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Kristeva, Sollers, Rolin : l’art d’écrire et l’art d’aimer

Paris Match du 30 mars 2000.

D 16 décembre 2017     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Julia Kristeva, Philippe Sollers, Dominique Rolin.
Paris Match du 30 mars 2000.
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En 2000, Philippe Sollers publie Passion fixe et Dominique Rolin son Journal amoureux. Au même moment, Julia Kristeva publie le dernier volume de sa trilogie sur Le génie féminin qui est consacré à Mélanie Klein (La folie : Mélanie Klein ou Le matricide comme douleur et comme créativité) [1].

Le piège tendu par le rusé Bernard Pivot lors d’une célèbre émission du 24 mars 2000 a rendu public ce que beaucoup savaient (mais pas le grand public) : Dominique Rolin et Sollers s’aiment depuis plus de quarante ans. Pivot a réussi son effet, mais le piège ne fonctionne pas (cf. Dominique Rolin et Philippe Sollers chez Pivot).

Quelques jours plus tard, le 30 mars, Paris Match interviewe, séparément bien sûr, Julia Kristeva et Dominique Rolin à l’occasion de la publication de leurs livres respectifs. Évidemment, les questions portent rapidement sur Philippe Sollers (pour Kristeva, ça n’est pas la première fois. Cf. Quand l’infidélité sauve les couples et Julia Kristeva & Philippe Sollers - Tête à tête, deux articles du mois d’août 1996 [2]). Va-t-on cette fois assister au «  bon vieux roman familial qui a fait ses preuves et continue de les faire » (Passion fixe), au grand déballage des grands et des petits secrets (« secret de Polichinelle » !) ? Mais non, on n’est pas dans le mythe de la « transparence » sartrienne ou people. « "Passion fixe" est une fiction, pas une biographie [3] » ; Sollers « jongle avec les différentes images féminines : bretteur et menteur sans vergogne comme Cyrano, qu’il affectionne », dit Kristeva ; « pour vivre heureux, vivons cachés », « un amour c’est une prison de liberté totale », rappelle Dominique Rolin. N’en déplaise à Paris Match, il n’y a pas de « ménage à trois » (et les inévitables « scènes » qui en découlent). On n’est pas non plus dans un vaudeville version 2008 ou 2014 et ça ne se passe pas au sommet de l’État. Pas (trop) de jalousie, pas de dépression, pas de cris. Clandestinité. Discrétion. Finalement, c’est la littérature et la pensée qui gagnent. Un art d’écrire ? Oui et donc un art d’aimer, un art de vivre.

A.G., 23 mars 2014 (article mis à jour).

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Voici les deux pages de Paris Match (cliquer pour agrandir).


Un entretien de Julia Kristeva avec Viviane Orban.
Paris Match, 30 mars 2000. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Interview de Dominique Rolin par Pepita Dupont.
Paris Match, 30 mars 2000. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Julia Kristeva


Julia Kristeva
Zoom : cliquez l’image.
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— Est-ce qu’il y a un "génie masculin" différent du "génie féminin" ?
— Mon triptyque se propose d’explorer cette question. Enfin, j’ai bien l’impres­sion qu’il y a, dans le génie féminin, la né­cessité du lien à l’autre, de la relation. Pour une femme, l’objet est toujours pré­sent, d’où dépression typiquement fémi­nine lors de sa perte.
Pour illustrer la folie, vous choisissez Melanie Klein. Elle définit le matricide comme une libération !
Melanie Klein a réhabilité le rôle de la mère, mais à condition de s’en débarras­ser. Il ne s’agit pas de la tuer, mais de la perdre. Or, dans l’inconscient, la perte équivaut à une mort. Ce deuil, et la si­tuation dépressive qui l’accompagne, est un passage obligatoire pour être indépendant. C’est extraordinaire de se dire que c’est une femme qui a pensé que, si l’enfant ne la perdait pas, il ne devien­drait pas autonome.
Vous semblez donner un rôle prédominant au père. Grâce à l’amour du vôtre, vous ne pouvez pas être jalouse des autres femmes.
— Mon père était très attaché à moi et si je rencontre un homme qui me préfère une autre, mon inconscient me dit qu’il se trompe, alors pourquoi voulez-vous que cela me blesse.
Vous dites aussi ne pas aimer assez les femmes pour en être jalouse.
— Hannah Arendt, à qui on reprochait de ne pas aimer le peuple juif, a dit : "I love them but I don’t like them." Je pourrais dire la même chose : "Je n’aime pas les femmes, j’ai de l’amitié pour elles." L’amitié est une pensée bienveillante, alors que l’amour peut être un aveugle­ment passionnel.
Heureusement que vous êtes bien armée contre la jalousie parce que, quelques jours avant vous, Philippe Sollers, votre mari, a fait paraître chez Gallimard "Pas­sion fixe" qui raconte sa relation avec une certaine Dora.
— On ne peut pas être jalouse d’une sym­phonie ou d’un opéra. C’est une œuvre d’art, c’est une virtuosité, et j’aime les œuvres d’art.
Bien sûr, mais la littérature n’est pas tota­lement innocente. On sait très bien que l’écrivain puise dans sa vie. Une femme a inspiré ce livre...
— Dora est un personnage composé, Sollers aussi. Alors, de quoi se compose le personnage de Dora ? D’une femme âgée, qui était une initiatrice sexuelle ; des journalistes ont cru reconnaître Do­minique Rolin. Mais le nom de Dora se termine par "a", comme Julia... Le nar­rateur se passionne aussi pour une charcutière du marché de Port-Royal. Une Chinoise que nous avons rencon­trée lors de notre voyage à Pékin. Les maisons sont celles que j’habite à New York ou à Washington, le bord de l’Atlantique où nous vivons et le livre se ter­mine au Café Marly, comme mon roman "Possessions"... C’est un portrait com­plexe constitué dans son expérience.
Dora rappelle aussi l’hystérique de Freud : une femme qui ne reconnaît pas son homosexualité, ses narrations sont pleines d’oublis, d’incapacité à suivre le fil du temps.
Là, vous critiquez Dominique Rolin au tra­vers du personnage de Dora. Est-ce que vous ne laissez pas échapper tout de même une certaine agressivité envers elle ?
— Si le narrateur a choisi d’appeler son personnage Dora, c’est pour garder une distance... Il y a une passion fixe dans la vie de chacun, c’est l’image maternelle. Sollers, dans son livre, s’efforce de dé­passer le refoulement et le secret. Il jongle avec les différentes images fémi­nines : bretteur et menteur sans ver­gogne comme Cyrano, qu’il affectionne.
Quand bien même Dora serait un fantasme, ne peut-on pas être jaloux d’un fantasme ?
— Non, parce que l’on peut participer à l’excitation d’un fantasme. Les amou­reux se racontent leurs fantasmes pour stimuler leur passion.
Quand Sollers dit : "C’est elle qui me vit, se sert de moi, me façonne...", j’ai plus l’im­pression qu’il s’adresse à une femme qu’à sa mère.
— Il construit un personnage féminin apaisant et apaisé. Dans tous ses ro­mans, et ici plus nettement, l’an­goisse voisine avec la joie. En cela, il est très mozartien. Mallarmé parlait d’un "tourbillon d’hilarité et d’hor­reur". Chez Sollers, le monde rit en conséquence de la douleur, il est constamment sur cette brèche.
Mais vous psychanalysez votre mari !
— C’est difficile de me débarrasser d’un petit psy de poche que je promène comme mon portable. Parler plus expli­citement de l’image maternelle de la femme aimée est un acte cathartique. Il croyait que c’était un secret. Secret de Polichinelle !... Avoir trouvé une forme pour traverser cette image était libéra­teur. Je le trouve beaucoup plus ras­suré, beaucoup plus positif.
Sollers vous a consultée avant d’écrire ce livre ?
— Quelle idée ! Nous lisons réciproque­ment nos livres au fur et à mesure que nous les écrivons. Mais l’écriture est d’une solitude profonde et un risque que l’on prend avec soi. Je n’ai pas à juger. Interpréter est pardonner. Donner du sens permet à l’autre de continuer.
Vous pensez que Dominique Rolin se vit comme la mère de Sollers ?
— Ce qui m’intéresse, ce sont les facettes du personnage de Dora. Je ne ferai pas la lecture stupide qui consiste à se réfé­rer à Dominique Rolin. "Passion fixe" est une fiction, pas une biographie !
Vous l’aviez évoquée en premier !... Mais puisque nous sommes dans les évocations stupides, comment expliquez-vous que personne ne se soit intéressé de sa­voir qui était le Samouraï, un personnage de vos romans dont vous sembliez très proche.
— Parce qu’en France certains sont plus scandalisés lorsqu’un des leurs épouse une étrangère, intellectuelle de surcroît, que par le mélange des générations ou les unions homosexuelles. Je vous ras­sure : aux États-Unis, en Bulgarie, on s’est demandé qui était "mon" Samouraï [4].
Alors, qui est-il ?
— C’est mon secret.
J’ai trouvé que le samouraï était une déclaration d’amour à votre mari. N’est­-ce pas un peu pervers ?
— La perversité fait partie de la séduc­tion et de l’art amoureux !
Avoir un mari comme Sollers, c’est bien ?
—Il est un mari, un amant, un ami. Il m’a permis de déculpabiliser ma relation avec les hommes et de devenir une ci­toyenne du monde.
Je croyais que la psychanalyse se char­geait, mieux que leur mari, de déculpabiliser les femmes...
— Bien sûr. La psychanalyse, mon père... et Sollers !
L’équilibre familial peut cohabiter avec une vie de couple libéré ?
— Ça n’est pas contradictoire. Au fil du temps, nos mentalités, goûts littéraires, goûts sexuels et d’amitié changent. Il est important de pouvoir assumer cette évolution.
Qu’est-ce qu’un bon couple ?
— C’est l’intensité sexuelle et intellectuelle. Une grande solidarité. On peut appeler cela fidélité, mais ce mot n’a plus le même sens qu’au XIXe.
La ménagère de plus ou moins 50 ans, comme dit Pivot, ne conçoit peut-être pas la fidélité comme Sollers et vous.
— Elle est choquée parce qu’elle a envie de faire pareil. Et ce n’est possible qu’en partageant une grande solidarité. Mais je ne donne pas de modèle.
Vous ne donnez pas de modèle, mais en avez-vous un ? Par exemple, celui de Jean­ Paul Sartre et Simone de Beauvoir ?
— Ils ont montré qu’un homme et une femme pouvaient avoir beaucoup d’estime, de liberté et d’amour entre eux, mais on ne répète pas l’histoire. Je ne suis pas une aristocrate en rupture de ban mais une Byzantine passionnée par la vie de l’esprit. Et mes préoccupations de mère sont vraiment au centre de ma vie.

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Dominique Rolin


Dominique Rolin chez elle, dans le Quartier latin.
Zoom : cliquez l’image.
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— Votre œuvre est comme le long récit intime d’une vie ?
— Chacun de mes livres est un moment de moi-même. Je suis mon propre psychanalyste. L’écriture me libère.

Vous ne trichez pas. "Journal amoureux" est un roman, mais vous assumez le rôle de la narratrice. Par contre, l’écrivain, né à Bor­deaux, qui vous inspire un amour fou et que l’on reconnaît à chaque page, vous refusez de dire son nom.
— C’est notre pacte, cela ne regarde que lui et moi. Dans tous mes livres, il s’ap­pelle Jim. J’ai voulu raconter l’histoire de deux êtres qui écrivent et qui s’ai­ment. Il faut protéger le mystère. Nous vivons dans une marmite sociale dans la­quelle les gens grouillent et se perdent. L’intégrité demande le silence.
La clandestinité entretient l’amour ?
— Oui, c’est une force. Pour vivre heureux, vivons cachés. Plusieurs années nous séparent, mais Jim et moi, on a l’impression d’être nés ensemble. La pa­role peut tuer le mystère d’un amour. C’est à partir du silence que peuvent naître les choses. Marcher à deux, n’im­porte où, main dans la main, sans dire un mot. C’est merveilleux.
Et la jalousie ?
— Je ne veux pas savoir, je ne demande jamais d’explication, je n’ai aucune cu­riosité à satisfaire. Un amour, c’est une prison de liberté totale.
Que pensez-vous de "Passion fixe" de Philippe Sollers, dont l’un des personnages, Dora, vous ressemble ?
— Je ne l’ai pas terminé, je n’en suis qu’à la moitié. C’est un livre si riche, une sorte d’exploration planétaire.
Vous n’allez pas me montrer la dédicace ?
— Il n’y en a pas, il n’y en a jamais eu entre nous. L’écriture suffit. Pour moi, Sollers est un génie, l’un de nos plus grands écrivains. Il m’émerveille par sa culture, son invention.
Lui avez-vous montré votre "Journal amoureux" avant sa publication ?
— Non, il a découvert mon livre comme moi le sien, une fois publié.
N’est-ce pas une stratégie éditoriale, la sortie simultanée de vos deux livres ?
— C’est un pur hasard ! L’écriture est une aventure solitaire, on n’en parle pas. Certains écrivains ont besoin d’être rassurés page après page, ce n’est pas mon cas. Chaque matin, à 6 heures, j’écris, et j’ai déjà commencé mon prochain roman.
Avant cet amour clandestin qui dure depuis plus de quarante ans, vous avez connu l’amour conjugal ?
— Oui, pendant dix ans, avec mon mari, Bernard Milleret, qui était peintre et sculpteur. Je me souviens lorsqu’on arri­vait pour déjeuner chez Lipp, Jacques Audiberti disait : "Tiens, voilà le domp­teur et sa petite ourse." Bernard est mort en six mois d’un cancer. J’ai cru que ma vie allait s’arrêter.
Deux ans plus tard, vous rencontrez Jim ?
— Oui, il m’a sauvé parce qu’il m’a aimée. Une rencontre miraculeuse.
Vous écrivez : "La mort est une faute de goût."
— Pour moi, la mort n’existe pas. Je n’ai pas peur de vieillir, car je n’ai pas de vieillesse. Je ne me laisse pas aller, je raf­fole toujours autant des vêtements, des bagues. La notion de temps ne compte pas pour moi. A bientôt 87 ans, j’aimerais vivre encore quarante siècles avec Jim, à la fois l’éternité et l’éclair du présent.

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Passion fixe

Mais qu’en est-il donc de ce roman qui suscite tant d’interprétations ?

Entretien avec Pierre-André Boutang, Arte, avril 2000.

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LIRE : Sollers et la trame des mutations : Passion fixe

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[1Le premier volume est consacré à « Hanna Arendt », le troisième à « Colette ». Cf. La trilogie du Génie féminin.

[2Le premier article est repris dans Du mariage considéré comme un des beaux-arts.

[3Beaucoup d’interrogations et de supputations hasardeuses sur le prénom « Dora », peu sur le nom « Weiss » (« connais » (de weißen) ou « blanc » en allemand). Pourquoi ce manque de curiosité journalistique ?

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1 Messages

  • nicolas schuller | 17 juin 2020 - 20:28 1

    J’allais mettre en commentaire "Deb ne comprend rien à la musique donc à la métaphysique" (que ceux qui tombent sur ce post retiennent bien cela :, en musique on commence par 1 et pas par 0) pour dire à Philippe que j’aimerais quand même bien qu’elle s’occupe de ma femme si j’arrive un jour à la retrouver et puis voilà que je tombe sur cette phrase de Deb :
    "Or le couple qui assume la liberté de ces deux étrangers peut devenir un véritable champ de bataille. D’où la nécessité d’harmoniser. La fidélité est une sorte d’harmonisation de l’étrangeté."
    On dirait qu’elle parle du processus de l’harmonisation naturelle du cosmos.