déjà dit, l’expression « ma jolie » renvoie au refrain de la Dernière chanson une romance populaire que l’on fredonnait à Paris en octobre 1911, [La Dernière chanson a connu un énorme succès, lorsque son créateur, Fragon, l’interpréta au Théâtre de l’Alhambra en octobre 1911]. Cette chanson souvent invoquée propos du tableau est généralement présentée de manière inexacte et son refrain cité partiellement en dehors du contexte Curieusement malgré les nombreuses allusions à la chanson dans les écrits sur Picasso aucun auteur ne semble avoir songé reproduire les paroles Cela ne semble pourtant pas inutile si on en juge par le flou qui règne ce sujet

1

Manon, rappelle-toi le jour
Du premier rendez-vous amour
Nous voici ce soir dînant au même endroit
Dans le bois tout comme autrefois
Après un voyage lointain
Te voici revenue
Le coeur battant et l’âme émue
Je te retrouve enin.

Refrain

Manon ma jolie
Mon coeur te dit bonjour !
Pour nous les tziganes jouent, ma mie
Leur chanson d’amour
Leur chanson d’amour
Et cette mélodie
Me donne le frisson
Ecoute-la donc,
Ecoute-la donc
C’est notre première chanson

2

Je retrouve tes yeux jolis
Ton cher visage un peu pâli,
Ta bouche rieuse dont l’ardent baiser
Chaque soir savait me griser
Tout mon chagrin s’est envolé
Ô ma chère maîtresse
Car je sais bien que tes caresses
Sauront me consoler

Refrain

3

Mais tu gardes les yeux baissés
Pourquoi cet air embarrassé
Réponds-moi car ton silence me fait peur
Un autre aurait-il pris ton cœur ?
Ah ! je devine maintenant,
Tu ne reviens, sans doute,
Qu’afin de te reprendre toute
Pour ton nouvel amant

Refrain :

Ô Manon ma jolie
Des pleurs troublent mes yeux
Pour nous les tziganes jouent, ma mie
La chanson d’adieu,
La chanson d’adieu
Et cette mélodie
Me donne le frisson
Ecoute-la donc,
Ecoute-la donc
C’est notre dernière chanson !

Comme on le voit la chanson elle-même parle une situation ambiguë et lourde d’émotions évoquant la fois le début et la fin d’un amour ainsi que l’incertitude de l’entre-deux. Dans le premier refrain, il est question de « notre première chanson ». Dans le deuxième couplet, le héros confie ses doutes sur la fidélité de sa maîtresse et dans le refrain qui suit le troisième couplet le symbole des retrouvailles se transforme en emblème de la séparation : pendant que nous l’écoutions la « première chanson » est devenue la « dernière ».

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"Ma Jolie" (Femme avec une guitare ou cythare) Paris, hiver 1911-1912
Huile sur toile 100 x 65.4 cm. The Museum of Modern Art (MOMA), New York.
LE CUBISME ANALYTIQUE

La toile « Ma jolie » de l’hiver 1911-1912 exposée au MOMA est caractéristique de la période dite du « cubisme analytique » (1908-1912) pratiqué alors par Pablo Picasso et Georges Braque. Le cubisme analytique « analyse » la forme naturelle et la réduit en de simples parties géométriques sur deux dimensions. La couleur est presque inexistante, sauf pour l’usage de teintes monochromatiques. « Ma jolie » participe de cette mise à plat et fracturation des formes, avec abandon des effets de pespective ou de clair-obscur. Une nouvelle façon de représenter le monde, la nature et ses créatures humaines. Ce qui a fait dire que le cubisme constitue l’innovation la plus importante depuis la Renaissance. Le sujet est réduit à une série de formes disjointes, avec des vues du sujet à partir de différents angles, toutes présentées simultanément.

Sur le site du MOMA on peut lire cette analyse du tableau : « C’est loin d’être un portrait classique de la femme aimée de l’artiste, mais il y a des indices sur son contenu représentationnel. La masse triangulaire centrale indique subtilement la forme de la tête et le torse d’une femme, et un groupe de six lignes verticales en bas au centre du tableau représentent les cordes d’une guitare, que la femme gratte (une main est représentée). Dans les œuvres cubistes de cette période, Picasso et Georges Braque utilisent plusieurs modes de représentation en même temps : ici, Picasso combine la langue (dans le lettrage noir), le sens symbolique (dans la clé de sol), et presque l’abstraction (dans la représentation de son sujet). »
(Crédit : www.moma.org/)

Dans Ma jolie, l’allusion à la chanson est clairement indiquée par la juxtaposition des deux mots extraits du refrain avec la clé de sol tout premier « signe » de la partition. D’une certaine façon la peinture recourt évidemment certains des moyens de la musique en nous demandant de croire ce que l’on nous raconte et non pas ce que nous voyons. Cela dit la parenté entre le tableau et la chanson ne s’arrête pas là, mais semble s’étendre à l’ambiguïté même du sujet.

Ma jolie correspondrait, dit-on, à une manifestation du nouvel amour de Picasso pour Eva Gouel après sa rupture avec Fernande Olivier. Mais il est à noter que on ne sait pas quel moment exact débuté la liaison avec Eva Selon hypothèse communément admise elle aurait commencé vers la fin de 1911, c’est-à-dire vers époque où Picasso peint Ma jolie que l’on peut maintenant situer sans grand risque d’erreur en octobre ou novembre 1911, période où la Dernière chanson était en vogue. Ce que l’on oublie généralement est que Picasso n’a pas véritablement rompu avec Fernande avant 1912 et que, en tout cas, ses liaisons avec les deux femmes se sont superposées dans le temps. Quand Picasso fait une allusion bien claire à cette rupture dans une lettre à Braque datée du 18 mai 1912 il déclare non sans ironie que « Fernande a foutu le camp avec un futuriste »

Si la plupart des auteurs nous brossent un portrait de Picasso en dom Juan qui ne cesse de briser des coeurs féminins sans montrer de pitié, on sait qu’il était en réalité extrêmement jaloux et possessif, surtout avec Fernande, qu’il cloîtrait quasiment comme une femme de harem au début de leur liaison, et dont les agaceries et les infidélités réelles ou imaginaires le faisaient terriblement souffrir [1]. Il semble donc probable qu’il ait conçu Ma jolie comme une sorte de première chanson pour Eva et en même temps une dernière chanson pour Fernande. Par conséquent la question de savoir qui est représenté au juste dans le tableau n’a pas de réponse catégorique et était pas destinée non plus en avoir car il semblerait qu’une part de la substance même de cette toile réside dans sa faculté d’évoquer deux femmes différentes et une fin en même temps un début. Or cette dualité caractérise aussi le style de la peinture Du point de vue le plus purement autobiographique on peut considérer le tableau comme un témoignage de l’invention d’un style nouveau capable de figurer deux femmes la fois en se refusant représenter l’une ou l’autre La peinture parvient ainsi à évoquer tout le poids des émotions ambivalentes que l’artiste a dû éprouver vis-à-vis de ces deux femmes et donner un tableau dont le sujet a des résonances qui débordent les limites de la peinture traditionnelle Ici, le style répond à tous égards aux exigences du sujet.

L’ambiguïté du tableau riche de suggestions appelle indéniablement une interprétation multiple. On peur donner raison à William Rubin qui le trouve profondément métaphysique et établit un rapprochement avec les effets éclairage de Rembrandt. Cela n’empêche pas d’observer en même temps son aspect ironique, ni de constater que la femme est évoquée sur un mode musical ou les formes peintes fournissent un équivalent métaphorique de la musique de la chanson selon une conception de la peinture fort courante à l’époque. Reste que pratiquement toutes les interprétations possibles du tableau doivent prendre en compte la quasi-absence de sujet à proprement parler De ce point de vue, Picasso semble engagé dans une sorte entreprise mallarméenne où la peinture doit s’écarter du sujet, évoquer une absence au lieu d’une présence. Le tableau propose quelque chose comme une nouvelle poétique picturale fondée sur un dialogue ambigu entre le mot et l’image.

Jack FLAM (traduction Jeanne Bouniort)
in : Revue de l’Art, 1996, n°113, pp. 32-39.
Crédit : Persée

Qu’est devenu le thème de « Ma jolie » dans la chanson contemporaine, une centaine d’années après que la Dernière rencontre où ces mots, figurent dans le refrain, aient inspirés Picasso ? Les quelques notes rapides qui suivent témoignent que le thème est toujours d’actualité, que ce qui est au cœur de l’humain traverse le temps, même si la palette des couleurs s’adapte à celles du temps.

*

GIF
« MA JOLIE » DE CHRISTOPHE MAE

le refrain dit et redit :

Je pense à toi mon pays ma jolie
Et sur la route j’ai compris
Que sans toi je perds le nord oui ma jolie
Alors je rentre au pays

Je pense à toi ma jolie
Ce soir je rentre au pays

*

GIF « MA JOLIE » d’ ABD AL MALIK

« Ma jolie », c’est aussi le titre d’une chanson du rapeur, slameur, compositeur Abd Al Malik (une chute en slam qu’il ne faut pas manquer) :

Il a plu des lames de rasoir
Sur mon coeur quand tu es partie
L’espoir chevillé à mon âme
Je refuse de lâcher prise

[Refrain]
Oh regarde moi ma jolie
Oh viens dans mes bras ma jolie
Oh regarde moi ma jolie
Oh ne fais pas ça oh ma jolie

On se parlera des heures
Quitte à en oublier mes potes
Qui diront d’un air moqueur
Cette fille là t’a mis les menottes

[Refrain]

[et en slam :]
Sa jolie est assise chez sa soeur, ses valises à l’entrée du salon, et elle pleure,
De grosses lunettes noires lui cache les yeux, elle porte un t-shirt blanc et ses bras, comme le ciel, sont parsemés de bleus.
Sa soeur lui dit que s’il elle ne le fait pas, c’est elle qui portera plainte contre lui cette fois,
L’une enrage et l’autre a peur, l’une est grave et l’autre pleure,
Oh pourquoi t’es comme ça ma jolie,
Oh je t’aime, je ne sais plus pourquoi.

*

GIF« OH ! MA JOLIE SARAH » DE JOHNNY HALLYDAY
Comment ne pas citer aussi, « Oh ! Ma jolie Sarah » chantée par Johnny Hallyday, sur les belles paroles de Philippe Labro :

Oh ! Ma jolie Sarah
Combien de temps encore
Oh ! Ma jolie Sarah
Attendrai-je ton corps ?

[Nous rejoignons là, le propos de Sollers dans l’entretien qu’il a avec Philippe Forest et illustrés par les tableaux cubistes de Picasso « Jolie Eva », « J’aime Eva » - « la question du corps », de la « mutation du sujet » - « Dans pratiquement tous les romans que j’ai écrits , la question du « corps » se pose d’emblée » dit-il.
Pour Johnny et Philippe Labro aussi.
Comme pour nous qui vibrons à l’unisson de la chanson.]

Oh ! Ma pauvre Sarah
Tu m’as donné ton corps, ton corps
Oh ! Ma pauvre Sarah
Merci, merci pour ton effort
Mais je vois dans tes yeux s’agrandir le brouillard
Et je sais que tu sais qu’il est déjà trop tard
Et c’est déjà la fin

C’est affreux, déplaisant, affligeant, désolant
Comme nous sommes tous victimes du temps
Mais je n’y suis pour rien

Oh ! Ma pauvre Sarah
Tu m’as donné ton corps
Oh ! Ma pauvre Sarah
Merci, merci pour ton effort
Car tout change et tout casse et tout passe et tout lasse
Le désir, le plaisir se diluent dans l’espace
Et je n’y suis pour rien.

*

PICASSO 1912, En quête de Ma Jolie à Sorgues

Suivons Christine Deloffre qui veut retrouver la peinture murale Ma Jolie, réalisée par Pablo Picasso lors de son séjour à Sorgues pendant l’été 1912 ..

oOo

[1Voir John Richardson A Life of Picasso I : 1891-1906, New York, Random House, 1991, p. 463-464 (il existe une traduction française aux éditions du Chêne) Voir également Fernande Olivier Souvenirs intimes écrits pour Picasso, Paris Calmann-Lévy, 1988, p. 197 : « Picasso dont la jalousie maladive était l’unique cause de nos brouilles passagères[...] » Cabanne dans Le Siècle de Picasso, Paris 1975 note que, avant la liaison de Picasso avec Eva, Fernande s’était consolée du mauvais caractère de Pablo dans les bras de Mario Meunier et de Roger Karl. (Nota : cette note complète comme illustration du travail précis auquel s’est livré Jack Flam)

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7 Messages

  • Viktor Kirtov | 16 avril 2019 - 17:16 1

    Merci Thierry ENGELS de cette précision qui a bien sa place ici.
    V.K.


  • Thierry ENGELS | 15 avril 2019 - 18:45 2

    Bonjour !
    Dans la chanson "Dernière chanson", le chanteur Harry FRAGSON (1869-1913) prononce "ma jolie" dans les paroles.
    PICASSO s’est inspiré de cette chanson pour nommé Eva GOUEL "Ma Jolie" : https://www.youtube.com/watch?v=3i7nluy9dLY

    JPEG - 37.3 ko

  • V. Kirtov | 10 février 2016 - 09:36 3

    Bertille Vaneille, vous avez parfaitement raison. Merci de votre contribution qui nous a permis de corriger les erreurs signalées.


  • Bertille Vanelle | 6 février 2016 - 17:00 4

    Je pense, sauf erreur de ma part, qu’il faut dans le § "A défaut de .... remplacera Eva Gouel" lire : Après Fernande (et non après Olga) qu’il considérait "belle mais vieille" puis un peu plus loin "le couple Pablo/Fernande" et non Pablo/Olga puis qu’Olga n’apparaîtra dans la vie de Picasso qu’en 1917.


  • V. Kirtov | 5 février 2015 - 19:32 5

    PICASSO 1912, En quête de « Ma Jolie » à Sorgues.
    Merci à Lily Germe qui nous a fait connaître cette vidéo.


  • V. Kirtov | 9 octobre 2014 - 16:42 6

    Merci Saitta68 pour votre commentaire et ces précisions nécessaires.
    J’ai aussi ajouté une section suite à un autre commentaire d’une lectrice, ce qui est loin d’épuiser le sujet.
    Vous êtes le/la bienvenu(e) dans ce forum et les colonnes de pileface si vous avez envie de développer. Il me semble que vous avez toutes les qualités pour le faire, sur ce sujet ou d’autres.


  • saitta68 | 9 octobre 2014 - 02:02 7

    N’oublions pas qu’il est beaucoup question d’Eva Gouel dans l’Éclaircie et dans les entretiens avec J. Henric donnés autour de ce roman.

    Par exemple :

    "Les portraits d’Eva, c’est l’époque la plus audacieuse de Picasso. Il la prend en photo, les photos de Picasso sont très importantes, il la peint en violon cubiste, puis il écrit sur les tableaux « jolie Eva », « j’aime Eva ». Picasso, à la fin de sa vie, disait : voilà, ce fut pour moi le grand moment de la découverte. Après il a fait autre chose, surtout Guernica. Mais la transformation corporelle, physique, dans la représentation, si vous regardez le portrait d’Eva et comment il la représente, comme un violon, cela oblige déjà à insister sur un point qui a été peu perçu le rapport de Picasso (comme de Manet) à la musique."


    • Avec le temps, voilà une éclaircie bienvenue. Soyons encore plus précis :

      «  Tout se joue dans l’enfance, bien entendu, et le vert paradis des amours enfantines peut se transformer en enfer. Picasso est allé plusieurs fois en enfer, et il est pour moi évident qu’Eva, son grand amour, morte en 1915 (en pleine création fiévreuse du Minotaure), est une apparition de Conchita. « Ma jolie », « J’aime Eva », « Eva sur son lit de mort », c’est clair. Il a vécu avec cette fine fleur, Eva Gouel, de son vrai nom Marcelle Humbert, qu’il a photographiée en kimono, droite, translucide, main droite ramenée sur la joue, bras gauche le long du corps, une merveille comme un homme en rencontre peu dans sa vie. Ils sont ensemble, en secret, à Céret, à Avignon, à Sorgues, surtout, à la villa « Les Clochettes », puis à Paris dans l’atelier du 242 boulevard Raspail. Trois ans d’amour fou, et la mort, surmontée par le splendide Arlequin de 1915, sentinelle constellée du néant. Eva, Lola, Conchita, mes enfants, mes sœurs. Il faut quand même regarder l’endroit où Picasso a placé l’inscription « Ma jolie » dans Femme à la cithare, et « J’aime Eva » dans sa femme nue « cubiste » : à la place du sexe. Il est précis. Eva est la sœur brève et paradisiaque d’Adam Picasso. Après quoi, c’est la guerre dans la vie privée (Olga, Dora), avec des pauses de compensations rondes (Marie-Thérèse). » (L’Éclaircie, Folio, p. 128-129)

      Eva GOUEL, c’est le paradis ; c’est l’anti-GOULE. Je cite Femmes :

      «  ... carte majeure, citation de Rimbaud :
      " Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et par la peste, des vers pleins les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J’aurais pu y mourir... L’affreuse évocation !"
      Question de vision, que voulez-vous... "J’ai vu l’enfer des femmes là-bas."... Ou encore : "C’était bien l’enfer, l’ancien, celui dont le fils de l’homme ouvrit les portes."
      On ne saurait être plus net... Que celui qui a des oreilles entende !... S’il lui reste des oreilles !...
       » (Gallimard, 1983, p. 353-55 ; Folio, p. 415-417. Plus ici)

      Le passage de l’entretien avec Jacques Henric auquel vous faîtes allusion est là.