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La Révolution — Paradis

la lecture intégrale de Paradis I par Philippe Sollers les 11, 12, 13, 14 et 15 mars 1980

D 13 mai 2023     A par Albert Gauvin - C 8 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook






Paris, Paradis, 17 juin 2011.
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« Je vais vous dire tout de suite ce que c’est que Paradis : c’est un trou, [...] un trou qui n’est donc pas représentable, pas observable, et dont il s’agirait de faire l’expérience. Autrement dit, c’est la même chose que de pousser la négation jusqu’au bout. »

Philippe Sollers, « Comment aller au Paradis ? », art press 44 (janvier 1981

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La Révolution — Paradis

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En janvier 1981, Sollers publiait le premier volume de Paradis dont j’affirme ici, tranquillement, qu’il s’agit du plus grand roman de la deuxième moitié du XXe siècle, une véritable révolution poétique dans la langue française —
«  la politique passe mais pas la poésie je ne veux pas dire la poésie-poésie bien sûr pas la poésie des poèmes pas celle des ambassadeurs ni des militants amateurs pas celle qui dit quelque chose ni d’ailleurs celle qui ne dit rien pour faire bien non tout un autre effet déclic génétique inscription du fond perception comme ça cyclotron pas plus le style emphatique mystique surréalo-anémique que le symbolisme phallique ou le didactique merdique bref ni ça ni ça ni ça mais autrement l’autre ça et l’autre ça est dans l’os membres cheveux sperme pliure riure embouchure dans le génital qui fuit pangratuit bref la poésie est dans le roman qui fait du roman mille poésies c’est-à-dire suspens n’importe où civilisation de l’à-coup pêcheurs mineurs phosphoreurs dans l’interruption du dormeur bouffeur barboteur et tout cela pourquoi vers quoi en vue de quoi et pour servir quoi pour en arriver à quoi tenez-vous bien à rien et pour la première fois on dira l’art pour rien parce que la vie est pour rien et la mort pour rien... » [1].
En 1979, avant la publication définitive du roman, j’avais trouvé chez mon libraire un curieux coffret édité à mille exemplaires (cassette, petit livre imprimé en italiques, prix : 160 F) qui portait un titre énigmatique : La seconde vie de Shakespeare — Paradis. C’était un extrait de Paradis. Il avait été enregistré par Sollers le 8 avril 1979, dimanche des Rameaux. Une fois le roman publié sortait un autre coffret que seuls les « happy few » ont sans doute en leur possession : l’enregistrement par Michel Gheude et Philippe Berling de la lecture par Philippe Sollers lui-même de Paradis dans son intégralité. Le coffret était accompagné de cette présentation.
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Paradis a toujours été écrit pour être dit.
Ce qui veut dire qu’au moment même où je l’écrivais, je le vivais, je n’arrêtais pas de le psalmodier, de le chantonner, de le chuchoter. Je continue. L’enregistrement effectué par Michel Gheude et Philippe Berling les 11, 12, 13, 14 et 15 mars 1980, à Paris, est donc la réalisation concrète de mon intention la plus profonde. Il s’agit pour moi de laisser se développer et s’épanouir, dans toutes leurs dimensions, les coïncidences entre le trait et la voix, le geste et l’intonation à l’intérieur même des phrases. Le projet est de raconter le point où en est arrivée l’espèce humaine.
C’est le roman moderne dans la mesure où celui qui vit les aventures d’aujourd’hui est en direct avec tout, sans cesse.
Vous écoutez ici le volume 1 de Paradis. L’ensemble devrait tenir en trois volumes. Si j’en ai le temps et la force.
Je dédie cet enregistrement à Alban Berg, héros de la dramaturgie de notre temps.
Je remercie Michel Gheude et Philippe Berling de leur écoute au moment où la chose s’est faite. Et, en somme, de leur folie qui correspond à la mienne.

A bon entendeur, salut.
Philippe Sollers

Lecture
Philippe Sollers

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Nos amis de la revue en ligne Ironie ont eu l’idée géniale de nous faire entendre cet enregistrement rarissime dans la nuit du 17 au 18 juin 2011 lors du festival organisé pour les quinze ans de la revue. C’est Michel Gheude qui a présenté, comme il se doit, la performance inouïe que fut la lecture de Sollers en ce mois de mars 1980 et sa programmation en continuité par une radio libre, Radio Micro Climat, un dimanche de juin, de midi à minuit [2].

Étaient présents, ce vendredi 17 juin 2011, outre Philippe Sollers, Jean-Paul Fargier (qui expliqua que c’est cet enregistrement qui lui donna l’idée de réaliser, peu après, « Sollers au Paradis », et, dans la salle, Marcelin Pleynet, Judith Magre et Josyane Savigneau (pour n’en citer que quelques-uns), et, bien entendu, Sophie Zhang, G. K. Galabov, à la caméra.

Sollers ne fit qu’une brève intervention : «  La seule question qui se pose est : où en êtes-vous avec le Temps ? »

Grâce à l’amitié de Michel Gheude et la générosité de Lionel Dax qui, spontanément, dès mon arrivée, me fit cadeau du CD, je suis en mesure de vous présenter cet enregistrement aujourd’hui introuvable. Qu’ils en soient ici remerciés. Infiniment.

A.G., le 14 juillet 2011.

PS : Un seul regret : ne pas pouvoir vous faire entendre les francs éclats de rire du public, ce 17 juin 2011, à l’écoute de certains passages de l’enregistrement. Sans parler du rire de Sollers lui-même...

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La lecture de Paradis par Philippe Sollers (durée : 10h30)

Ici l’oeil s’efface dans ce dont se souvient l’oreille. La bouche muette qui a parlé, parle, parlera et reparlera dans les lettres vient se coller au tympan de l’intérieur, directement. Parler à l’oreille, de bouche à oreille, d’une bouche qui n’existe pas, amène les traces écrites à « fleurir » brièvement et à couler, glisser, s’éloigner, comme si elles étaient poussées par le souffle. Il faut mimer la fuite des idées pour faire fuir les idées devant la pensée.

Philippe Sollers, « Vers la notion de paradis », Tel Quel 68, hiver 1976.

La lecture de Paradis est un véritable tour de force technique. Ce qui au demeurant ne veut rien dire dans la mesure même où il ne saurait y avoir une technique de ce qu’une telle lecture met en jeu. Le livre est un tour de force, jamais écrivain n’a confronté son talent et sa virtuosité (parce qu’il en faut aussi pour écrire un tel livre) à un aussi complexe réseau de résistances ; la lecture témoigne admirablement du bénéfice vocal de l’entreprise.

Marcelin Pleynet, L’Amour, Chroniques du journal ordinaire, P.O.L., 1980.

Et maintenant : «  voix fleurs lumière écho des lumières cascade jetée dans le noir... »

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Michel Gheude Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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Philippe Sollers, Michel Gheude Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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« Introibo ad altare dei »

mais quel est donc ce voyageur qui se hâte de si bon matin à travers les rues avec sous le bras un petit paquet de forme rectangulaire il a l’air bien décidé à arriver le plus tôt possible à destination sa mine n’est ni gaie ni sévère résolue plutôt comme s’il s’apprêtait à un acte qui réclamera de sa part une grande concentration il est sept heures c’est une journée de printemps vive claire le voyageur presse le pas il est bien tôt pour un employé ou bien rentre-t-il chez lui après une nuit à propos de laquelle son visage exprime une satisfaction renfermée ou bien s’agit-il d’un terroriste qui s’apprête à jeter une bombe à moins qu’il tire brusquement un pistolet du paquet qu’il continue à serrer sous son bras gauche, avec trop d’énergie pour ne pas attirer les soupçons d’un policier si l’un d’eux se trouvait là aujourd’hui ce qui n’est pas le cas les rues étant presque désertes en cette matinée de mai où va-t-il sa précipitation est étrange le voici qui passe devant la haute façade de la banque de données centrales il se dirige vers la cathédrale il ne va tout de même pas y pénétrer mais si voici qu’une petite porte s’est ouverte sur le côté droit de l’édifice comme dans un scénario minutieusement minuté le voyageur qui paraît par conséquent attendu s’engouffre dans l’embrasure tandis que l’homme qui lui a ouvert referme précipitamment le battant les voici tous deux à l’intérieur ils se saluent en silence d’une façon qui implique peut-être un signe de reconnaissance tout en s’engageant dans la nef imposante encore sombre mais déjà éclairée par les premiers reflets qui filtrent doucement à travers les vitraux bleutés ils avancent vers l’autel l’homme qui tout à l’heure a ouvert la porte se penche vers son compagnon et lui dit rapidement à voix basse nous allons faire vite si tu veux à quoi le voyageur imperturbable répond de la même façon c’est bien mon intention le prêtre car c’était un prêtre ajoute il y a eu quelques difficultés au dernier moment mais l’intervention a pu avoir lieu tout est aplani tu sais que nous sommes tout à fait en dehors des règles nous risquons un procès si la chose se sait le voyageur avec une imperceptible nervosité répond je sais on ne saura rien je vous remercie je suis très conscient de la faveur qui m’est faite ils avancent toujours dans l’allée centrale glissant sur les dalles funéraires jaunes blanches roses décorées de dessins d’os entrelacés de lettres noms dates gravés ils arrivent au pied de l’autel s’arrêtent le prêtre après un moment d’hésitation dit à voix haute introïbo ad altare dei la voix bien timbrée résonne, sous les voûtes semble réveiller les pierres roule comme un léger coup de tonnerre inattendu par un matin si ensoleillé à quoi le voyageur répond sur le même ton neutre mais ferme qui laetificat juventutem meam ils sourient tous les deux comme s’il s’agissait d’une allusion connue d’eux seuls contournent l’autel et se dirigent vers le mur du fond dans lequel à hauteur du visage une petite ouverture a été discrètement préparée le prêtre dit voilà c’est là le voyageur regarde se retourne lève les yeux regarde encore puis prend son paquet dans la main droite enlève le grossier emballage de papier qui recouvrait l’objet qu’il tient maintenant devant lui c’est seulement un livre neuf récemment imprimé que d’un geste sec et précis il glisse à présent dans le mur le prêtre prend la pierre de la même dimension sans aucune inscription posée sur le sol et la remet en place en disant ce sera cimenté ce soir le voyageur maintenant a l’air rêveur il demande est-ce que tu veux bien me redire cette histoire de pierre mais oui dit l’autre le fondement l’angle celle qui a été rejetée kephas pierre et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle le voyageur hoche la tête ne tiendront pas ou ne prévaudront pas l’hadès le sheol quelque chose des deux au-delà des deux dit l’autre voilà je crois que nous pouvons nous quitter maintenant merci dit le voyageur tu sais dit l’autre nous vivons des temps singuliers ils se serrent la main le voyageur ressort par la petite porte latérale qui se referme derrière lui sans bruit il traverse la grande place se retourne plusieurs fois comme pour s’assurer qu’il n’a pas été suivi il va ensuite s’asseoir à la terrasse du café qui vient à peine d’ouvrir il commande un express serré qui lui est aussitôt servi le boit avale un verre d’eau glacée bâille deux fois de sommeil allume une cigarette puis soudain relâché léger renverse négligemment la tête au soleil

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Paradis en Belgique

par Jean-Paul Fargier

En Belgique, les radios libres sont presque libres : illégales mais pas brouillées. Entre 100 et 104 mégahertz, on en dénombre plus de soixante qui émettent régulièrement, certaines vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le journal le Soir publie leurs programmes.

Cet hiver, il y a bien eu quelques saisies et des poursuites contre celles qui émettaient au-delà de la fréquence 104, gênant le trafic d’un aéroport. Aussitôt, elles ont trouvé de nouveaux émetteurs, changé de fréquence. Aucune ne s’est tue.

Aujourd’hui, on s’achemine vers une légalisation. Une commission a été créée, où se rencontrent les représentants de l’Association pour la libération des ondes (ALO) et les délégués des pouvoirs intéressés : radio officielle, administration des télécommunications, ministère de la culture. Il s’agit d’abord de définir un statut : on sait déjà que les radios libres autorisées ne pourront ni être commerciales, ni appartenir à un parti politique, ni se grouper en réseau, elles devront rester strictement locales ; puis de répartir des fréquences, en tenant compte des revendications de diverses forces armées et de la R.T.B. qui, pour riposter à la concurrence des radios libres, entend développer un maximum de stations locales.

En attendant la fin de ces discussions âpres et ardues, les radios libres belges ne perdent pas leur temps. Radios de quartier, radios urbaines, radios de tendances, radios de services, toutes affûtent ce qui reste leurs meilleures armes : leurs programmes. Chacune, cherchant à consolider son créneau, à s’attacher un public, se préoccupe surtout de trouver un "son" qui lui soit propre et qu’on reconnaisse dès qu’on ouvre le poste. Pour les uns, ce sera un certain type de débats, pour d’autres, un certain genre de musique, pour d’autres encore, des informations bien particulières.

Le "son" de Radio Microclimat, qui émet à Bruxelles sur 103,6 mégahertz du haut d’une tour de vingt-quatre étages, mixe une musique exclusivement new wave et des informations culturelles (littérature, cinémas, théâtre) sous forme de brefs communiqués se répétant tout au long d’une journée, à la manière des messages publicitaires. Recherche de formes, de rythmes, de durées nouvelles, non soumises aux normes des radios officielles.

Recherche qui conduit un jour, très logiquement, deux animateurs de cette radio, Michel Gheude et Philippe Berling, à proposer aux auditeurs une expérience-limite : la lecture intégrale et sans interruption d’un livre, Paradis, par son auteur, Philippe Sollers. « Vous avez réalisé mon rêve d’écriture, car tout ce que j’ai écrit, je l’ai écrit en pensant que je le lirais un jour », remercie Sollers, venu assister à l’émission hertzienne de son texte, enregistré à Paris quelques semaines plus tôt. Et c’est la lecture. Les 8,2 kilomètres de Paradis magnétique commencent à se débobiner, tandis qu’au pied de l’immeuble une course de " karting " va bientôt démarrer, que le marathon du cent cinquantenaire s’étire et bloque tous les carrefours, et que cinquante-neuf autres radios libres diffusent leurs programmes habituels.

Au début la voix de Sollers prononce le texte d’une manière un peu emphatique, comme ces comédiens qui "disent" des poèmes. Mais bientôt elle change de couleur et de rythme, elle accélère, prend de l’assurance, de la souplesse, de l’aisance, elle met en scène des nuances, des vibrations : là où il n’y avait ni point ni virgule — Paradis est un texte-fleuve sans ponctuation, — apparaissent respirations, pauses, élans, relances. Elle met en scène d’autres voix, qu’elle mime, des voix bien connues, codées, repérables : voix Orly, voix cathédrale, voix Élysée, voix Kremlin, voix Sainte-Anne, voix publicité, voix jardin d’enfants, voix hautes études, voix Bouvard, voix Pécuchet, etc. On a l’impression d’un chœur, Une musique naît, multiple. Un suspense vous retient. Ce texte dans lequel on avait du mal à entrer, ou tout le moins à rester, quand il était sur la page, voici que maintenant il vole sur les ondes. Et cela durera douze heures. Expérience-limite que seule sans doute une radio libre pouvait se permettre. Quelle radio officielle programmerait in extenso un texte aussi monumental, violent, sexuel ? Car si aujourd’hui certains mots peuvent s’écrire sans choquer, ils restent encore imprononçables.

Jean-Paul Fargier, Le Monde du 23.06.1980.

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Le 17 juin 2011, à 20h30
et plus tard, dans la soirée...

Pour agrandir, cliquer sur la première image

A gauche : Marcelin Pleynet, Philippe SollersA droite : Judith Magre (avec les lunettes) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

A gauche : G. K. Galabov, Sophie Zhang, Jean-Paul FargierA droite : G. K. Galabov, Jean-Paul Fargier Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

A gauche : Jean-Paul FargierA droite : Michel Gheude, Philippe Berling [3] Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

A gauche : M. Gheude, Ph. Berling, J.-P. FargierA droite : M. Gheude, Anne Deneys-Tunney, Ph. Berling Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
Photos A. Gauvin, le 17 juin 2011 [4].

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Philippe Sollers à propos de Paradis

et quelques autres choses

Bordeaux, 21 janvier 1981. Dans les Entrepôts Lainé, Philippe Sollers fait une lecture publique de son livre Paradis. Dans une interview, il s’explique sur son dernier ouvrage, sur sa conception de l’écriture, la création artistique et son propre itinéraire politique.
Extrait de cette lecture publique de "Paradis" par Philippe Sollers
(France 3, émission « Terroirs », 2 avril 1981).

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Extraits de l’interview

Annie-Claude Elkaïm : Dans Paradis, on le sait maintenant, il n’y a pas d’alinéa, de ponctuation, il n’y a pas un point, une virgule. Pouvez-vous nous expliquer ce parti pris ?

Philippe Sollers : C’est un parti pris esthétique qui correspond évidemment à une conviction, à savoir que les choses doivent se dire de la façon la plus condensée possible, le plus rapidement possible, avec le maximum d’informations dans le minimum d’espace. C’est comme si vous disiez : « Ah, c’est extraordinaire, vous peignez sans la perspective. » II y a des tas de gens qui ont été surpris quand les peintres ont supprimé la perspective et ont commencé à peindre en aplats... Cézanne, par exemple, étonnait tout le monde, Matisse et Picasso après, le cubisme a impressionné tout le monde parce que ce n’était plus la même façon de concevoir l’espace. En littérature, c’est la même chose. Il y a une histoire de la littérature, comme il y a une histoire de la peinture et comme il y a une histoire de la musique.

A.-C. E. : Pensez-vous que Paradis puisse être lu par monsieur tout le monde ?

Ph. S. : Mais monsieur tout le monde, justement, n’existe pas. Voilà ce qu’il faudrait arriver à faire entrer dans les interviews et dans l’information. Il n’y a pas monsieur tout le monde. Monsieur tout le monde est une invention du pouvoir pour assimiler tous les individus à une sorte de masse indifférenciée qui serait censée penser la même chose, avoir les mêmes sensations, les mêmes besoins et les mêmes désirs. Ça n’existe pas. L’art ne s’adresse jamais à ce monsieur tout le monde qui est monsieur personne, par définition, parce que monsieur tout le monde ne s’intéresse pas forcément à l’art. En revanche, il y a énormément de gens, beaucoup plus qu’on ne le croit, qui dans toutes les couches de la société, quelles que soient leurs pratiques professionnelles, s’intéressent à l’art ou à la littérature. Il y en a très peu parfois dans chaque couche mais toujours beaucoup. Alors, vous voyez, il faudrait dire que ça s’adresse à monsieur singulier qui est beaucoup.

A.-C. E. : Ce manque de ponctuation, qui constitue un système d’écriture, est-ce que vous pensez que les gens, actuellement, ont les clés de ce système ?

Ph. S. : Certains oui, certains non. La grande majorité : non. Mais encore une fois, je reprends la métaphore de la musique ou de la peinture. La clé pour apprécier la peinture moderne n’est pas actuellement en la possession de tout le monde. Le problème n’est pas créé par l’artiste ou par l’écrivain. Le problème est créé par l’information, par l’éducation, par l’école, etc. Or, aujourd’hui, nous sommes dans une période de transition. Nous quittons une culture pour entrer dans une autre qui est entièrement à fabriquer. Nous quittons le règne du livre, ou, comme disait McLuhan, qui vient de mourir, « la galaxie Gutenberg », pour entrer dans une autre galaxie, où il y aura d’autres procédures, d’autres manières d’informer, d’autres manières de voir les choses et de les ressentir. Et nous sommes en ce moment dans cette charnière. Paradis, c’est un livre pour demain, c’est-à-dire un livre qui paraîtra très simple, très facile, dans l’autre galaxie, celle que nous abordons à peine, celle qu’on appelle télématique. Ce sera le monde de l’électronique et des ordinateurs, qui arrive sur nous très profondément, mais qui évidemment va prendre beaucoup de gens de court, parce qu’ils ne seront pas habitués à cette grande révolution technique qui va se produire... de même que l’imprimerie a été une énorme révolution pour le monde.

A.-C. E. : En tout cas, il y a une chose que tout le monde remarquera, c’est la musicalité du texte, et vous avez senti le besoin vous-même de l’enregistrer sur cassettes.

Ph. Sollers : Oui, parce que je pense que justement, maintenant, l’écriture et la voix vont de plus en plus coïncider. C’est-à-dire qu’on aura de plus en plus envie d’écouter la façon dont les choses se disent. Mon rêve, c’est qu’en mettant en circulation des cassettes soit de 40 minutes soit si je le lis entièrement ça dure environ 11 heures (11 heures, c’est très difficile à écouter de bout en bout, encore que ça ne fasse jamais que deux fois un opéra de Wagner), mais 40 minutes, eh bien le lecteur immédiatement comprend comment il faut se le réciter à voix basse ou mentalement, simplement, et donc peut avoir l’accès à ce livre.

A.-C. E. : Mais alors, ça peut paraître comme une lacune du livre. On a l’impression que le livre ne se suffit plus à lui-même.

Ph. S. : Le livre ne se suffit plus à lui-même dans la civilisation dans laquelle nous entrons. Plus personne ne lit des livres comme se suffisant à eux-mêmes. Plus personne ne lit de livres. Les livres sont en train de tomber de nous comme une écorce, une écaille dont nous nous dépouillons. Nous entrons dans une autre galaxie, encore une fois, où il va se passer des choses entre l’œil, l’oreille, la perception, qui ne sont plus l’époque de l’imprimerie qui a duré un certain nombre de siècles. Il faut tout simplement accepter... de même qu’il y a eu l’électricité, les chemins de fer, les avions, tout ce que vous voudrez... il faut accepter ce nouveau monde. Si on le refuse, on est en effet réactionnaire. [...]

Crédit Ironie pour la transcription.

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Apostrophes, 13 février 1981.

Sollers était l’invité de l’émission pour la publication de Paradis et de Vision à New York. Extrait.

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Cette émission d’un autre temps (on pouvait alors fumer sur les plateaux de télévision) avait pour titre : « le roman dans sa diversité ». Qu’on en juge : elle réunissait la populaire Anne Golon (75 M de lecteurs dans le monde en 1981 !) pour Angélique à Québec, François-Régis Bastide (sans masque et sans plume) pour L’enchanteur et nous, Jacques Lanzmann pour Rue des mamours (!), le grand Patrick Modiano (35 ans, 1m98, déjà prix Goncourt pour Rue des Boutiques obscures, 1978) pour son septième roman Une jeunesse et le journaliste Jean-Louis Ezine pour son recueil d’entretien Les écrivains sur la sellette. Voilà pour le paysage littéraire de l’époque. Pour saisir le fossé — l’abîme ! —, qui sépare les uns et les autres, l’écoute de l’intégralité de l’émission mérite le détour (Modiano comparant Sollers à Sacha Distel et ses scoubidous est un grand moment inattendu qui mériterait de figurer dans une anthologie de la critique) [5].

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De Vision à New York, il n’a guère été question dans l’émission. Et pourtant ce livre a été publié en même temps que Paradis. Ouvrant les « Chroniques du journal ordinaire 1980 » que Marcelin Pleynet a publié sous le titre L’amour (P.O.L., p. 19), je lis :

« 4 mars - le pont Mirabeau

Longue discussion avec Sollers à propos de la dactylographie du recueil d’entretiens (Vision à New York) dont la publication doit accompagner l’édition de Paradis. Ces discussions, qui de temps à autre nous retiennent au bureau de la revue jusqu’en fin d’après-midi, sont les rares occasions où Sollers abandonne la réserve qui est généralement la sienne quant à ses motivations d’écrivain. Comme je suggère que la première partie des entretiens risque de fixer les agressivités latentes et de renforcer les résistances à la lecture de Paradis, Sollers tout en me faisant parler, me laisse entendre que c’est précisément là son objectif. Convaincu que ce type de résistance ne peut être levé que dans l’affrontement et l’expérience de sa manifestation explicite (si tant est qu’il puisse être levé), la stratégie de Sollers consiste aujourd’hui comme toujours à en rendre les manifestations aussi évidentes que possible. Il ne s’agit pas bien entendu de renforcer les résistances que peut rencontrer une œuvre comme Paradis mais de ne pas feindre de les ignorer et d’en rendre les motivations aussi claires et manifestes que possible. » (c’est moi qui souligne. A.G.)

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La vidéo Sollers au Paradis

Réalisateur : Jean Paul Fargier.
Scénario : Jean Paul Fargier, Philippe Sollers.
Texte : Auteur et interprète : Philippe Sollers.
Images : Jean Paul Dars et Anne Papillault.
Montage : Pierre-Marie Fenech.
Caméra "direct" Paluche : Danielle Jaeggi.
Production : Centre Georges Pompidou - Musée National d’Art Moderne.

Philippe Sollers, cerné d’images comme un saint de vitrail ceint de son auréole, lit une heure de son Paradis II...
On est en 1981 ou 83, ou 2016 ou 2299... Le Temps ne compte plus, c’est lui qui nous conte et Sollers est son prophète, son aède, son reporter, son envoyé spécial...
Le Poète a évité l’Enfer, contourné le Purgatoire, dormi au Paradis, son berceau de naissance... Soleil de retour, il contemple la Terre, constate la catastrophe, regarde l’agitation, les foules, les sols, les fleuves, les chocs, s’ouvre, remonte le courant et au centre de la fureur écoute battre son coeur, palpiter son souffle, jaillir des mots, des phrases, la musique...
Il parle, se parle, nous parle d’Histoire, d’Éternité... Paroles sans chaîne d’un corps glorieux... Venise existe toujours, Dante attend la visite de l’échappé...

Jean-Paul Fargier

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Mais que pense Sollers de son expérience avec Jean-Paul Fargier ? Il s’en explique dans son Journal du Joueur (L’Infini n°23, automne 1988, p.40).

Journal intime

J’ai toujours recherché, dans la langue, la manière dont le son se change en image, d’où il vient, pourquoi, comment, et jusqu’où.
L’écriture, pour moi, est la proie de la parole qui n’est pas une ombre mais un sillage lumineux vocal sans cesse à reprendre et à vérifier. Fargier, en somme, m’a donné les moyens concrets de cette expérience, on se comprend, à partir du script de Paradis, mais l’intention démonstrative a toujours été la même, à Jérusalem, dans le dialogue avec Godard, en passant par Picasso, ou en jouant Diderot.
L’image, donc, sort du son et y rentre : je rêve que mon corps lui-même est un moment de ma voix, je veux faire sentir le roman de ce moment. Audio ergo video. Audio-video cogitando, ergo sum.
J’aime que Venise et Jérusalem soient au centre de ces films qui sont aussi un journal intime. Les meilleurs souvenirs sont celui du mont des Oliviers (travelling à travers les tombes vides) ; l’agenouillement rapide dans une église de Venise, non loin de la calle del Paradiso (un doigt sur les lèvres) ; le baiser aux fraises, à Paris, sur les terrasses du Palais-Royal, avec Sophie Volland et sa soeur enfin en situation (à ma connaissance, il s’agit d’un seul plan animé d’un écrivain en train d’embrasser comme il faut une femme).
Analystes futurs, au travail ! pourquoi ont-ils fait ça, Fargier et Sollers ? Combien d’allusions ? Que veut dire Fargier en se servant de Sollers, pour quelles raisons logiques  ? Et moi, comment me suis-je arrangé de cette encombrante poupée qu’est Sollers ? Marionnette utile ! Polichinelle taoïste ! Il m’énerve, il s’efface, il revient, il s’hypnotise de loin, il est emprunté, speedé, ridicule, pas si ridicule, il cherche ses mots, il en trouve la plupart, il est parlé se parlant, c’est drôle. N’oublions pas que, dans sa jeunesse, Sollers a joué dans la troupe de Lacan au théâtre Viennois, c’était le début d’une nouvelle diction de la pensée, on retrouve ces commencements dans les mouvements lents, alors que l’innovation caractéristique se produit dans les mouvements rapides et ultra-rapides, syllabes et danse. La question est bien celle de l’ultravoix. Et Fargier s’accorde le droit (ô combien post-télévisuel) de l’ultra-violet et de l’infrarouge dans les divisions d’écran, les balayages, les incrustations. On voit ce qu’on voit. Il faudra que j’écrive un jour, pour chacun de ces enregistrements, quels étaient les enjeux réels, les coulisses, la querelle ou l’inspiration locale, les désirs de révélations. C’était, en tout cas, cette prise-là, et pas une autre. Date, climat et passions. Oui, oui, ces vidéos sont des classiques, elles sont bien consumées, rideau.

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Quelques explications supplémentaires.

Paradis, de Philippe Sollers : Le paradis du langage

Par Sylvain Gire
Avec Philippe Sollers (1ère diffusion : 20/12/1990)

Philippe Sollers lit la fin de son ouvrage Paradis II, deuxième volume de Paradis, publié en 1986 (2ème minute). Le paradis du langage serait d’abord une effervescence de la langue ; l’enfer serait la chose figée, le purgatoire une reprise progressive de la vie. Les paradis de : Dante, Tintoret, Proust, Boccace, La Fontaine, Joyce, Sade... La puissance d’un texte réside en la possibilité de "traverser tous les textes". L’éternisation de la jouissance équivaut à la mort, le paradis, c’est l’invention constante. Si lui-même décide que son marasme est un paradis, alors, son marasme deviendra un paradis (21ème).

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LE PREMIER VOLUME DE PARADIS SUR PILEFACE

  • Pour être dit
  • Ph. Sollers : Vers la notion de « Paradis » (I)
  • Sollers/Pleynet : Vers la notion de « Paradis » (II)
  • Sollers : Comment aller au Paradis ?
  • Philippe Muray : Somme
  • Denis Roche : Tout est paradis dans cet enfer
  • Armine Kotin Mortimer : Etude sur Paradis
  • Sollers : Tout est paradis dans cet enfer
  • Thierry Sudour : Paradis de Ph. Sollers : Edition critique et commentée.
  • Le Paradis existe t-il encore ?
  • Paradis - premières lignes
  • A. Gauvin : Maître Eckhart dans Paradis
  • La grande pensée
  • Le don des langues
  • Déroulement du Dao et Paradis
  • Paradis ou la seconde vie de Shakespeare
  • C’était l’époque
  • PARADIS II SUR PILEFACE

  • Jean-Paul Fargier : Sollers au Paradis
  • Paradis Vidéo (épisode 1) : à Reims
  • Paradis Vidéo et « la haute méfinition » (épisode 2)
  • Paradis Vidéo (épisode 3) : Jean-Paul Fargier raconte
  • Paradis Vidéo (épisode 4) : Jean-Paul Fargier raconte (suite)
  • Supplément sur Paradis Vidéo : Crève l’hypnose (fin)
  • Les coulisses du Paradis

    PARADIS III SUR PILEFACE

  • La hardiesse extrême : Paradis III
  • ***

    [1Paradis, Points 879, p. 146.

    [2Une seule interruption fut demandée par les responsables de la radio pour laisser la place, après 5h30, à une émission... turque.

    [3Metteur en scène, aujourd’hui responsable, avec son frère Charles Berling, du Théatre Liberté à Toulon.

    [4De cette soirée, propice aux retrouvailles et aux échanges, je rendrai compte avec la publication d’autres enregistrements vidéos inédits de Jean-Paul Fargier.

    [5Les commentaires qui ont accompagné la première publication de cet article (cf. ci-dessous ) font allusion à la fin de cette émission.

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    7 Messages

    • Insterburg | 23 février 2021 - 18:03 1

      Pivot, dans mon souvenir, introduit sa présentation du livre de Sollers en lisant la lettre d’un lecteur enthousiaste qui résume au suprême degré la singularité de Paradis. Dommage que vous n’ayez pas retenu ce passage dans l’extrait d’Apostrophes.
      Si Sollers laisse une trace, il le devra vraisemblablement à ce livre. Cette oeuvre (Paradis) aurait méritée d’être poursuivie.On attend toujours Paradis III et l’édition commentée de Paradis.


    • D.B. | 16 janvier 2013 - 21:55 2

      Merci pour ce lien qui nous permet de revoir ce numéro d’Apostrophe, jamais revu pour ma part depuis 1981, soit maintenant depuis plus de trente ans...
      En plus d’entendre Sollers parler de Paradis, il me restait surtout en mémoire cette fameuse lettre enthousiaste lue en fin d’émission par B Pivot qui n’hésitait pas ensuite à inviter son auteur à rejoindre le plateau : un jeune étudiant en lettres d ’Angers, dont je n’avais d’ailleurs pas retenu le nom. Aussi, lorsqu’à Pileface il a pu être évoqué entre nous pour l’année 2011 de marquer le trentième anniversaire de la parution du premier volume de Paradis, avais-je émis l’idée de lancer un "avis de recherche" sur ce jeune homme d’alors... Au delà de l’ anecdotique, que représentait pour lui Paradis, hier ? aujourdhui ?...Et cela ne s’est pas fait...
      En revoyant l’émission, il est aisé de noter le nom de l’étudiant en lettres : Joseph Raguin. Mais une rapide recherche nous apprend que devenu journaliste (notamment à La Voix du Nord), il est décédé à 51 ans précisément en juin...2011. "Passionné de littérature", il semble avoir entretenu des contacts avec Philippe Sollers...
      Peut-être aurait-il accepté de nous en parler...


    • A.G. | 16 janvier 2013 - 10:15 3

      Un document étonnant

      Tous les vendredis en partenariat avec l’INA, Libélabo propose des documents filmés. Cette semaine, autour du roman et sa diversité, Bernard Pivot reçoit sur son plateau Philippe Sollers pour son livre « Paradis ». (Apostrophes - 13/02/1981 - 1h18mn).
      Il y a aussi Jacques Lanzmann, François Régis Bastide, Patrick Modiano, Jean Louis Ezine, Anne Golon et... un étudiant enthousisaste.
      Il est question de « Paradis » à partir de la 52e minute. Les réactions de Bastide (« j’ai promis à des amis de ne pas parler du roman de Sollers ») et de Modiano (« ça m’a rappelé la fin des années 50 et... Sacha Distel ») sont étonnantes. Jacques Lanzmann et Jean-Louis Ezine sauvent l’honneur. Quant à Anne Golan, venue parler d’Angélique à Québec ( !), disons qu’elle illustre la... diversité. Cf. Libélabo.


    • benoît monneret | 3 août 2011 - 00:54 4

      Quel virtuose !


    • -H. | 1er août 2011 - 20:24 5

      Voici le document sonore le plus impressionnant et captivant de ce site. Merci.


    • A.G. | 16 juillet 2011 - 23:20 6

      Merci de votre vigilance. Vous êtes le premier à être parvenu à la séquence 10. L’erreur est rectifiée.

      Amicalement
      _ A.G.

      PS : La séquence 14 ne dépasse pas 1’56.


    • Pierre GANDOLFI | 16 juillet 2011 - 23:03 7

      Merci infiniment de rendre disponible l’enregistrement de cette lecture essentielle.
      Je n’ai pu directement écouter les nº 10 à 15, il me semble que les références à ces fichiers oublient un 0 (exemple http://www.pilefacebis.com/media/son/Sollers%20Paradis%2012.mp3 au lieu de http://www.pilefacebis.com/media/son/Sollers%20Paradis%20012.mp3).

      Par ailleurs, le fichier http://www.pilefacebis.com/media/son/Sollers%20Paradis%20014.mp3 est tronqué et ne dure que 1’56".
      Amicalement,
      Pierre Gandolfi