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L’enfance d’un écrivain français

D 23 février 2015     A par D. Brouttelande - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Voici la version, légèrement modifiée, du texte publié dans le numéro 130 de L’Infini (Hiver 2015), mis en ligne initialement sur Pileface le 10 septembre 2014 sous le titre « Ta lance ».

La parc et les maisons à Talence.
«  Toutes ces photos, maintenant... Treize ou quatorze ans que je les ai prises...
Obsession quotidienne, il y en a des centaines...
De tous les coins des maisons, du parc vu sous tous les angles, allongé, debout...
Comme si j’avais pressenti la disparition du décor, six ans après...
 » (Portrait du Joueur, 1984).
Gérard de Cortanze, Philippe Sollers, Vérités et légendes, 2001.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Ta lance

« Il n’y a plus rien, il n’y a plus aucune trace de cet endroit. (...) Cela a fait un trou complet, alors que c’était des maisons, avec un parc, un très grand jardin et tout a été rasé, supprimé et remplacé par un supermarché. »

Dans un entretien daté de 1978 publié dans Vision à New York (1981), Philippe Sollers évoquait ainsi pour la première fois en des termes laconiques, d’une concision toute latine, comme l’expression contenue d’une douleur qui perdure (il est alors âgé de quarante deux ans), le sort réservé aux lieux de son enfance et de sa jeunesse. On retrouve ces souvenirs dans Portrait du Joueur (1984), dans l’ouvrage de Gérard de Cortanze Philippe Sollers, Vérité et Légendes (2001) puis dans Un vrai roman. Mémoires (2007). Entretiens, roman, biographie, mémoires... c’est dire si la reprise de l’événement sous ces diverses formes traduit un réel traumatisme. [1]


Cours Gambetta.
«  Oui, le château du Prince Noir est bien là,
derrière les entrepôts, pavillon gothique à vitraux...
C’est vers lui que je revenais, à vélo,
en sortant du lycée à six heures.
 » (op. cit.)
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Le site s’étendait du 121 au 135 cours Gambetta à Talence, faubourg au sud de Bordeaux. L’ensemble constitué d’une usine de galvanisation et d’émaillage de métaux, de garage et de deux maisons symétriquement accolées présentait cette caractéristique de mêler plusieurs univers : domestiques, familiaux, professionnels et industriels. A la fois en son cœur et à l’écart, un « parc », le « très grand jardin », jouait un rôle particulier en permettant, par les découvertes et conversations avec la nature et soi-même, d’envisager le repli, le retrait et goûter aux promesses de jouissances. Au moins à ce titre d’ailleurs, le parc traversera son œuvre, après l’avoir quasiment inauguré [2]. Tout cela à proximité de châteaux : La Tour Haut-Brion, celui du Prince Noir...

Dès son adolescence, sans pouvoir alors imaginer une disparition probable, Philippe Sollers avait éprouvé le besoin, « obsession quotidienne », de photographier sous différents angles, en centaines de clichés, maisons et jardin... Au delà du rôle assigné au moment de la prise, ces photographies aideront à fixer l’éternité des lieux. Car ce ravage immobilier, ce « trou complet » qui un temps en est résulté, ont bien eu lieu, et sont parvenus à détruire à jamais ce cadre originel, enchanteur, édénique, « paradisiaque ». Quand l’ensemble immobilier est démoli, quand le supermarché ouvre ses portes (1960/1961), Philippe Sollers ne vit toutefois déjà plus à Talence. Il en est parti pour suivre dans un premier temps les cours de préparation d’une grande école de commerce dans un établissement jésuite de Versailles.

A écouter Philippe Sollers se souvenir de cette façon du lieu, la douleur apparaît doublement causée : la disparition du domaine familial s’avère d’autant plus pénible qu’elle a laissé place à un supermarché.

L’arme du latin

Arrêtons-nous ici sur un point : nous sommes à Talence. Comment ne pas imaginer le jeune Philippe Joyaux « entendre » le nom de sa ville au cœur de laquelle tout allait se jouer ? Car Talence, n’est-ce pas encore ta lance, voire ce talent ? Ta lance, cette arme qui t’appartient, et que tu utiliseras avec adresse, ruse, avec talent, art... Le maniement des armes procède d’ailleurs d’une tradition familiale, avec un grand-père champion d’escrime. Philippe Sollers lui-même les a toujours aimées.

Le pseudonyme Sollers, de sollus ars pour « tout entier art » en latin, Philippe Sollers l’a fait valoir littérairement à l’occasion de la parution de son premier texte en 1957. Mais si le nom Sollers surgit alors, sa création lui était antérieure de quelques années, à travers celle du personnage secret « venu tout droit de l’Odyssée », que Philippe Joyaux s’était imaginé vers l’âge de quinze ans, à l‘image d’un Monsieur Teste, dit-il. Tout est donc bien né en ces lieux. [3]

N’est-il pas alors amusant de jouer ici, en cet endroit, avec ce nom-là, extrait du latin, langue convoquée pour définir sa propre nomination, juste en face de l’Ecole Saint Genès [4] (ce comédien romain, martyr chrétien) tenue par les Frères des Ecoles Chrétiennes depuis 1880, dont la particularité, en plus d’ouvrir ses portes aux enfants modestes, était de ne pas dispenser le latin ?


Une épée arabe.
«  Elle a déjà servi. Je dois vous faire une confidence :
J’adore les armes.
Cela doit venir de mon grand-père qui me l’a offerte.
Il dépensait son énergie au fleuret et à l’épée.
J’use de phrases et de mots.
Agudeza : art de la pointe.
 » (op. cit.)
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Il demeure toutefois que pour les Frères des Ecoles Chrétiennes, même contraints d’une certaine manière à être sourds au latin, entendre le mot lance dans Talence signifie quelque chose de particulier... Surtout s’il leur prend de s’adresser à Saint Longin (son nom viendrait du mot lonkhê, soit lance en grec), ce centurion romain auteur du coup de lance dans le flanc du Christ sur la Croix, ce soldat martyr dont on commença par couper la langue avant la tête. Savais-tu qu’avec ta lance que tu es toi-même, vous seriez appelés à devenir saints ? Avons-nous encore oublié que la pointe de la Sainte Lance aurait été enchâssée dans le pommeau de l’épée de Charlemagne dénommée... Joyeuse ? Une épée, d’abord une arme, finit-elle en joyau ?

Tous les trimestres depuis l’été 1999, la revue L’Infini nous rappelle en sa quatrième de couverture le rôle d’une épée ; celle d’un homme annonçait Picasso sur une toile [5], c’est-à-dire aussi celle d’un grand-père, voire d’un Empereur.

Lorsque sur son site, Philippe Sollers met en ligne un de ses textes intitulé Sacré Jésuite sur Baltasar Gracian, auteur notamment de Art et Figures de l’esprit (le titre original, on le rappelle, étant : Agudeza y arte de ingenio, Agudeza pouvant évoquer l’art de la pointe), il ne trouve pas de plus juste illustration que cette œuvre de Picasso...

La langue morte

De l’établissement jésuite Sainte-Geneviève à Versailles qui dispensait une préparation aux grandes écoles de commerce, Philippe Sollers sera renvoyé. L’objectif familial de doter l’héritier des armes commerciales et managériales propres au redressement des Etablissements Joyaux, était manqué ; Philippe Sollers n’était pas l’élément le mieux choisi pour remplir cette fonction, quand la situation de l’entreprise était sans doute trop dégradée.

A cette adresse du cours Gambetta, une certaine loi s’est appliquée : parce que l’entreprise n’a pas su évoluer au regard des nouveaux modes de fabrication et de commercialisation, est venu s’implanter sur ce domaine un des modèles de consommation de masse alors en plein développement et si caractéristiques de cette époque dite des Trente Glorieuses : le supermarché.

Le supermarché, c’est l’alliance des bienfaits de l’accueil, de l’abondance... La publicité du supermarché cours Gambetta n’hésite pas à vanter ses mérites aux consommateurs : un « parking de 250 places » pour « Toute l’Alimentation sous un même toit », ce dernier slogan en forme de précepte, avec lettre majuscule et caractères gothiques, au libellé à la fois désuet et prétentieux comme pour signifier avec fierté la réponse à une promesse séculaire enfin satisfaite. La vie moderne, donc heureuse, est prouvée maintenant, au moins dans le quartier.


Dominique Rolin : « Les deux endroits où il a habité étant
enfant ont été détruits. Ce fut pour lui une blessure inguérissable,
aussi n’en parlons nous jamais. » (op. cit.)
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Le supermarché, il a bien fallu lui trouver le nom. En associant les deux premières lettres de deux mots définissant le concept, on a désigné tant le lieu que le magasin (appelé à être reproduit en centaines d’autres) par le nom SUMA, son enseigne, sa marque. Supermarché si bien nommé... Quand ici, autrefois, les produits étaient estampillés de la marque EJA (Etablissements Joyaux Frères Aînés et Cie), ils le seront désormais de celle du supermarché SUMA ...

Est-il alors permis d’entendre un mot latin ? Summa, par exemple ? Le point le plus haut, le rang le plus élevé ? ou la partie essentielle ? ou la totalité, la somme ? Pourquoi pas, après tout, quand cette forme « supérieure » de marché réalisait la solution globale de consommation.

Sur place, le supermarché existe toujours, avec ses places de parking (« No parking, no business »), ses barres d’immeubles derrière et sur le flanc, et devant, son arrêt de tramway (Roustaing) [6]. Mais nous sommes passés à une autre langue, devenue au final dans notre quotidien aussi muette que la précédente. Au gré de rachats et concentrations dont la grande distribution ne fait pas l’économie, le SUMA s’est transformé en SIMPLY MARKET. « Découvrez le supermarché de proximité qui vous accompagne au quotidien en vous proposant des produits frais et de qualité à bas prix » nous prévient la marque. Oui, voilà un marché simple, un simple marché, un marché tout simple, tout simplement, si naturel, si évident... à prix bas. Ici, avec la langue anglo-saxonne, pas de prétention « aristocratique » à la summa. Nous sommes même arrivés très loin de l’endroit où vivait une famille aisée anglophile.

Autrefois, un enfant souffrait ici d’asthme et des oreilles. Le site, conforme à ces non-lieux de banlieue d’une laideur affligeante, promet (est-ce étonnant ?) le bien-être total en organisant de manière achevée la prise en charge complète du corps : le supermarché a attiré en angle de rue une pharmacie, et fait face à un laboratoire d’analyses médicales à côté des pompes funèbres générales. Et derrière le collège Saint Gènes, au bout de la rue de la Paix, dort le cimetière...

Prions pour que la municipalité, dans un sursaut mémoriel grotesque, ne forme pas un jour le voeu de rendre hommage à « l’enfant du pays » Philippe Sollers en lui offrant un bout d’artère, là, en ce lieu, où serait sur une plaque de rue apposé son nom. Cela n’aurait évidemment aucun sens puisque Philippe Sollers a emporté l’endroit avec lui, depuis longtemps, dans sa langue, son arme, sa lance [7]...

Dominique Brouttelande.


[1La famille Joyaux avait déjà été confrontée à la démolition d’une maison, située dans l’Ile de Ré, rasée par les allemands durant l’Occupation. Elle sera reconstruite en 1953/1954.

[3Avec le dictionnaire d’où sollus ars est extrait, des noms de lieux pourraient s’être invités dans la définition du pseudonyme. Nous relevons par exemple que l’église Notre Dame de Talence qui marque au sud la fin du cours Gambetta était construite à l’origine à proximité du ruisseau d’Ars… ou bien des Arcs en souvenir d’un aqueduc romain (ce qui fait ici sourire le grec Ulysse au carquois plein de flèches). Notons à propos de cette église qu’y fut célébré le mariage de François Mauriac dont la belle-famille occupait alors à Talence le Château des Arts.

[4Philippe Sollers ira à l’Ecole Saint Genès de Bordeaux, située rue Saint Genès, dans le prolongement nord du cours Gambetta de Talence ; ces deux établissements appartenant au même groupe scolaire. Et c’est au Lycée Montesquieu qu’il fera son apprentissage du latin.

[6Quand François Mauriac situe à Talence son roman Le désert de l’amour (1925), dans lequel le jeune Raymond, sur cette ligne de tramway, tombe amoureux de Maria, femme beaucoup plus âgée que lui, il les fait inévitablement passer devant les Etablissements Joyaux… A propos, l’amour par ici aurait-il eu partie liée avec un certain désert et une certaine… solitude ?

[7Et cela d’autant plus qu’en de telles circonstances, comme définitivement art en musique, Philippe Sollers serait à Ars en Ré, auprès du carré des aviateurs anglais, néo-zélandais et australiens, tombés au dessus de l’île entre 1940 et 1942…

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