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Julia Kristeva, un espoir pour la pensée, une promesse de liberté

Pulsions du temps

D 29 janvier 2014     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Julia Kristeva, un espoir pour la pensée, une promesse de liberté

par Samuel Dock
Psychologue clinicien et écrivain

Publié le 27/01/2014

Difficile d’écrire sur le livre qui aura marqué l’année 2013, sans détacher son attention de son auteur : Julia Kristeva. Lauréate du prix Holberg, lauréate du prix Hannah Arendt, commandeur de l’ordre national du mérite, officier de la légion d’honneur, fondatrice du centre Roland Barthes, etc. Si la pensée prodigieuse qui engendra le concept d’intertextualité fait, depuis longtemps, l’objet d’une reconnaissance unanime et méritée, l’image de la femme se superpose avec une intensité rare aux premiers élans vers ses écrits, aux nécessaires analyses de ses nombreux travaux et de leurs implications. Rien de très incommodant finalement : l’humanité lumineuse, solaire, de cette philosophe ne saurait être séparée de son enseignement valorisant le singulier, l’intime, le sensible, la poésie palpitante du psychisme, les ondulations perpétuelles d’une interprétation transmuée, transvaluée plutôt, en une véritable force vitale.

Son regard, profond, soutenu, accorde une inébranlable confiance à celui sur qui il se pose ; il sait quel trésor son altérité peut réserver. Son sourire, léger et doux, est porteur de toute l’humilité, de toute la modestie d’une personne convaincue que le véritable savoir repose dans l’expérience de la découverte et de la redécouverte, une plongée dans l’inconnu où les limites de l’horizon restent toujours à chercher, à inventer, à aimer, justement parce qu’elles se dérobent et accordent ainsi à l’être humain sa liberté.

On ne s’évade jamais seul dans un ouvrage de Julia Kristeva ; on ne s’égare jamais dans son authenticité ; on chemine patiemment. On advient à ses côtés, un peu plus soi, un peu plus humanisé.

La chaleur de cette plume, qui fait se croiser Colette, Thérèse d’Avila, Jackson Pollock, Louise Bourgeois, Rousseau ou Benoît XVI, ne dispense pas la philosophe et sémiologue d’une immense exigence. Envers elle-même, envers le lecteur...et surtout envers la société. Julia Kristeva fait un constat : "Un déni du langage est en train de s’installer, auquel contribue aussi l’hyper communication numérique avec ses ’éléments de langage’ qui émiettent les esprits jusque dans les plus hautes sphères politiques. Une véritable asymbolie règne, dans laquelle s’engouffrent, d’un côté, la déclinologie et, de l’autre, un communisme sensualiste supposé galvaniser le peuple avec la promesse d’un hédonisme pour tous. Cette vague dans laquelle se complaisent les médias menace la civilisation du livre et du verbe bien-delà de la psychanalyse".

Rarement les problématiques de l’hypermodernité n’auront été décrites avec tant de justesse ; rarement la pierre de touche de notre époque n’aura été excavée, décryptée avec une telle acuité. Le culte de l’éphémère et du simultané, la pluralité des terrorismes contemporains, la perte du sens dilué dans un idéal faussement démocratique d’une jouissance asphyxiante pour chacun, la déréliction d’une autorité parentale remplacée par celle, plus brutale et moins symboligène, de la peur de la mortalité à l’œuvre dans le sujet parlant, l’hyperconnexion, l’hyperinformation, la sacralisation des images consommées au détriment du fond, du dense, du sédimenté, l’accroissement des troubles limites et des conduites, il n’est de promesses déçues qui puissent échapper au regard de Julia Kristeva.

Faut-il que ce dernier soit lumineux ? Faut-il qu’il soit solaire pour éclairer ces zones d’ombres de notre présent, pour embraser ces indicibles glaciaux où se décomposent des signifiants rachitiques, où ne cesse de s’agiter le remugle des mots disparus ? Oui, les leurres fétichiques d’une civilisation finissant par confondre l’identité et l’objet, les illusions d’une société prétendant apporter des "solutions concrètes", des "réponses" à un humain angoissé qui fait du doute un handicap et n’est plus capable de s’interroger, qui n’admet plus son propre manque à être, plus aucun manque du tout, toutes ces esquives de l’intellect et de l’émotion, ces dispenses à la merveilleuse croisade vers soi, Julia Kristeva s’en empare.

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On prend alors conscience de la vacuité des thérapies cognitivo-comportementales, du misérabilisme du coaching, même des dangers potentiels que peuvent représenter les neurosciences, de tout ce qui est susceptible de figurer une tentative d’"économie de la vie psychique". Justement, comme le rappelle Julia Kristeva : "La théorie de l’inconscient conduit et approfondit cette refonte dans l’intimité de chacun. Sans baisser la garde contre les ’illusions’ qui consolent mais peuvent inhiber ou pervertir les désirs et la pensée’.

Si nombre de psychanalystes voient justement dans la théorie de l’inconscient (qui ignore le principe de réalité et de toute temporalité) une raison suffisante pour ne pas se risquer à réfléchir le monde, à utiliser l’exégèse ou même l’observation clinicienne comme des moyens d’appréhension du réel, ce n’est certainement pas le cas de Julia Kristeva qui rompt magistralement avec cet autisme accablant. La politique, l’économie, l’Europe, la Chine, le féminisme ou la religion -c’est sur ce dernier point, qu’elle excelle particulièrement-, Julia Kristeva n’ouvre pas qu’une fenêtre sur l’individu, sur les petites blessures de sa vie intérieure ou les grandes affections de sa santé mentale, mais sur l’univers entier qui l’enceint, sur l’art qui le fait exister, sur les livres qu’il lit, les danses qui le font se mouvoir, sur chacun des phénomènes sociaux qui croise sa propre singularité. ’En se faisant le gardien et le rebâtisseur de l’espace psychique souvent menacé et souvent en panne, le psy ne fait pas que remplacer un devoir de mémoire envers la culture européenne. Il est au cœur des malaises actuels’, écrit-elle. Le psy n’est plus confortablement assis, silencieux et distancié, dans le huis-clos brumeux du cabinet, hors du temps. Il est debout. Dehors. Vigile et passionné. Présent. Il interpelle l’humanité, il l’invite à s’interroger, à se redéfinir, à retrouver sa voix propre parmi de nouveaux langages.

Les guerres claniques et fratricides de la psychanalyse, ce pharisaïsme confondant morale et éthique, les atermoiements théoriques remâchant inlassablement les mêmes préceptes n’ont pas leur place dans les lignes de Julia Kristeva. L’influence du monde extérieur sur l’analyste est plus que reconnue : elle est traitée. Julia Kristeva affirme d’ailleurs qu’"Il nous manque une anthropologie de la psychologie nationale et, plus largement, une anthropologie religieuse. Si elle existait, elle pourrait préparer, par-delà la reconstruction économique indispensable, l’avènement d’une civilisation recomposée". Son ouverture sur l’ensemble des sciences humaines et sociales, sur l’art, sur la littérature et sur toute production humaine fait d’elle plus qu’un exemple d’honnêteté intellectuelle : un espoir pour le devenir psychanalytique et, irais-je jusqu’à dire, pour la pensée humaine dans sa plus large acception.

Espoir d’une réinvention perpétuelle, non seulement de l’héritage freudien mais de tout le champ psychanalytique. Espoir d’une plus grande lucidité quant aux crises, aux bouleversements qui marquent nos sociétés et qui témoignent d’une mutation civilisationnelle qu’il est indispensable de considérer, d’appréhender pour ne pas finir par en devenir victime. Un espoir impératif de donner naissance à un nouvel humanisme centré sur le sujet, le seul capable d’endiguer la menace que représentent l’extrême droite, l’islamophobie, l’antisémitisme, le racisme, toutes ces violences qui apparaissent comme autant de manifestations de ce déni du langage hypermoderne, cette hémorragie du sens où ne saigne plus que notre idéal, drainant jusqu’à notre "besoin de croire", jusqu’à notre propre nature. De cette actuelle et déstabilisante hybridation du narcissisme et du nihilisme ne naît que le vide ou la haine. D’où l’émergence d’une certaine forme de pessimisme sous la plume de Julia Kristeva, qui n’épargne ni l’angoisse, ni le chaos qui menace l’individu, le Verbe, l’Europe, la définition même de l’Humanité telle que nous la concevons. Mais un "pessimisme énergique". Vivant et lucide. Un pessimisme beau où s’origine bien plus qu’une leçon de vie : un mode d’existence ouvert, une spiritualité. "Vous dites ’spiritualité’ ? Je réponds : ’Je me voyage’."

Ces réflexions sur la refonte d’un nouvel humanisme sont au cœur de "Pulsions du temps". Nous suivons avec Julia Kristeva le parcours effectué par sa génération autour de la phénoménologie, en passant par le marxisme, le freudisme, la linguistique, le structuralisme et la psychanalyse pour aboutir à cette remise en question de la nature même de l’être humain. Comme elle l’écrivait récemment dans "La Revue des deux Mondes" : "J’entends par ’humanisme’ un travail infini, exorbitant et de longue haleine, de ’transvaluation des valeurs’, dans le sens que Nietzsche donnait à ces mots. Il s’agit en effet de prendre au sérieux la crise qui secoue le monde et qui, loin d’être seulement économique, politique et sociale, est une crise existentielle qui nous confronte à l’inconnue majeure : qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une femme ?". Comment en douter encore ? La crise n’est pas qu’économique ; elle est aussi "une crise des identités sexuelles, ethniques, raciales, nationales, religieuses, familiales...". Une crise spirituelle majeure. Les prodromes d’un autre être au monde.

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Julia Kristeva, 2013

Les pulsions du temps, ce sont celles de Julia Kristeva ; ce sont les nôtres, celles de notre époque, les inévitables circonvolutions de l’esprit de notre espèce, les frémissements de son devenir. La psychanalyse n’est alors pas une solution miracle, une réponse dogmatique à avaler sans effort, un mirage hédoniste supplémentaire mais bien un instrument d’observation précieux, un pont entre l’Homme et la civilisation, un contact épidermique entre le sens et son mystère, un des derniers bastions du rêve, une perpétuelle interprétation dont Julia Kristeva sait si bien faire un pardon. "Le but de la cure ne sera pas de vous rendre conforme aux normes sociales ni de vous combler de plaisirs absolus, mais de vous faire faire découvrir que vous êtes singulier, et ainsi seulement capable d’innover dans votre pensée et vos liens, de créer : c’est le troisième "universel" (avec la pulsion et le langage) sur lequel est fondée l’analyse". Mais c’est une psychanalyse vivante, trépidante, mouvante et attentive. Une psychanalyse véritablement appliquée. Une promesse de liberté singulière, de créativité, d’imagination, de surprises, une promesse magnifique avant le futur de l’humanité.

Merci Julia Kristeva, pour le regard et pour le sourire, pour cet éclat érodant l’ombre, pour cette pensée dissipant l’angoisse, pour cet affect d’existence.

Merci pour cette promesse que les temps à venir seront nôtres. Pour ce voyage, par-delà l’angoisse et le chaos.

Merci, infiniment.

PULSIONS DU TEMPS

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Julia Kristeva, Pulsions du temps
Fayard, 27/03/2013, 780 pages.
Le livre sur amazon.fr

« Où est le temps, existe-t-il encore ?

Je vous propose d’ouvrir la question du TEMPS.

Jamais le temps n’a été aussi compact, uniformisé, fermé comme il l’est désormais à la surface globalisée de l’hyperconnexion. Mais jamais non plus il n’a été aussi ouvert et multiple : incessant battement d’avènements, amorces, émergences, éclosions perpétuelles.

Je retrouve ici des expériences singulières : dans l’érotisme maternel et dans celui de la foi religieuse, j’ose parier sur la culture européenne et sur l’humanisme à refonder, je découvre un destin de la psychanalyse en terre d’Islam et en Chine.

Je n’ai pas de réponses toutes faites et n’en donne pas une fois pour toutes. Je déplie des vérités hic et nunc telles que je les vis et les pense.

Je vous présente mes compagnons de route : Antigone et Philippe Sollers, Jean-Jacques Rousseau et Jacques Lacan, Jackson Pollock et Emile Benveniste ; Simone de Beauvoir et Thérèse d’Avila.

Un livre sur la Vérité découverte par le Temps ? Plutôt une expérience du temps scandée par des événements, des étonnements, rebonds de surprises et de renaissances. »

J.K.

Le livre sur amazon.fr


Julia KRISTEVA - Pulsions du temps (31 min)
Mairie du 6e, Paris, 7 décembre 2013, Salon AFFDU des livres de femmes


Entretien dans L’Humanité Dimanche

L’Humanité Dimanche du 25 avril au 1 mai 2013

Humanité Dimanche. Votre dernier livre, « Pulsions du temps », est organisé comme un almanach marquant les grands moments de votre biographie intellectuelle. Est-ce déjà l’heure des bilans ?

Julia Kristeva.La plupart des textes qui composent ce livre ont été écrits ces cinq dernières années, publiés dans des revues ou prononcés en conférences.Serait-ce la pratique de la psychanalyse, celle de l’écriture, ou bien ce que j’appelle dans ce livre un « érotisme maternel », je ne suis pas encore à l’heure du bilan. Mais le temps est mon personnage principal. Pourquoi ? Jamais le temps n’a été aussi fermé, sans alternative et sans projet, comme il est aujourd’hui,en ce monde d’austérité et de mensonge. Et jamais il n’a été aussi disponible : ouvert à l’infini de la mémoire humaine par un clicks ur la toile, photographié de la naissance à la mort des étoiles par des télescopes géants. A moins que le temps n’existe pas, comme l’avance l’astrophysique actuelle. Pourtant, il suffit qu’un événement rencontre notre expérience intérieure,et qu’une initiative singulière surgisse, pour que le renouvellement advienne. Ces maintenants où l’anamnèse rejoint l’actualité nous placent dans les pulsations du temps, ils incarnent la pulsion du temps. Le livre s’ouvre par un récit où je raconte comment je suis devenue une lettre.LaNouvelle revue françaisea invité des écrivains dont le français est une langue d’adoption à réfléchir sur un mot français ou de leur langue maternelle. J’ai choisi le mot « Alphabet », « Azbouka » en bulgare,et le souvenir des fêtes de l’alphabet slave où, enfant, je manifestais en arborant une lettre, je devenais cette lettre, me perdais dans la liesse, et me retrouvais cependant dans la discipline de l’écriture qui guérit de tout, y compris du communisme. Cette invitation éditoriale et mon texte ne pouvaient prendre tout leur sens qu’à l’heure de la globalisation, en 2012. Mais le souvenir d’enfance m’a renvoy au rôle de l’étranger aujourd’hui, à l’écriture comme traduction, au citoyen européen comme sujet multilingue pour lequel l’identité n’est pas un culte mais une question.Ni fin de l’histoire apocalyptique, ni almanach nostalgique. Mes pulsions du temps habitent tous les thèmes du recueil : femmes, psychanalyse, religions, humanisme, France/Europe/Chine. Et traversent quelques singulières libertés parmi mes hommes et femmes préférés : Freud et Rousseau, Beauvoir et Thérèse d’Avila, Jackson Pollock et Emile Benveniste, Jacques Lacan et Philippe Sollers, Antigone et Louise Bourgeois ou Colette.

HD. Vous êtes, comme vous venez de le rappeler, de naissance et de première culture bulgare. Et c’est à travers la littérature que vous avez découvert la France. Littérature que vous associez à notre « identité nationale ». On est loin de la définition politique de la nation, telle que léguée par la Révolution. Comment articulez-vous cette définition politique de la nation et votre conception de l’identité nationale ?

Julia Kristeva.Le Conseil Economique, social et environnemental m’a confié en 2008 la rédaction d’un Avis sur le « message culturel de la France et la vocation interculturelle de la francophonie ». Ma compréhension de l’identité française m’a été transmise par le mouvement des Lumières qui ne se réduit pas à la Révolution. L’universalisme abstrait avec le nationalisme jacobin tendent à la faire oublier, mais comment ne pas reconnaître que la philosophie des Lumières s’enracine dans une érotique de la littérature, la pensée se faisant chair dans la langue française ! Dans sa polyphonie, dans sa « diversité » : « Diversité, c’est ma devise », écrit... La Fontaine, que je cite dans mon intervention devant les dirigeants des pays « réformistes progressistes » (Clinton, Blair, Jospin...)La refondation de l’humanisme qui nous manque aujourd’hui, ne sera qu’une réévaluation permanente de cette diversité, et elle nécessite des langages capables d’échapper à la banalisation pour tous... Les enquêtes que j’ai dû mener ensuite aux Etats-Unis, en Chine, en Israël, en Tchéquie devaient donc confirmer cette vision de l’« identité nationale » culminant dans l’esprit des Lumières.

En effet, la culture littéraire est en France un lieu privilégié de la pensée, domaine relevant en général de la philosophie et de la théologie. Les débats sur la langue et le foisonnement des expériences littéraires sont devenus aussi un laboratoire de cette « exception française » qu’est la laïcité. Cet alliage, qui fait de la langue et de la littérature un équivalent du sacré en France est unique au monde. La philosophie française -de Diderot, Rousseau, Voltaire, et je n’oublie pas les femmes épistolières et philosophes, de Mme de Sévigné à Mme du Châtelet et à Mme du Deffand, - s’écrit dans des textes littéraires. Aujourd’hui encore, la « french theory », ce corpus de recherches théoriques au croisement de la philosophie, la psychanalyse et les sciences humaines, et auquel on associe mon nom, puise aussi dans cette tradition-là : l’identité de pensée, pour être immédiatement politique et éthique (Barthes, Deleuze, Derrida, Foucault...), se cherche dans un style où le concept côtoie la narration, l’imaginaire, la littérature.

Dans cet esprit, mes enquêtes m’ont appris que le désir pour la langue française persiste, malgré le déclin bien connu de l’influence française,comme un désirde notre manière d’être au monde : expérience subjective, goût, modèle social et politique,etc.Le sens critique, cette « impudence d’énoncer » que Hegel saluait dans leNeveu de Rameaucomme un trait distinctif de la « culture » en général et de la culture française en particulier, le droit de mettre en question les conventions tout autant que la mode « tendance » ou « politically correct », de gauche ou de droite, séduit les classes aisées dans les pays émergents. Savez-vous qu’en Chine par exemple, si les enfants de ces nouvelles couches sociales vont dans des écoles où l’on parle l’anglais, ils vont dans des maternelles où l’on apprend le français.

Plus encore, l’audace qui conduit à aborder le continent religieux lui-même avec des interprétations d’inspiration psychanalytique, éveille aussi leur intérêt. L’Ecole Polytechnique de Shanghai envisage la création d’un Institution des cultures et des spiritualités européennes et chinoises, s’inspirant de nos travaux. « Pour que nos étudiants ne deviennent pas des kamikazes, lorsqu’ils rencontrent des conflits personnels et sociaux, dit le Président de cette Polytechnique,il ne suffit pas de calculer, il faut problématiser, et c’est seulement chez vous qu’ils peuvent apprendre cet art de vivre. »

HD. Pour rester sur le terrain politique, comment la sémioticienne que vous êtes, analyse l’apparition assez récente de l’expression « éléments de langage » pour désigner les « argumentaires », base de la communication publique ?

Julia Kristeva.Ce qui menace dans les symboles du langage - écrivait Roland Barthes, un autre acteur de ces « pulsions du temps ».Ce n’est pas l’« unicité du sens », mais sapluralitéqui appelleune infinie capacité d’interprétation, et grâce à laquelle la vie psychique vit, revit, se révolte contre les dogmes, refonde les liens.Contre le « sens unique », nous avons demandé, en mai 68, l’« imagination au pouvoir ». Aujourd’hui, c’est une véritable « asymbolie » qui s’affirme et, sous l’apparence d’une croyance à l’image, c’est l’espace de la « conscience de la parole » qui est en train de se fermer.Fermer cet espace revient à condamner la personne et le lien social à une virtualité in-signifiante, que débouche sur deux abîmes : le nihilisme désabusé d’un côté,le transcendantalisme intégriste de l’autre. Ce qui gêne le communicant utilitaire dans le virtuel hyperconnecté, ce n’est pas de trouver une « info », il en est friand et addict, il copie et colle et restitue au « cloud » de formules « choc » et indiscutables... Ils lui manquent cependant le temps et l’espace intérieur, l’agilité psychique de penser du point de vue de l’autre et dans une culture intégrée faite de mémoires, de singularités, de mondes. L’extension du marché à tous les domaines de la vie, la réduction, l’étranglement des réseaux familiaux, mais aussi l’hyperconnexion et la simplification des communications ont tendance à réduire n’importe quel discours à l’univocité, le message devient unidimensionnel. On communique par pauvreté de langage. Et les « éléments de langage » donnent un certain nombre de codes utilitaires supposés faire impression, calmer les angoisses, faire diversion mais ne donner ni solution ni espoir. Car les solutions sont nécessairement plurielles, l’espoir n’est concevable qu’à long terme et tout cela est risqué. La politique devenue management ne se risque pas à la pluralité du sens, qui pourrait susciter des initiatives pour échapper au contrôle.

HD. Mais avant de nous voir, ici chez vous, nous avons échangé plusieurs courriers électroniques, si j’étais arrivé en retard, je vous aurai prévenue parsms...

Julia Kristeva.Je ne diabolise pas l’hyperconnection, fabuleux outil d’information, rapidité, réactivité. Je dis seulement qu’elle n’est pas le miracle qui accouche du supposé nouveau citoyen surinformé, ultra-actif et surdoué de solidarité. Je souligne les risques d’asymbolieque comporte l’humanité unidimensionnelle, qui bricole même des croyances en survolant le supermarché des spiritualités, sans les intégrer et encore moins les interroger. J’attire l’attention sur l’aplatissement de l’expérience intérieure,l’amenuisement de la polysémie du monde contemporain, de cette polyphonie qui fait de chacun et chacune d’entre nous non pas un univers mais un « multivers ». Ce multivers s’était construit dans le cadre du triangle familial et de la tiercéité propre aux sociétés pyramidales, avec leur principe hiérarchique et d’autorité, qui sont exposés aujourd’hui la poussée des démocraties « normalisées ». Le triangle et lacom’ unidimensionnelles sont-il conciliable ? Un profond changement anthropologique est en cours, dans lequel le « for intérieur » a de moins en moins de chances de se construire et de s’exprimer. Or, quand il ne peut pas s’exprimer, il tombe malade, il passe à l’acte, il devient violent ou, plus banalement, se robotise. La cure analytique, certaines formes d’art, l’écriture sont des lieux où les « multivers » peuvent encore se construire. Et aussi la réévaluation de la tradition religieuse, du besoin de croire et du désir de savoir, qui séduisent et reviennent par intermittence, quand ils ne se crispent pas en revanches intégristes. C’est d’ailleurs au continent religieux, plus qu’au discours politique, que s’adressent ces pulsions du temps, par delà le « fil coupé de la tradition » que nous lèguent les Lumières françaises.

HD. L’origine du langage, écrivez-vous, se situe « au moment exquis où un mammifère bipède a su témoigner de son sommeil et de ses rêves ». Qu’est-ce à dire ?

Julia Kristeva.Vous citez un texte que j’ai écrit pour une exposition de mon amie commissaire d’art moderne Marie Shekau Passage de Retz à Paris en 2008 et qui s’intitulait : « Promenades insomniaques, Dormir et rêver l’art contemporain ». Entre la veille et le sommeil, dans les états oniriques et dans l’insomnie,une excitation plaisante ou angoissante nous submerge, sans sens, insensée, qui cherche à se dire.Nous n’y parvenons en fait qu’en acceptant de perdre - pour l’exprimer - l’intensité de l’excitation. Ce moment précis, celui de la perte et de son acceptation, le moment de la déception, du renoncement au trop-plein de la passion, est une sorte de deuil indispensable. Un vide transitoire est nécessaire pour quela passion accède à sa « psychisation », à la possibilité de la représentation psychique et progressivement au langage et la pensée. Parvenir à cette représentation psychique, à prendre de la distance par rapport au tourbillon de la passion, c’est la condition sine qua non du sens. La psychanalyse mise à part,qui s’y attarde ?La « tendance » est à une « idéologie dominante » qui exalte la satisfaction et l’action, tandis que les étatsde frustration, de vide et de limites qui constituent l’être parlant sont dévalorisés, déniés... Ou laissés à la psychanalyse, à l’art moderne, à Marie Shek, à mes pulsions du temps...

HD. Vous intervenez assez régulièrement dans le débat politique. Non pas dans le débat politicien mais sur le fond. Sur ce fond-là, comment analysez ce qui se passe autour de l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe ?

Julia Kristeva.Le climat qui s’est créé autour de l’ouverture du mariage aux homosexuels n’est pas propice à une prise de parole sereine et au dialogue. Je pense que le débat n’a pas été mené suffisamment en amont. Il aurait fallu des années peut-être de réflexion dans les écoles, dans les médias, dans les associations de parents, etc. Cela dit et quoi qu’il en soit, cette loi est sur le point d’être votée. Il reste donc un gros travail à venir pour ressouder le corps social, ce que l’on espère d’un gouvernement socialiste, et surtout pour penser la mutation anthropologique dont l’ouverture du mariage est une des pièces. Deux pistes de réflexion. Si l’on en croit les sondages, la majorité des Français est favorable aux mariages gay, ce qui veut dire que l’on a désormais bien compris et intégré que l’homosexualité ne ressortit ni de la criminalité ni de la perversion. Mais plus encore, cela signifie que si nous ne sommes pas « tous homosexuels »,au sens du passage à l’acte homosexuel,chacun de nous reconnait son propre homo-érotisme. Plus profondément que le principe d’égalité ou la compassion pour les discriminés, le citoyen du XXIe siècle connaît son homo-érotisme et vote pour. En revanche, reste la grande question de la filiation et de la parentalité. Être père et mère,ce ne sont pas seulement des fonctions ou des principes, mais des expériences psychosexuelles. Il manque une vaste réflexion, personnelle et sociale,sur le sens et les métamorphoses de la parentalité.

Comment je me situe dans la différence sexuelle et par rapport à ces deux expériences psychosexuelles très complexes que sont la paternité et la maternité ? Dans une famille recomposée par exemple, les substitutions-délégations-incarnations de la paternité et de la maternité deviennent multiples. La nouvelle humanité que nous sommes en train de créer sera peut-être meilleure que la précédente. Peut-être pas. Essayons d’analyser sérieusement et dans la durée les avantages et les inconvénients des métamorphoses en cours. Et, dans la période de transition qui s’ouvre, d’envisager des étayages pour permettre aux enfants une vie optimale, créative et innovante. La dramatisation française de cette situation n’est pas forcément une impasse : et si nos angoisses exprimées étaient en avance sur la tolérance de certaines autres nations qui s’adaptent plus facilement ?Je parie sur l’apport des sciences humaines, de la psychanalyse, de la psychologie, de l’anthropologie, de la sociologie pour ouvrir ces questions.Ne les laissons pas aux politiques qui « gèrent la situation » mais ne se soucient pas vraiment du sens qu’entraînent les lois. On croit savoir ce que sont une mère et un père juif, les catholiques ont Marie et le Pape,les musulmans suivent leur Coran... La sécularisation est la seule civilisation qui ne sait pas, ne veut pas savoir, ce qu’est une mère, ce qu’est un père. Et l’enfant ? Un antidépresseur de papa et de maman, à bricoler avec l’aide du pharmacien, du pédiatre, du pédopsychiatre, de l’école, de la police, du « pôle emploi »... En attente d’une morale laïque à la hauteur du mariage pour tous, la transvaluation des religions n’a pas encore commencé...

Entretien réalisé par Jérôme-Alexandre Nielsberg

Humanité Dimanche du 1 mai 2013

Le site de Julia Kristeva

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1 Messages

  • V. Kirtov | 10 février 2016 - 14:08 1

    Extrait de Pulsions du temps, de Julia Kristeva. Paru aux éditions Fayard en 2013

    «  (…) Au nom de la « diversité », certains veulent imposer des mentalités et des rites archaïques qui bafouent des libertés individuelles et sociales, conquises au prix de douloureux combats historiques. Ce n’est pas un hasard si les femmes sont souvent les premières victimes de ces régressions : Freud écrivait déjà que, depuis la Préhistoire, dans les religions et, encore aujourd’hui, plus ou moins inconsciemment, « la femme dans son entier est taboue ». On prétend donc « respecter la diversité » en autorisant les excisions des Africaines, les tchadors et les burqas des musulmanes. Pourquoi ne pas revenir aux « pieds bandés » des Chinoises ? Mieux qu’une « diversité culturelle », c’est une interculturalité qu’il convient de promouvoir. Elle tiendrait compte des traditions culturelles, y compris des croyances religieuses. Sans oublier pour autant cette composante capitale de l’expérience humaine qu’on appelle l’histoire. Ayant conduit les humains à penser que l’universel et la liberté sont accessibles à toute l’humanité, l’histoire nous donne aussi l’audace de les transformer en réalités. (…)  »

    Crédit : Laurent Marchand, Ouest France, 6 février 2016