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Pleynet/Debord : Situation

D 12 février 2013     A par Albert Gauvin - C 6 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Depuis de longues années, Marcelin Pleynet tient un journal. « Journal ? Sans doute. Journal : écrits, où l’on relate les faits jour par jour — publication périodique — livre journal : registre sur lequel un écrivain relate, jour par jour, ses opérations comptables.... mesure pour mesure. » Un journal littéraire d’un type un peu particulier que Pleynet a longtemps publié, de manière décalé, dans la revue L’Infini sous le titre « Tel Quel », et depuis le n° 68 (hiver 1999), et encore maintenant, sous celui de « Situation », avant de reprendre ces « situations », parfois appelées « chroniques romanesques » [1] ou « roman » [2], en volume chez différents éditeurs. Autant d’appellations (journal, situation, chronique, roman) qu’il faudrait interroger longuement. Dans La Fortune, la Chance, Pleynet revient sur les diverses significations du mot « situation ». Si, dans la période contemporaine, c’est Sartre qui, le premier, utilisa le terme pour publier ses chroniques en volume chez Gallimard, c’est Guy Debord et l’Internationale situationniste qui lui ont donné sa renommée et sa vérité pratique. Explications.



Paris, 16 janvier 2000

SITUATION

De plus ou moins longs extraits de ces carnets paraissent régulièrement dans L’Infini comme « situation ».

Situer : le verbe est emprunté au latin médiéval situare : situer, dérivé du latin classique situs : position — l’adjectif sité, refait en situé, est sans doute un emprunt au latin classique situs - adj. « placé ».

Situation : (n. f.) est un emprunt au dérivé médiéval situatio, dont il reprend le sens concret « fait d’être placé dans un lieu » — spécialement (en 1375) « position des étoiles » — sens désormais hors d’usage, qu’il ne faut pas moins retenir ici.

Situation : le nom s’emploie couramment pour désigner l’emplacement d’une ville ou d’un édifice (histoire monumentale) — il est sorti d’usage au sens de « position attitude d’une personne » — ce qu’il ne faut pas moins le tenir ici.

Situation d’un vers : s’est dit du rapport d’un vers aux consonances des autres vers du poème. Le met, en grammaire, s’est utilisé à l’époque classique à propos de l’arrangement des parties d’un discours.

Situation : en finance, le mot se dit d’un tableau qui présente le patrimoine d’une personne ou d’une entreprise à un moment donné : situation de trésorerie... l’or du temps.

Situation : prend au XIXe siècle le sens de « rang, rôle d’une personne dans la société ». Situation sociale... une misère.

Situation, adopté par Sartre pour « l’ensemble des relations concrètes qui, à un moment donné, unissent un sujet à son milieu ». Avec cette valeur il est employé en sociologie et en psychologie (être en situation).

Sartre, L’Être et le néant : « Il n’y a de liberté qu’en situation, il n’y a de situation qu’en liberté... Le pour-soi est libre, mais en condition et c’est ce rapport de la condition à la liberté que nous cherchons à préciser sous le nom de situation. » Selon Sartre, cette relation interne à la situation construit les destins, cf. ses essais sur Baudelaire, Genet, Flaubert... et non moins paradoxalement Tintoret.


SITUATIONNISME

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Guy Ernest Debord
Rapport sur la construction des situations
et sur les conditions de l’organisation
et de l’action de la tendance situationniste internationale
Paris, 1957. Plaquette in-12
Texte fondateur de l’Internationale Situationniste

Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, propose : situationnisme : dérivé de situation, vient de l’emploi dans des formules comme « créer la situation qui rend impossible tout retour en arrière », et désigne un mouvement gauchiste de contestation dont l’une des affirmations principales est que l’idéologie capitaliste se réalise en un spectacle auquel participe l’ensemble des institutions et des rôles sociaux. Les idées situationnistes inf1uencèrent le mouvement étudiant en 1968.

Guy Debord, en août 1954 : « La construction de situations sera la réalisation continue d’un grand jeu délibérément choisi ; le passage de l’un à l’autre de ces décors et de ces conflits dont les personnages d’une tragédie mourraient en vingt-quatre heures. Mais le temps de vivre ne manquera plus. — A cette synthèse devront s’ajouter une critique du comportement, un urbanisme influentiel, une technique des ambiances et des rapports, dont nous connaissons les premiers principes » (Potlatch, coll. Folio n° 2906, Gallimard, 1996 — le volume vient d’être réédité cette année).

Situationnellement. Dans ses cours sur Nietzsche (1936-1940) [3], Heidegger le souligne : « Ce qui advient signifie : ce qui porte et contraint l’histoire ; ce qui libère les hasards et ce qui circonscrit à l’avance l’espace propre aux résolutions, ce qui à l’intérieur de l’étant représenté objectivement et situationnellement est dans le fond cela même qui est. »

Ici même
SITUATION : tactique qui se meut dans l’instant, et se joue des événements pour en faire l’occasion... la chance.

Marcelin Pleynet, La Fortune, La Chance, Hermann, 2007, p. 38-40.

*


Dans la revue faire part, Pleynet répond aux questions de Samuel Rodary [4].

DEBORD : SITUATION

Samuel RODARY

À la lecture de votre œuvre, on constate que Guy Debord compte parmi les auteurs de cette génération que vous citez le plus régulièrement. Dans le même temps, ces références à Guy Debord apparaissent relativement tardivement — disons après l’époque Tel Quel. Pouvez-nous dire comment vous avez découvert l’œuvre de Guy Debord ? Et est-ce qu’une rencontre, par exemple autour de Mai 68, aurait pu être possible ?

Je parlais des auteurs de la "génération" de Guy Debord. Vous en faites partie. Vous avez tous deux vécu une enfance marquée par la guerre et, surtout, êtes arrivés à l’âge adulte dans les années 1950, période que vous qualifiez d’"invivable". Ce qui vous rapproche de Guy Debord, n’est-ce pas, déjà, une expérience de vie ?

Deux villes, Paris et Venise, semblent avoir énormément compté pour vous comme pour Guy Debord. Est-ce que la fréquentation de ces villes peut expliquer les points communs que l’on peut trouver dans vos œuvres respectives ?

Vous fréquentez, si je puis dire, également les mêmes bibliothèques : Marx, Sade, Rimbaud, la poésie chinoise, Bossuet, Pascal et, bien sûr, Lautréamont reviennent régulièrement chez vous et chez Debord. En quoi ces lectures vous rapprochent-elles ?

Dans Les Voyageurs de l’an 2000, vous évoquez le film de Debord, Hurlements en faveur de Sade qui vous ramène au souvenir d’avoir, en 1952, à l’âge de dix-neuf ans, assisté à la projection du film d’Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité, « confusément convaincu (...) qu’il est en train de se passer quelque chose dont je devais tenir compte ». Par la suite, vous vous intéressez au cinéma et y consacrez plusieurs textes. Est-ce que dès cette époque, les films lettristes puis ceux de Debord ont compté dans votre appréhension de l’œuvre de Guy Debord et/ou dans celle du cinéma, cet « appareil idéologique » selon votre propre expression, que n’aurait pas reniée l’auteur de La Société du spectacle ?

Vous écrivez dans Nouvelle liberté de pensée :

« Que se passe-t-il fin 1962, début 1963 ? La question du langage poétique est plus que jamais, et peut-être comme jamais, au centre encore obscur, mais actif, de ce qui se compte de plus vivant dans la seconde moitié du XXe siècle. On peut lire dans le numéro de janvier 1963 de L’Internationale situationniste : "Retrouver la poésie peut se confondre avec réinventer la révolution." »

Plus tard, Debord précisera :

« Après tout, c’était la poésie moderne, depuis cent ans, qui nous avait menés là. Nous étions quelques-uns à penser qu’il fallait exécuter son programme dans la réalité. »

De votre côté, en 1967 — l’année où paraît La Société du spectacle — vous publiez Lautréamont. C’est donc bien, pour vous aussi, "la poésie moderne depuis cent ans" qui vous anime et vous amène à travailler à la révolution du langage poétique, à réinventer la révolution en " retrouvant" la poésie ?

Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre, écrit Guy Debord. Ce savoir écrire, vous le reconnaissez à Debord en soulignant l’admirable style de l’écrivain. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Lorsque, dans l’entretien qu’il accorde à la revue Archives & Documents situationnistes, Philippe Sollers se voit demander si Guy Debord a aujourd’hui une postérité, si certains auteurs « tentent de prendre la suite », il répond : «  Il y a eu, et il y a toujours Marcelin Pleynet. » De fait, vous êtes sans doute l’auteur qui a fait la plus fine lecture de l’œuvre de Debord. Debord n’est-il pas lu ? Est-il mal lu ? Et qu’apporte, à un auteur comme vous, cette lecture ?

Aucun auteur, à ma connaissance, ne s’implique autant que vous à montrer la validité de l’analyse de Guy Debord, à vérifier que nous vivons bien à l’époque de la société du spectacle avancée, où le spectaculaire diffus et le spectaculaire concentré se sont fondus en spectaculaire intégré. Dans Poésie et « révolution », vous assimilez spectaculaire intégré et terreur contre-révolutionnaire. Le spectacle, c’est la terreur [5]. Les thèses de Debord vous paraissent-elles toujours aussi perspicaces ?

Pour conclure, nous pourrions évoquer un point d’achoppement. En 2009, les archives de Guy Debord, sur le point d’être achetées par une université américaine, ont été préemptées par l’État français. Ce qui vous amène alors à vous demander comment une œuvre comme celle-ci, subversive et révolutionnaire, peut être transformée en « trésor national ». L’État préparerait un « mauvais coup » — pour reprendre une expression de Cézanne qui vous est chère — en "sacralisant" une œuvre finalement "récupérable" en cela qu’elle n’échappe pas à une illusion, une croyance révolutionnaire. Dès lors, je vous retourne la question que vous posez à propos de Debord : « Comment échapper à cette reconnaissance institutionnellement religieuse » ?

*

Marcelin PLEYNET

Très bonnes questions, que je dirais fondamentales pour comprendre ce que j’écris et comment j’écris. La suite de chroniques que je publie régulièrement dans L’Infini porte de ce point de vue un titre significatif : SITUATION.

Guy Debord marque incontestablement le milieu du XXe siècle, et il est difficile de ne pas lui rendre hommage, bien que cet hommage ne soit pas sans quelques très importantes réserves.

Mon intérêt et mes lectures de l’œuvre de Guy Debord sont très anciens. Je dirais même que le lisant j’avais déjà le sentiment de le connaître. Qu’en est-il par exemple d’un des tout premiers textes que j’ai publié (Le lieu de l’unique du vrai de la contradiction) qui, autant que je me souvienne, jouait sur le motif : Une question est une réponse... dans Tel Quel n° 16. Il contenait, c’est incontestable, une part de provocation, mais qu’en serait-il de l’I.S. sans sa part de provocation ?

Si vous consultez le choix de citations qui ouvre chaque numéro de la revue Tel Quel vous vous ferez une idée du climat qui se trouvait prêt à accueillir l’œuvre et la pensée de Guy Debord. Elle nous occupe sans doute plus particulièrement lors de la préparation du voyage que Philippe Sollers organise pour la Chine, et où, comme vous le savez, je suis non seulement présent mais partie prenante. Mon journal Le Voyage en Chine en porte témoignage.

C’est très vraisemblablement Philippe Sollers qui, autour de 1968, me signale le livre révolutionnaire de Guy Debord sur La Société du spectacle... Il jouera, avec notre aide, un incontestable rôle dans la dissolution du parti communiste stalinien français, et sur ce qui se passe alors en France.


STANZE, Chant IV, extrait, p. 129.

J’ai pourtant, alors comme aujourd’hui, pour diverses raisons, tendance à mettre un certain temps à parler de ce qui me tient le plus à cœur... Question de pudeur et de principe... de distance nécessaire entre la pensée et son engagement comme expression écrite.
Dans ce cas, je puis dire que c’est de multiples façons que j’étais préparé à cette lecture. Dans ma vie privée comme dans ma vie intellectuelle.

Très tôt, dès l’âge de 13, 14 ans, j’ai lu, plus ou moins empiriquement, les auteurs du XVIIIe siècle : Voltaire, Diderot, entre autres... Pour ne pas parler de Céline... ou des œuvres d’un romancier roumain, Panaït Istrati... que je lisais alors passionnément et où j’apprenais la vie...

Très tôt j’ai vécu seul à Paris et dans les quartiers les plus excentriques, côtoyant les milieux les plus divers... et assumant parfaitement cette solitude — Étranger de l’intérieur en quelque sorte, avec pour seul problème : me procurer les moyens d’assumer cette étrangeté... Ce qui va progressivement me tourner vers les lieux dits du savoir : Collège de France, bibliothèques publiques : Bibliothèque Sainte-Geneviève, Bibliothèque Jacques Doucet, Bibliothèque nationale... Louvre, Jeu de Paume, musée d’Art moderne, galeries diverses, etc.

Pour le reste j’ai, comme on dit, fait mes classes dans la rue.

Mes lectures se poursuivent et sont en grande partie conditionnées par mon mode d’existence. Je dois gagner autant que possible ma vie... Après quelques années passées à l’Ecole centrale d’électricité, je deviens pour un certain temps vendeur en librairie. Ce qui d’une certaine façon facilite mon goût pour la lecture. Je découvrirai ainsi très tôt l’œuvre de Freud et la bibliothèque psychanalytique, qui répondent autant que possible aux diverses questions existentielles que je suis amené à me poser.

Je peux facilement, en lisant tel ou tel écrit, savoir si l’auteur a la moindre connaissance de la psychanalyse... ce qui pour l’essentiel me distingue de Debord.

Mais la langue française et sa musique particulière restent ma grande affaire, et je vais me consacrer et m’attarder à l’œuvre de Rimbaud. Comme je l’ai déjà raconté je lis, pendant un certain temps, chaque soir un poème de Rimbaud, que je décide d’apprendre par cœur, et que je me récite chaque matin. Le reprenant en entier, si je ne m’en souviens plus... etc.

Bref, je suis, de bien des façons, atypique, et j’exploite, autant que possible, cette singularité, qui me rend suspecte toute tentative de regroupement social sous quelque forme que ce soit.

Je ne fais pas ici état d’une sensibilité qui me précipite sur les évènements et sur les êtres, avec une force d’amour et d’affection toute particulière, et qui ne sera jamais déçue.

Aujourd’hui j’attribue à cette sensibilité les relations, rencontres et voyages multiples qui déterminent mon existence et celle de mon œuvre.

VOIR AUSSI

Si je devais fournir une preuve de ma lecture et de ma connaissance de l’I.S., je devrais renvoyer au Chant IV de STANZE, où l’I.S. se trouve manifestement mise en scène. Le livre est publié en 1973.

STANZE, Chant IV, extraits, Seuil, coll. Tel Quel, avril 1973, p. 130-131.
ZOOM : cliquer sur l’image. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Votre citation de Debord est exacte. C’est en effet, selon ses dires, la poésie moderne qui fut déterminante pour l’I.S... Encore faut-il s’entendre sur ce qu’il en est dans cette affaire de « la poésie moderne » ? Et savoir que, dans ce domaine, Guy Debord, comme beaucoup d’écrivains de l’époque, est sujet à toutes sortes de résistances et préjugés en ce qui concerne l’œuvre de Rimbaud... Cela ne va pas sans de multiples contradictions dont témoignent avant tout les rapports de l’I.S. avec les arts plastiques. De nombreux textes le manifestent avec la célébration d’artistes dits « d’avant-garde » comme le groupe « Métagraphique » ou encore plus explicitement « les premiers rouleaux de la peinture industrielle de Pinot-Gallizio, produits, avec l’assistance de Giors Melanotte, dans notre Laboratoire Expérimental d’Alba. Cette exposition, presque aussitôt reprise à Milan (8 juillet), marque à nos yeux un tournant décisif dans le mouvement de disparition des anciens arts plastiques, un aboutissement qui contient en même temps les prémisses de leur transformation en une force nouvelle, comme l’exprime le slogan de nos camarades italiens : "Contre l’art indépendant, contre l’art appliqué, l’art applicable dans la construction des ambiances". Michèle Bernstein dans un texte publié à Turin puis immédiatement réédité à Milan, présente la justification théorique de cette expérience... » (Internationale Situationniste, n° 2, décembre 1958 [6]). Comment aurais-je jamais pu m’identifier ou être d’accord en quoi que ce soit avec de semblables déclarations ? Pour ne pas parler d’autres artistes comme Constant ! Asger Jorn étant, avec ses limites propres, de loin le plus intéressant... Tout cela comme vous l’imaginez bien n’est pas sans conséquences multiples !


Guy Debord à 19 ans devant l’une de ses inscriptions
à la chaux. Cannes, avril 1951 [7].

Comment d’autre part ignorer l’histoire de l’I.S. et les diverses positions qui la constituent dans ses goûts et ses admirations ?

Impossible à l’époque d’éviter le Surréalisme, et impossible de s’y soumettre, et de le suivre [8]. Debord et l’I.S. vont en passer par Isidore Isou et le Lettrisme, après une station près des dadaïstes. Pour finalement se trouver, à travers l’organisation de divers mouvements et revues, et entamer une campagne plus nettement Situationniste [9].

Mais cela n’ira pas sans un grand nombre de malentendus, dont je ne saurais faire l’économie.

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Marcelin Pleynet à 19 ans (1953)
Photogramme du film Vita Nova, 2007.

À cette même époque, lisant un article dans L’Observateur, j’irai voir le film de Isidore Isou : Traité de bave et d’éternité, et j’y trouverai, le temps de la projection, mon compte. Bien que les films et la poésie lettristes en tant que tels ne m’aient jamais réellement donné l’impression qu’il soit possible d’en attendre quoi que ce soit [10].

Pour ne pas éviter l’essentiel, je dirai que ce qui alors, comme aujourd’hui, me frappe très évidemment c’est l’utilisation et l’interprétation très singulières de l’œuvre de Marx, et plus généralement des divers « marxismes » qui constituent avec infiniment d’originalité la pensée et l’œuvre de Guy Debord.

Cette position tout à fait originale, est sans exemple, et ne se dément jamais. On peut dire que Debord commence là où Althusser finit... et fort heureusement lui (Debord) sans jamais la moindre compromission avec les divers partis staliniens.

Je noterai encore que la croyance en une réalisation possible par un nombre d’ouvriers plus ou moins conscients des problèmes propres au capitalisme, et au spectaculaire qui lui est inhérent, se trouvera considérablement relativisée à partir de 1989 et de l’écriture du tome premier de Panégyrique (voir Guy Debord, Œuvres, Quarto, Gallimard, 2006) [11]. Beaucoup plus que par les Commentaires sur la société du spectacle de 1988.

Je retiens essentiellement cette sorte d’interprétation de Marx comme très singulière et importante. Je n’en démordrai jamais.

Il est également difficile, sinon impossible, de ne pas retenir aussi la sorte de nihilisme qui occupe et préoccupe la pensée de Debord. Il fera aussi théorie de ses limites. Notamment en ce qui concerne l’alcool, le vin et la bière, qui le conduisent progressivement au suicide. Lorsque les éditions Gallimard, sur le conseil de Sollers, décident de prendre contact avec Debord, Antoine Gallimard lui rend visite, en compagnie de Teresa Cremisi. Celle-ci sera frappée par le très mauvais vin que consomme l’écrivain, et qui fut vraisemblablement responsable de sa santé, et des douleurs qui le conduiront à se donner la mort...


Venise. La seule photo en couleur de Guy Debord.
Terrasse du Linea d’Ombra. Au fond San Giorgio.
Ph. Sollers, Guy Debord, Une étrange guerre, 2000.

Marcelin Pleynet et Florence D. Lambert à Venise.
Terrasse de la Piscina. Au fond le Redentore.
Photogramme du film Vita Nova, 2007.

Finalement aujourd’hui encore ce qui me rend plus proche de la personne et de l’œuvre de Guy Debord c’est son amour pour Venise, quand même sa Venise, en noir et blanc, n’est en aucune façon celle que je fréquente régulièrement depuis plus de cinquante ans.

Vous avez tout à fait raison d’insister sur la question du poétique. Vous pourriez ajouter à l’ensemble que vous citez un volume d’essai de Julia Kristeva, publié dans la collection « Tel Quel » sous le titre La Révolution du langage poétique... où autant que je me souvienne il est question entre autres de Lautréamont.

Cet essai vient après la publication de mon Lautréamont par lui-même, dans la collection de poche « Écrivains de toujours », et après le bel et long essai (La science de Lautréamont) que Sollers consacrera à mon petit livre, Lautréamont par lui-même, qui fit alors quelques éclats puisqu’il éveilla la curiosité de Louis Aragon (Lautréamont et nous) et donna ainsi lieu à quelque trois ou quatre livraisons des Lettres Françaises.

Je ne doute pas que Lautréamont n’ait eu une réelle influence sur Guy Debord. Il lui sert d’abord à justifier le plagiat. Mais autant que je sache il n’a pas d’opinion particulière sur l’articulation Chants / Poésies. Sur ce point à mon avis ce sont les essais de Sollers qui sont décisifs. Et rien n’a été depuis produit sur cette articulation qui ait ce caractère décisif.

Il faut aussi retenir que l’originalité des écrits et de la pensée de Guy Debord, lui ont valu une notoriété et un succès de librairie considérables, auxquels ses héritiers n’ont que très difficilement résisté. En conséquence les publications se sont multipliées avec le meilleur, j’entends l’essentiel, et le pire, à savoir un certain nombre d’œuvres incontestablement mineures comme par exemple les Hurlements en faveur de Sade [12] ou Le marquis de Sade a des yeux de fille, de beaux yeux pour faire sauter les ponts... (etc.).

Il n’est pas impossible que ce soit cette politique volontariste d’édition qui ait finalement produit la surenchère que l’on sait et la récupération de l’œuvre par l’Etat français au prix que l’on sait...

En ce qui concerne la phrase de Sollers dans Archives & Documents situationnistes que vous citez, je ne peux qu’être reconnaissant de l’intégrité de Sollers et de sa fidélité qui sur ce point entre autres ne se dément jamais.

Ai-je vraiment répondu à vos questions ? Pour aller plus avant il y faudrait un livre, voire une thèse, qui aura peut-être lieu un jour ou l’autre. Ce qui je suppose n’est pas vraiment l’objet de votre questionnaire, ni ma vocation propre. En attendant les notes ci-dessus devraient pouvoir clarifier la « situation ».

« Propos » recueillis, par écrit, par Samuel Rodary. Octobre-novembre 2011.
Revue faire part 30/31 (printemps 2012).


Pierre Feuillette et Guy Debord
sur le boulevard Saint-Michel en 1953.
*


Dans son journal de l’année 1998, publié dans Les voyageurs de l’an 2000, Marcelin Pleynet avait déjà longuement parlé de Guy Debord. C’était à l’occasion du trentième anniversaire de Mai 68. Il écrivait le samedi 30 mai 1998 :

GUY DEBORD ET LE JOURNAL LE MONDE

Le Monde, fêtant ses cinquante ans, en 1994, marquait, dans une édition spéciale, chacune des années de son existence en suivant l’ordre chronologique de ses publications.

Ainsi, ce fut dans les pages consacrées à l’année 1967, et non dans celles consacrées à l’année 1968, que, reproduisant un long article de Raoul Vaneigem (auteur du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations), le journal signalait, parmi les livres les plus remarquables récemment publiés : Cent Ans de solitude de Garda Mârquez, La Société du Spectacle de Guy Debord et les Antimémoires de Malraux.

Des livres qui, je suppose, se lisent vite, puisque dans les pages consacrées aux années suivantes, notamment celles de 1968, il n’en est plus question.

1968 fut pourtant une année où l’un de ces auteurs, André Malraux, joua, faut-il le rappeler, un certain rôle.

Faut-il penser qu’il n’en fut rien des deux autres, rien de ce que théorise La Société du Spectacle ? Pourtant, si j’en crois cette page où, pour son cinquantième anniversaire, Le Monde commémore l’année 1967 non pas avec un extrait des Antimémoires, mais avec un article de Raoul Vaneigem, c’est bien La Société du Spectacle qui occupe massivement cette année.

Alors quoi ? Le livre de Guy Debord, vite lu, vite oublié et sans conséquences, notamment sur 1968 ? C’est peu vraisemblable.

C’est si peu vraisemblable qu’il n’en sera pas plus question dans cette vaste pseudo-remémoration du trentième anniversaire de Mai 68, que la société du spectacle, en effet, livre à la consommation courante de la machine spectaculaire. Bien que la presse ait, en 1988, lors de la publication par Guy Debord des Commentaires sur la société du spectacle, rendu compte d’un livre où l’auteur souligne qu’en 1967 il avait déjà montré ce que le spectacle moderne était essentiellement, et illustré ce qui a été la position la plus extrême au moment des querelles de 1968, et donc de ce qu’il était possible de savoir en 1968.

Rien n’a été recouvert d’autant de mensonges commandés que l’histoire de Mai 68. Et, de fait, pas une photo qui ne soit retouchée. Pas un acteur qui ne soit remaquillé et ne se prête au remake. Peu importe si il ou elle a grossi, il oublie qu’il a marché sur les mains. La caméra est là. Il prend la pose. Il est aimable désormais. Il sourit.

La seule contradiction interne au spectacle, c’est ce qui constitue sa cohérence même : il se montre. Il faut qu’il se montre.

Je me souviens du très grand mécontentement de Pierre Dumayet lorsque, lors du tournage d’une émission littéraire, j’ai cru devoir désigner la caméra du doigt. En ce domaine, comme en beaucoup d’autres, il suffit de désigner l’appareil, de le penser en tant que tel, de faire retour sur sa fonction, pour qu’il parle. De la même façon, dans les années soixante-dix, j’ai scandalisé les marxistes de choc (althussériens qui, je suppose, n’avaient jamais vu un seul film de Guy Debord) en soutenant que la caméra était un appareil idéologique maître de sa propre fiction [13]. Il y avait beaucoup à faire.

Quoi qu’il en soit, dès qu’il est vu comme spectacle, le spectacle parle, et cette commémoration spectaculaire de Mai 68 confirme que ce qui a eu lieu, ce qui surgit de cette révolution inévitablement fait retour, et ne cessera de faire retour et de travailler en profondeur la société française, qui n’en aura jamais fini avec ses révolutions.

Dès qu’il est vu comme spectacle, le spectacle parle, et, pour notre société moderne, d’abord dans ce qui est mis au jour et théorisé avec l’intelligence et la lucidité d’un extraordinaire talent d’écrivain, dans le livre que Guy Debord publie en 1967 (La Société du Spectacle), et en 1988 dans les Commentaires, à savoir : la fusion du « spectaculaire concentré » (de l’empire soviétique et des régimes totalitaires) et du « spectaculaire diffus » (de la société occidentale) vers le règne, le pouvoir aujourd’hui hégémonique, du « spectaculaire intégré ».

Debord est parfaitement justifié d’écrire en avertissement à la troisième édition de La Société du Spectacle que sa théorie « témoigne de ce qu’a été la position la plus extrême au moment des querelles de 1968, et donc de ce qu’il était possible de savoir en 1968 », a fortiori en 1998.

1968-1998. Trente ans, pourquoi pas ? L’occasion en vaut une autre. Il suffit de relire La Société du Spectacle pour s’en convaincre.

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Dernier rapport du Comité d’occupation
à l’Assemblée générale de La Sorbonne, le 17 mai 1968 [1].
Guy Debord est là, anonyme.


ICI, AUJOURD’HUI, MAINTENANT

Ce qui, dans le livre de Guy Debord, reste le plus essentiellement actif et, en conséquence, dissimulé jusque dans le ressassement de son titre et du mot « spectacle », ce qui reste radicalement intolérable aux serviteurs de la mystification sociale et en l’occurrence historique, c’est que l’analyse du « spectaculaire concentré » (du stalinisme et des régimes totalitaires) et du « spectaculaire diffus » (de la société occidentale) ait conduit, en 1988, à la publication des Commentaires sur la société du spectacle, seul événement marquant le vingtième anniversaire de Mai 68, et où Guy Debord théorise la fusion du « concentré » et du « diffus », dans ce qu’il nomme le « spectaculaire intégré », nouveau mode d’un pouvoir absolu.

Cette pensée terrorise d’abord, n’en doutons pas, parce qu’elle implique un retour sur l’origine des régimes totalitaires. Comment le « spectaculaire intégré » ne garderait-il pas des traces du « spectaculaire concentré » des régimes totalitaires (du stalinisme par exemple) et des traces du « spectaculaire diffus » (toujours susceptible de s’aveugler sur son intégration) ?

Cette pensée terrorise parce qu’elle implique la question, désormais plus ou moins prise en compte, du fascisme, du nazisme, de la singularité française du pétainisme, mais essentiellement en direction de ce qui historiquement les précède : l’origine du stalinisme, du léninisme, de la IIIe Internationale (1919) et l’origine aussi bien française de cette affaire qui en dissimule tant d’autres.

J’ai noté ici (L’Infini, n° 60, hiver 1997) le rôle symptomatique qu’Aragon joua en donnant ses lettres de noblesse « révolutionnaires » au roman naturaliste, au mauvais roman (Les Communistes), au feuilleton qui sert aujourd’hui encore à réécrire l’histoire de Mai 68.

La lecture de l’œuvre de Guy Debord ne peut être intelligible qu’à celui qui accepte de se mettre en situation de questionner et de bouleverser ses habitudes, le mode de vie, le mode d’être, le mode de penser qu’il doit à une éducation, à une formation, à un dressage forcément conditionnés par la IIIe République, l’école républicaine et laïque de la IIIe République (voir, dans ma « Situation » de L’Infini, n° 71, mon « Picasso il y a cent ans ») cette école que Mai 68 a effectivement occupée et, a contrario, occupe aujourd’hui encore très sérieusement.

C’est dire, après les situationnistes et Debord, qu’il n’est d’intelligence, d’action, de lecture possibles qu’à celui qui se révèle à tout moment susceptible de modifier jusqu’à sa vie. Il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais foule. Mais si besoin était, l’Histoire serait là pour convaincre chacun qu’un nombre très restreint, six, sept... (un seul même) suffisent.

Marcelin Pleynet, Les voyageurs de l’an 2000, p. 92-97.

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ANNEXE


Marc-Gilbert Guillaumin (Marc’O), Guy Debord et Jacques Fillon chez Jean Cocteau, Saint-Jean-Cap-Ferrat, août 1951.
Figurant, comme André Maurois, dans le film d’Isidore Isou, Jean Cocteau avait usé de son influence auprès du jury du Festival de Cannes 1951 pour soutenir ce film, le faire projeter et lui décerner une récompense créée pour l’occasion :
le prix en marge du Festival de Cannes [14].

Isidore Isou - Traité de bave et d’éternité (1951)

« Avec le Traité de bave et d’éternité, scandaleusement présenté au festival de Cannes en 1951, Isou invente le montage discrépant qui a pour principe la disjonction du son et de l’image. Il les traite de manière autonome comme deux colonnes indépendantes et pures sans aucune relation signifiante.

La colonne sonore s’ouvre avec des improvisations de chœurs lettristes « en boucles » sur lesquels se mêlent une histoire d’amour enchâssée dans un manifeste pour un nouveau cinéma.

La colonne visuelle possède également sa propre structure narrative en présentant une succession d’images banales : Isou errant sur le boulevard Saint Germain, des fragments de films militaires récupérés dans les poubelles de l’armée française, des exercices de gymnastiques, Isou en compagnie de personnalités (Cocteau, Cendrars...).

L’autre travail sur l’image porte sur la ciselure des photogrammes. Isou intervient, gratte, peint directement sur la pellicule. Le montage discrépant et la ciselure annoncent la mort d’une certaine idée du cinéma. » (le cinéma lettriste)

La bande-annonce

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Le film

VO. Sous titres en anglais.

Isidore Isou : lui-même
Bernard Blin : Le narrateur
Albert J. LeGros : voix de Daniel

Colette Garrigue : voix d’Ève
Marcel Achard : lui-même

Jean-Louis Barrault : lui-même
Blanchette Brunoy : elle-même

Blaise Cendrars : lui-même
Jean Cocteau : lui-même

et aussi les voix d’Isidore Isou, François Dufrêne et Gil J Wolman.

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Liens : wikipedia

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Exposition Guy Debord à la BnF du 27 mars au 13 juillet 2013.

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[1La Fortune, la Chance.

[2Le savoir vivre.

[3M. Heidegger, Nietzsche, Bibliothèque de philosophie, Gallimard, Paris, 1971.

[4Vous n’avez pas encore ce numéro historique ? Allez, lecteurs, encore un effort, commandez-le sans délai. La situation l’impose.

[5Cf. Poésie et « Révolution », Extraits 1, Extraits 2 et Extraits 3.

[6Cf. internationale situationniste, Fayard, 1997, p. 33.

[7Au verso de la photo : « A Isidore Isou en attendant le Soulèvement de la jeunesse. » Guy-Ernest Debord.

[9« Debord, lettriste de la première heure, commet l’irréparable en juin 1954 : avant de fonder l’Internationale lettriste (qui deviendra l’I.S.), il exclut Isou de son propre mouvement sur cette sentence : "individu moralement rétrograde, ambitions limitées" (Potlach, n° 2). Isou lui fera une guerre totale durant quarante ans (Contre l’internationale situationniste, 1960-2000). » Cf. Le Matricule des anges.

[11Voir aussi : Panégyrique de Guy Debord.

[13Pleynet était intervenu sur ce thème dans les premiers numéros de la revue Cinéthique au début des années 1970.

[14Source : Guy Debord, Oeuvres, Quarto Gallimard.

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