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Petite Poucette, la génération mutante par Michel Serres

dans l’Eglise et l’Ecole

D 13 février 2013     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Un pape fatigué s’en va,
des professeurs des écoles fatigués ne savent plus à quel rythme scolaire se vouer...,
tandis qu’un petit livre de Michel Serres nous présente la génération de « Poucette », ainsi nommée pour sa dextérité à envoyer des SMS avec le pouce. Derrière le propos badin, c’est bien de l’archétype d’un "nouvel humain" encore en devenir, qu’il s’agit.
Après la démission de Benoît XVI, déjà les supputations, quel nouveau pape pour porter le verbe des sursauts essentiels ? [1]. Du côté de l’Ecole montent aussi les questions : quelles valeurs, quel savoir à transmettre et comment ? Avec une même cible des deux côtés, la jeunesse, celle qui va bâtir le monde de demain, même si la préoccupation franco-française n’a pas la dimension mondiale de l’évènement Benoît XVI.

14/02/2013 : corrections et mise au net finale.

Le chambardement des valeurs

Face au grand chambardement des valeurs, des savoirs et de l’économie, comment ne pas se sentir comme ballotés dans une mer déchaînée sans terre à l’horizon ? Pour affronter pareil déferlement, il faut la vigueur d’un barreur comme François Gabart le vainqueur du dernier Vendée Globe, la vigueur qui permet de se dépasser fasse à l’adversité, la compétence d’un navigateur averti pour barrer au mieux, la compétence d’un technicien imaginatif - il est aussi ingénieur - pour réparer les avaries en cours de chemin avec les seuls moyens du bord, la bonne étoile aussi, guidée par la foi, la prière et l’Esprit-Saint pour le croyant, par le hasard pour le non croyant.

Benoît XVI, au-delà de la fatigue physique, évoque également à sa façon, avec une image marine, la tempête dans le monde d’aujourd’hui qui agite la barque de Saint Pierre (un autre marin, pêcheur celui-là) :

« ... dans le monde d’aujourd’hui, sujet à de rapides changements et agité par des questions de grande importance pour la vie de la foi, pour gouverner la barque de Saint-Pierre et annoncer l’Evangile, la vigueur du corps et de l’esprit est aussi nécessaire, vigueur qui, ces derniers mois, s’est amoindrie en moi d’une telle manière que je dois reconnaître mon incapacité à bien administrer le ministère qui m’a été confié.

« il était très pessimiste, très sombre sur l’avenir de l’Eglise. » commente Philippe Sollers, interviewé pour Le Nouvel Observateur

Vous avez des pronostics ?

Ph. S. : C’est le Saint-Esprit qui décide ! Mais je verrais bien un Africain. Ça serait un coup de génie. Un Chinois c’est encore trop tôt, et je n’ose pas vous dire que ça devrait être une femme. Donc, si je votais, je voterais pour un Africain. Ce serait un bon choix géopolitique. A moins que le Saint-Esprit ne fasse plus de géopolitique...

Pour ce qui est de l’enseignement, et de la réflexion sur l’état de mer nous ferons appel à Michel Serres qui, avant de devenir philosophe et historien des sciences, a fait l’Ecole navale... J’aime la jeunesse d’esprit dans son œil vif, sa compréhension des sciences et techniques, ses incandescences, sa capacité a frotter deux mots,
deux faits, deux pierres et en faire jaillir des étincelles (ainsi dans son livre Statues [2], un magicien du verbe qui vous raconte ses histoires comme un conte merveilleux (ce que sait aussi faire un Jean-Claude Ameisen, dans « Sur les épaules de Darwin » [3]). J’aime la façon dont le JDD le présentait à l’occasion d’une interview par Laurent Valdiguié, le 30 décembre 2012 :

Michel Serres est une vigie plantée en haut du mât de notre époque. Du haut de son gréement, de ses 82 ans, de sa culture encyclopédique, de son temps partagé entre les cultures française et américaine qu’il enseigne, ce philosophe académicien nous décrit les changements qu’il observe sur l’équipage humanité que nous sommes. En curieux de tout qu’il est, il guette avec impatience et gourmandise les évolutions qui nous arrivent, comme un des matelots de Colomb aurait scruté l’horizon dans l’espoir de nouvelles terres. Son constat sur notre époque est simple : le monde, depuis cinquante ans, traverse une révolution comme l’humanité n’en a connu jusque-là que deux d’une telle ampleur. Avec un constat pareil, un autre que lui serait grognon et inquiet. Serres est un optimiste impénitent. L’avenir du nouveau monde appartient à Petite Poucette [celle qui pianote sur son mobile avec ses pouces, plus vite que son ombre]. Et cette Petite Poucette-là, qui est sur le point de "prendre les commandes", n’a pas fini de nous surprendre...

Pour se rapprocher de Poucette, Benoît XVI s’était converti au tweet et avait émis son premier gazouillis le 12/12/12 (Etait-ce en référence aux douze apôtres, les douze messagers du Christ ?)

« Chers amis, c’est avec joie que je m’unis à vous par twitter. Merci
pour votre réponse généreuse. Je vous bénis de tout cœur. »

y écrivait-il.

Qu’est devenue cette initiative, juste deux mois après. Nous sommes allés consulter sa page @pontifex ramifiée aujourd’hui en 9 langues :

anglais (@Pontifex_en) : 1.546.000 abonnés
latin : 19.000 abonnés
allemand : 55.000 abonnés
espagnol : 657.000 abonnés
portugais : 82.000 abonnés
polonais : 33.000 abonnés
italien : 319.000 abonnés
français (@Pontifex_fr) : 67.000 abonnés
arabe : 21.000 abonnés

Et c’est en juin 2011 qu’il avait eu la révélation de l’iPad, un cadeau à l’occasion du lancement du nouveau site web du Vatican, qui coïncidait avec le 60è anniversaire de l’ordination de l’ex-cardinal Ratzinger, moment gravé pour la postérité dans la vidéo de l’agence de communication locale Rome Reports.

Sur l’iPad, on lui apprit à poser ses doigts, mais l’on devinait que ce monde lui était étranger, qu’il l’adoptait par convenance, le seul clavier qu’il pratiquât, c’était celui du piano, ce qui n’est pas le moindre des talents d’un honnête homme. Et en bonne compagnie, celle de Mozart.

il a fait monter un piano dans son appartement au Vatican. Il existe des vidéos où on le voit jouer, et il joue du Mozart de façon très correcte. Ça me touche beaucoup. Un pape qui joue du Mozart peut-il être entièrement mauvais ?

Ph. Sollers
Le Nouvel Observateur, 11/02/2013

Mais outre la jeune génération mutante de Poucette, Benoît XVI, guide spirituel, pasteur, chef d’état et dirigeant de multinationale ne manquait pas de défis à relever pour insérer l’Eglise, à sa juste place, dans les autres mutations de la société. A commencer par la place des femmes toujours reléguées au rang de servantes au sein de l’Eglise, les nouveaux enjeux bioéthiques touchant la naissance et la mort, les grands mouvements tectoniques de la géopolitique, les crises internes...

*

Des voies nouvelles

titre l’Osservatore Romano du 13 février :

La compréhension de l’Eglise de Benoît XVI la meilleure et la plus transparente, a lieu au moment où la plupart des personnes sont le plus étonnées et déconcertées : alors que le Pape a décidé de quitter le pontificat et de se retirer pour prier. Sa décision libre et pondérée - comme c’est le cas pour toutes celles qui ouvrent de nouvelles voies dans l’histoire -, objet d’attention et de commentaires passionnés et divers dans le monde entier, scelle la cohérence entre doctrine et pratique chrétienne de l’actuel Souverain Pontife.

L’Eglise de Benoît XVI est une Eglise de la foi chrétienne. Pas une foi générique, ni abstraite ou idéologique, mais en une personne concrète et historique, Jésus de Nazareth, que l’on décide de suivre librement. Il reste la synthèse parfaite de l’amour de Dieu pour l’homme que les croyants doivent traduire dans l’amour réel, concret pour leur prochain. C’est cette orientation qui explique Joseph Ratzinger dans sa continuité de pensée et d’action : en tant que théologien, évêque, cardinal et Pape.

Cela a été une surprise lors de son élection lorsque, s’inspirant du père du monachisme en occident, il choisit le nom de Benoît pour relancer l’actualité de sa règle de vie centrée sur le principe que rien ne doit être placé avant le Christ. En tant que Pape, Joseph Ratzinger a toujours diffusé et encouragé cette règle comme référence primordiale pour chaque chrétien, à chaque niveau de responsabilité. Immédiatement après son élection, c’est à la lumière de cette norme qu’il s’était défini comme un humble ouvrier dans la vigne du Seigneur.

Benoît XVI a surpris encore une fois, avec sa première encyclique consacrée à l’amour de Dieu, qui est considéré avec l’amour pour le prochain comme le signe distinctif de ceux qui croient à l’Evangile..

Il y a eu de nombreuses autres surprises dans la manière d’agir à contre-courant de ce Pape, jusqu’à la dernière : sortir de scène avec une dignité et un naturel déconcertants, conscient que la barque de Pierre est guidée avant tout par l’Esprit de Dieu. De maître de la, foi il est ainsi passé à témoin de la crédibilité des promesses de Dieu, à qui il vaut la peine de consacrer sa vie tout entière.

L’héritage de Benoît XVI est grand dès à présent. Mais une fois décanté dans le temps, il apparaîtra encore plus précieux et mieux compris qu’il ne l’a été jusqu’à maintenant. Chercher à l’expliquer en le jetant au milieu d’obscures manœuvres dont il faut se défendre, signifierait faire du tort à la transparence intellectuelle du Pape. De même que ceux qui pensent à sa démission comme à une fuite devant les responsabilités ne saisissent pas la valeur élevée de son geste.

Il a affronté et surmonté les moments difficiles de l’Eglise, qui n’ont pas non plus manqué au cours de ces huit années de pontificat, en s’en remettant complètement à Dieu et en amorçant la résolution de questions de longue date reçues en héritage.

La démission de Benoît XVI a lieu en l’Année de la foi et à l’occasion du cinquantième anniversaire du début du Concile Vatican II. Il ne s’agit pas d’une coïncidence casuelle, mais d’un signe des temps, que le Pape a lu pour le bien de l’Eglise. Joseph Ratzinger, en tant que jeune théologien a beaucoup apporté à la réussite du Concile, en contribuant à élaborer des textes importants de cette assemblée historique. Ensuite, il s’est prodigué de toutes les façons possibles pour résoudre les conflits nés autour de l’interprétation de l’évènement conciliaire, en explorant en tant que Pape la voie de la réforme de l’Eglise. Le concile n’a pas cherché à changer la foi chrétienne, mais à la repenser dans un langage mis à jour et compréhensible dans le monde d’aujourd’hui. Le Pape Benoît l’a fait avec tolérance, simplicité et cohérence, en ayant même recours aux techniques de communication les plus innovatrices pour annoncer Jésus Christ à tous - que l’on pense au Parvis des gentils - et en particulier aux nouvelles générations. Il a eu à cœur l’avenir de la foi chrétienne sur la terre et c’est pourquoi il a cru nécessaire d’accomplir un pas qui changera beaucoup de choses.

C.D.C.

Crédit : L’Osservatore Romano


Petite Poucette, la génération mutante [4]

Michel Serres,
Petite Poucette,
Editions Le Pommier, 2012.

GIF


Avant d’enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit,
au moins faut-il le connaître.
Qui se présente, aujourd’hui, à l’école, au collège, au lycée, à l’université ?

I
Nouveautés

Ce nouvel écolier, cette jeune étudiante n’a jamais vu veau, vache, cochon ni couvée. En 1900, la majorité des humains, sur la planète, travaillait au labour et à la pâture ; en 2011 et comme les pays analogues, la France ne compte plus que un pour cent de paysans. Sans doute faut-il voir là une des plus fortes ruptures de l’histoire depuis le néolithique. Jadis référée aux pratiques géorgiques, nos cultures, soudain, changèrent. Reste que, sur la planète, nous mangeons encore de la terre.
Celle ou celui que je vous présente ne vit plus en compagnie des animaux, n’habite plus la même terre, n’a plus le même rapport au monde. Elle ou il n’admire qu’une nature arcadienne, celle du loisir ou du tourisme.

Il habite la ville. Ses prédécesseurs immédiats, pour plus de la moitié, hantaient les champs. Mais, devenu sensible à l’environnement, il polluera moins , prudent et respectueux, que nous autres, adultes inconscients et narcisses.

Il n’a plus la même vie physique, ni le même monde en nombre, la démographie ayant soudain, pendant la durée d’une seule vie humaine, bondi de deux vers sept milliards d’humains ; il habite un monde plein.

Ici, son espérance de vie va vers quatre-vingts ans.

Le jour de leur mariage, ses arrière-grands-parents s’étaient juré fidélité pour une décennie à peine. Qu’il et elle envisagent de vivre ensemble, vont-ils jurer de même pour soixante-cinq ans ? Leurs parents héritèrent vers la trentaine, ils attendront la vieillesse pour recevoir ce legs. Ils ne connaissent plus les mêmes âges, ni le même mariage ni la même transmission de biens.

Partant pour la guerre, fleur au fusil, leurs parents offraient à la patrie une espérance de vie brève ; y courront-ils de même avec, devant eux, la promesse de six décennies ?

Depuis soixante ans, intervalle unique dans l’histoire occidentale, il ni elle n’ont jamais connu de guerre, ni bientôt leurs dirigeants ni leurs enseignants.

Bénéficiant d’une médecine enfin efficace et, en pharmacie, d’antalgiques et d’anesthésiques, ils ont moins souffert, statistiquement parlant, que leurs prédécesseurs. Ont-ils eu faim ? Or, religieuse ou laïque, toute morale se résumait en des exercices destinés à supporter une douleur inévitable et quotidienne : maladie, famine, cruauté du monde.

Ils n’ont plus le même corps ni la même conduite ; aucun adulte ne sut leur inspirer une morale adaptée.

Alors que leurs parents furent conçus à l’aveuglette, leur naissance est programmée. Comme, pour le premier enfant, l’âge moyen de la mère a progressé de dix à quinze ans, les parents d’élèves ont changé de génération. Pour plus de la moitié, ces parents ont divorcé. Ont-ils laissé leurs enfants ?

Il ni elle n’ont plus la même généalogie.

Alors que leurs prédécesseurs se réunissaient dans des classes ou des amphis homogènes culturellement, ils étudient au sein d’un collectif où se côtoient désormais plusieurs religions, langues, provenances et mœurs. Pour eux et leurs enseignants, le multiculturalisme est de règle. Pendant combien de temps pourront-ils encore chanter, en France, l’ignoble « sang impur » de quelque étranger ?

Ils n’ont plus le même monde mondial, ils n’ont plus le même monde humain. Autour d’eux, les filles et les fils d’immigrés, venus de pays moins nantis, ont vécu des expériences vitales inverses des leurs.

Bilan temporaire. Quelle littérature, quelle histoire comprendront-ils, heureux, sans avoir vécu la rusticité, les bêtes domestiques, la moisson d’été, dix conflits, cimetières, blessés, affamés, patrie, drapeau sanglant, monuments aux morts..., sans avoir expérimenté, dans la souffrance, l’urgence vitale d’une morale ?

*

II
Voilà pour le corps ; voici pour la connaissance

Leurs ancêtres fondaient leur culture sur un horizon temporel de quelques milliers d’années, ornées par l’ Antiquité gréco-latine, la Bible juive, quelques tablettes cunéiformes, une préhistoire courte. Milliardaire désormais, leur horizon temporel remonte à la barrière de Planck, passe par l’accrétion de la planète, l’évolution des espèces, une paléoanthropologie millionnaire.

N’habitant plus le même temps, ils vivent une tout autre histoire.

Ils sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d’attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze, chiffres officiels ; dont le mot le plus répété est « mort » et l’image la plus représentée celle de cadavres.

Dès l’âge de douze ans, ces adultes-là les forcèrent à voir plus de vingt mille meurtres.

Ils sont formatés par la publicité : comment peut-on leur apprendre que le mot « relais », en langue française, s’écrit « -ais » alors qu’il est affiché dans toutes les gares « -ay » ? Comment peut-on leur apprendre le système métrique quand, le plus sottement du monde, la SNCF leur fourgue des S’Miles ?

Nous, adultes, avons transformé notre société du spectacle en une société pédagogique dont la concurrence écrasante, vaniteusement inculte, éclipse l’école et l’université. Pour le temps d’écoute et de vision, la séduction et l’importance, les médias se sont saisis depuis longtemps de la fonction d’enseignement.

Critiqués, méprisés, vilipendés, puisque pauvres et discrets, même s’ils détiennent le record mondial des prix Nobel récents et des médailles Fields par rapport au nombre de la population, nos enseignants sont devenus les moins entendus de ces instituteurs dominants, riches et bruyants.

Ces enfants habitent donc le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l’usage de la Toile, la lecture ou l’écriture au pouce des messages, la consultation de Wikipédia ou de Face book n’excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l’usage du livre, de l’ardoise ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois. Ils ne connaissent, ni n’intègrent, ni ne synthétisent comme nous, leurs ascendants.
Ils n’ont plus la même tête

Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toutes personnes ; par GPS, en tous lieux ; par la Toile, à tout le savoir : ils hantent donc un espace topologique de voisinages, alors que nous vivions dans un espace métrique, référé par des distances.

Ils n’habitent plus le même espace.

Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 1970.

Il ou elle n’a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n’habite plus le même espace.

Né sous péridurale et de naissance programmée, ne redoute plus, sous soins palliatifs, la même mort.

N’ayant plus la même tête que celle de ses parents, il ou elle connaît autrement.

Il ou elle écrit autrement. Pour l’observer, avec admiration, envoyer, plus rapidement que je ne saurai jamais le faire de mes doigts gourds, envoyer, dis-je, des SMS avec les deux pouces, je les ai baptisés, avec la plus grande tendresse que puisse exprimer un grand-père, Petite Poucette et Petit Poucet. Voilà leur nom, plus joli que le vieux mot, pseudo-savant, de « dactylo ».

Ils ne parlent plus la même langue. Depuis Richelieu, l’Académie française publie, à peu près tous les vingt ans, pour référence, le Dictionnaire de la nôtre. Aux siècles précédents, la différence entre deux publications s’établissait autour de quatre à cinq mille mots, chiffre à peu près constant ; entre la précédente et la prochaine, elle sera de trente-cinq mille environ.

À ce rythme, on peut deviner qu’ assez vite nos successeurs pourraient se trouver, demain, aussi séparés de notre langue que nous le sommes, aujourd’hui, de l’ancien français pratiqué par Chrétien de Troyes ou Joinville. Ce gradient donne une indication quasi photographique des changements que je décris.

Cette immense différence qui touche la plupart des langues tient, en partie, à la rupture entre les métiers des années récentes et ceux d’aujourd’hui. Petite Poucette et son ami ne s’évertueront plus aux mêmes travaux.

La langue a changé, le labeur a muté.

*

III
L’individu

Mieux encore, les voilà devenus tous deux des individus. Inventé par saint Paul, au début de notre ère, l’individu vient de naître ces jours-ci. De jadis jusqu’à naguère, nous vivions d’appartenances : français, catholiques, juifs, protestants, musulmans, athées, gascons ou picards, femmes ou mâles, indigents ou fortunés ... , nous appartenions à des régions, des religions, des cultures, rurales ou urbaines, des équipes, des communes, un sexe, un patois, un parti, la Patrie. Par voyages, images, Toile et guerres abominables, ces collectifs ont à peu près tous explosé.
Ceux qui restent s’effilochent.
L’individu ne sait plus vivre en couple, il divorce ; ne sait plus se tenir en classe, il bouge et bavarde ; ne prie plus en paroisse. L’été dernier, nos footballeurs n’ont pas su faire équipe ; nos politiques savent-ils encore construire un parti plausible ou un gouvernement stable ? On dit partout mortes les idéologies : ce sont les appartenances qu’elles recrutaient qui s’évanouissent.

Ce nouveau-né individu, voilà plutôt une bonne nouvelle. À balancer les inconvénients de ce que les vieux grincheux appellent « égoïsme » par rapport aux crimes commis par et pour la libido d’appartenance - des centaines de millions de morts -, j’aime d’amour ces jeunes gens.

Cela dit, reste à inventer de nouveaux liens. En témoigne le recrutement de Facebook, quasi équipotent à la population du monde.
Comme un atome sans valence, Petite Poucette est toute nue. Nous, adultes, n’avons inventé aucun lien social nouveau. L’entreprise généralisée du soupçon, de la critique et de l’indignation contribua plutôt à les détruire.

Rarissimes dans l’histoire, ces transformations, que j’appelle « hominescentes  », créent, au milieu de notre temps et de nos groupes, une crevasse si large et si évidente que peu de regards l’ont mesurée à sa taille, comparable à celles, visibles, au néolithique, au début de l’ère chrétienne, à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance.

Sur la lèvre aval de cette faille, voici des jeunes gens auxquels nous prétendons dispenser del’ enseignement, au sein de cadres datant d’un âge qu’ils ne reconnaissent plus : bâtiments, cours de récréation, salles de classe, amphithéâtres, campus, bibliothèques, laboratoires, savoirs même ... , cadres datant, dis-je, d’un âge et adaptés à une ère où les hommes et le monde étaient ce qu’ils ne sont plus.

Trois questions, par exemple.

*

IV
Que transmettre ?
A qui le transmettre ?
Comment le transmettre ?

Que transmettre  ? Le savoir !

Jadis et naguère, le savoir avait pour support le corps du savant, aède ou griot. Une bibliothèque vivante... : voilà le corps enseignant du pédagogue.
Peu à peu, le savoir s’ objectiva : d’abord dans des rouleaux, sur des vélins ou parchemins, supports d’écriture ; puis, dès la Renaissance, dans les livres de papier, supports d’imprimerie ; enfin, aujourd’hui, sur la Toile, support de messages et d’information.
L’évolution historique du couple support-message est une bonne variable de la fonction d’enseignement. Du coup, la pédagogie changea au moins trois fois : avec l’écriture, les Grecs inventèrent la paideia ; à la suite de l’imprimerie, les traités de pédagogie pullulèrent. Aujourd’hui ?

Je répète. Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c’est fait.
Avec l’accès aux personnes, par le téléphone cellulaire, avec l’accès en tous lieux, par le GPS, l’accès au savoir est désormais ouvert. D’une certaine manière, il est toujours et partout déjà transmis.

Objectivé, certes, mais, de plus, distribué. Non concentré. Nous vivions dans un espace métrique, disais-je, référé à des centres, à des concentrations. Une école, une classe, un campus, un amphi, voilà des concentrations de personnes, étudiants et professeurs, de livres en bibliothèques, d’instruments dans les laboratoires... Ce savoir, ces références, ces textes, ces dictionnaires, les voilà distribués partout et, en particulier, chez vous - même les observatoires ! -, mieux, en tous les lieux où vous vous déplacez. De là étant, vous pouvez toucher vos collègues, vos élèves, où qu’ils passent ; et ils vous répondent aisément.

L’ancien espace des concentrations - celui-là même où je parle et où vous m’écoutez, que faisons-nous ici ? - se dilue, se répand ; nous vivons, je viens de le dire, dans un espace de voisinages immédiats, mais, de plus, distributif. Je pourrais vous parler de chez moi ou
d’ailleurs, et vous m’entendriez ailleurs ou chez vous. Que faisons-nous donc ici ?

Ne dites surtout pas que l’élève manque des fonctions cognitives qui permettent d’assimiler le savoir ainsi distribué, puisque, justement, ces fonctions se transforment avec le support et par lui. Par l’écriture et l’imprimerie, la mémoire, par exemple, muta au point que Montaigne voulut une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine. Cette tête vient de muter encore une fois.

De même donc que la pédagogie fut inventée par les Grecs (paideia), au moment de l’invention et de la propagation de l’écriture, de même qu’elle se transforma quand émergea l’imprimerie, à la Renaissance, de même, la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies, dont les nouveautés ne sont qu’une variable quelconque parmi la dizaine ou la vingtaine que j’ai citées ou pourrais énumérer.

Ce changement si décisif de l’enseignement - changement qui se répercute peu à peu sur l’espace entier de la société mondiale et l’ensemble de ses institutions désuètes, changement qui ne touche pas, et de loin, l’enseignement seulement, mais aussi le travail, les entreprises, la santé, le droit et la politique, bref,
l’ensemble de nos institutions-, nous sentons en avoir un besoin urgent, mais nous en sommes encore loin.
Probablement parce que ceux qui traînent dans la transition entre les derniers états n’ont pas encore pris leur retraite alors qu’ils diligentent les réformes, selon des modèles depuis longtemps effacés.

Enseignant pendant un demi-siècle sous à peu près toutes les latitudes du monde, où cette crevasse s’ouvre aussi largement que dans mon propre pays, j’ai subi, j’ai souffert ces réformes-là comme des emplâtres sur des jambes de bois, des rapetassages. Or les emplâtres endommagent le tibia, même artificiel ; les rapetassages déchirent encore plus le tissu qu’ils cherchent à consolider.

Oui, depuis quelques décennies je vois que nous vivons une période comparable à l’aurore de la paideia, après que les Grecs apprirent à écrire et démontrer, semblable à la Renaissance qui vit naître l’impression et le règne du livre apparaître. Période incomparable pourtant, puisque, en même temps que ces techniques mutent, le corps se métamorphose, changent la naissance et la mort, la souffrance et la guérison, les métiers, l’espace, l’habitat, l’être-au-monde.

*

V
Envoi

Face à ces mutations, sans doute convient-il d’inventer d’inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites, nos médias, nos projets noyés dans la société du spectacle. Je vois nos institutions luire d’un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprennent qu’elles sont mortes depuis longtemps déjà.

Pourquoi ces nouveautés ne sont-elles point advenues ? Je crains d’en accuser les philosophes, dont je suis, gens qui ont pour vocation d’anticiper le savoir et les pratiques à venir et qui ont, ce me semble, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour le jour, ils n’entendirent pas venir le contemporain.

Si j’avais eu, en général, à croquer le portrait des adultes, dont je suis, ce profil eût été moins flatteur.
Je voudrais avoir dix-huit ans, l’âge de Petite Poucette et de Petit Poucet, puisque tout est à refaire, puisque tout reste à inventer.
Je souhaite que la vie me laisse assez de temps pour y travailler encore, en compagnie de ces Petits, auxquels j’ai voué ma vie, parce que je les ai toujours respectueusement aimés.

oOo

Ce texte constitue la première partie de ce petit livre qui en comporte trois et se poursuit sur 82 pages :
Table des matières
1 Petite Poucette (la présente partie) , 5
2. Ecole, 25
3. Société, 49

Le livre sur amazon.fr

oOo

[2Flammarion, 1993

[3le samedi sur France Inter

[4titre emprunté à Libération du 3 septembre 2011.

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2 Messages

  • V. Kirtov | 15 février 2013 - 10:00 1

    Dans la chronique de Philippe Twitters, Le Point du 15/02/2013,
    La version non édulcorée de l’éditorial de
    L’Osservatore Romano.

    Pape

    Le 28 février à 20 heures , pas 19 h 59 ou 20 h 1, le siège de saint Pierre, à Rome, sera vacant. Étonnant Benoît XVI ! Il était épuisé, il en avait marre, la Curie était devenue un immense foutoir, trop de bruits, de ragots, de fuites, de complots. Être trahi par son majordome ! Un comble ! Il a donc décidé, en toute lucidité, de donner un coup de pied dans la fourmilière. Débrouillez-vous ! À vous de jouer ! Conclavez ! Le voilà donc retiré au calme, avec une pile de CD de son compositeur préféré, Mozart. J’ai entendu un crétin déclarer qu’il aurait fallu un pape plutôt wagnérien que mozartien. Au secours ! En démissionnant, Benoît XVI démontre que le martyre n’est pas obligatoire, il rompt ainsi avec des siècles de dolorisme et de masochisme chrétiens. Le plus beau, dans les réactions françaises à cet acte hautement libérateur, c’est le désarroi des laïcards fanatiques. Au fond, les seuls vrais derniers croyants, ce sont eux. "Dieu démission !", titre Libération. On imagine un scoop : "Dieu nous parle ! Interview exclusive traduite du latin !"

    Philippe Sollers

    Place aux voies nouvelles.


  • A.G. | 13 février 2013 - 14:43 2

    En 1968, lorsque j’étais étudiant en philosophie, le programme du certificat dit de « Logique et métaphysique » comportait l’étude de Leibniz. Dire que les cours auxquels j’étais contraint d’assister me passionnaient serait exagérer. La « providence » voulut que Michel Serres publia au printemps de cette année-là son premier livre Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques (PUF, Épiméthée, 1968, 2ème trimestre). Je lus le livre en même temps que je lus Logiques et Nombres de Sollers (Seuil, avril 1968). Mai 1968 arriva. J’oubliai les études. Interrogé sur Leibniz en juillet, je me plantai lamentablement. Je me rattrapai quelques mois après... Quelques années plus tard, je découvris un petit livre passionnant intitulé Leibniz et la Chine (Vrin, 1972). L’auteur y montrait que Leibniz défendit les Jésuites (le Père Bouvet entre autres) et la dernière partie de ce petit essai a pour titre Leibniz et le Yi King... On peut le relire aujourd’hui. Le vrai Leibniz est plus proche du Voltaire qui écrira l’article De la Chine dans le Dictionnaire philosophique que du Pangloss sur lequel le même Voltaire ironisera dans son petit chef d’oeuvre Candide ou l’Optimisme.
    Je m’égare. Ces anecdotes n’ont sans doute aucun intérêt. En tout cas, n’ont pas d’autre intérêt que de rappeler de curieuses coïncidences de dates et de faits. Il y a eu bien des manières de devenir « pro-chinois » !
    Entre le Michel Serres du Système de Leibniz et le Michel Serres qui écrit, quarante quatre ans plus tard, Petite Poucette, la continuité me frappe. A une époque où les philosophes ou ce qu’il en reste (sans parler des écrivains) croient bon d’ignorer le développement des sciences et des techniques (parfois en se revendiquant d’un Heidegger de bazar, lequel Heidegger, entre parenthèses, traite de Leibniz et du « principium reddendae rationis sufficientis » avec un tout autre sérieux dans Le principe de raison, Gallimard, 1962), il est bon, sans nécessairement partager son optimisme métaphysique, de lire Michel Serres. On peut aussi l’écouter car c’est un merveilleux conteur. Je recommande par exemple la conférence qu’il fit en décembre 2007 sur Les nouvelles technologies : révolution culturelle et cognitive. Toute sa pensée actuelle s’y trouve déjà clairement exprimée.