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Philippe Sollers, ou l’impatience de la pensée.

par Anne Deneys-Tunney. Suivi de "Femmes, romans"

D 27 mars 2011     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Les Presses Universitaires de France annoncent un ouvrage sur l’oeuvre de Sollers sous la direction d’Anne Deneys-Tunney. Son titre : Philippe Sollers, ou l’impatience de la pensée. Parution annoncée le 18 mai 2001

Anne Seneys-Tunney est une universitaire professeur de littérature française à la New York University. Agrégée de Lettres modernes. Spécialiste du XVIIIème siècle. Nous l’avons déjà rencontrée au sommaire de L’Infini n°113, hiver 2011, numéro dont le bandeau annonçait le thème principal, Femmes, romans., lre titre de son entretien avec Philippe Sollers.

Ouvrage collectif, les autres contributeurs sont aussi connus de pileface, Philippe Forest, le spécialiste de l’ ?uvre de Sollers, Aliocha Wald Lasowski, philosophe, Jean-Paul Fargier, vidéaste, auteurs de plusieurs documentaires avec Sollers, Lionel Dax historien d’art, enseignant que l’on a croisé dans ses prestations remarquées pour la revue littéraire Web, Ironie, qu’il a créée, et aussi, un revenant Roland Barthes.

Philippe Sollers, ou l’impatience de la pensée

Philippe Sollers, ou l’impatience de la pensée
Ouvrage collectif dirigé par Anne Deneys-Tunney
Presses Universitaires de France
mai 2011
224 pages
Le livre sur amazon.fr

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L’ouvrage

Philippe Sollers est avant tout, dans ses essais comme dans ses romans, un aventurier du langage et de l’écriture, en prise sur le langage oral et ses musiques. Mais il est aussi, par le langage et l’écriture, un aventurier de la pensée qui explore, dans et par l’écriture et le roman, l’infini des sensations et des corps, l’éparpillement du sujet dans son rapport à la langue, au sexe, aux images, au temps. Il raconte l’odyssée du sujet masculin dans ses rapports au sexe, à la langue, à l’art, à la vérité, toutes choses qui constituent — au sein de la lutte des sexes qu’il dit indépassable — le destin du sujet moderne ou post-moderne.
Centré autour de la question du roman et des questions esthétiques qui lui sont liées, cet ouvrage analyse et interprète l’ensemble de l’oeuvre romanesque de Philippe Sollers — depuis les analyses de Barthes sur « l’écriture » chez Sollers — dans ses rapports à la pensée, à la philosophie et à l’art de la modernité.
Le roman chez Sollers, dans ses diverses formes et périodes, définit un autre rapport entre pensée et littérature, poésie et énergie, narration et rire. Contre la faillite du roman sociologique ou de l’autofiction modernes, l’oeuvre de Sollers brouille les catégories des genres et des formes, et plus généralement l’opposition entre vérité et fiction. Elle ouvre ainsi un autre rapport à la modernité, hédoniste et ludique.

Table des matières

Introduction. - Philippe Sollers ou l’ubris dire, vers l’oeuvre totale, par Anne Deneys-Tunney

I. - Quelques tableaux pour une exposition, par Philippe Forest

II. - Rythme et écriture. Vitesse-Sollers, par Aliocha Wald Lasovski

III. - Sollers ou l’accomplissement des écritures, par Jean-Paul Fargier

IV. - Beautés du temps. Sollers et la peinture, par Lionel Dax

V. - Philippe Sollers et le dix-huitième siècle. Portrait de l’artiste en jeune Diderot, par Anne Deneys-Tunney

VI. - Entretien à propos des personnages féminins dans ses romans, Philippe Sollers avec Anne Deneys-Tunney

VII. - Sollers par dessus l’épaule, par Roland Barthes

Femmes, romans

Entretien avec Philippe Sollers par Anne Deneys- Tunney [1]

(sous-titrage pileface)

1. Les personnages de femmes dans les romans de Sollers
2. Il n’y a pas d’« éternel féminin »
3. Des femmes ! Le pluriel s’impose...
4. Est-ce que vos romans sont des romans d’éducation sexuelle ?
5. Jamais deux femmes, toujours au moins trois, règle absolue
6. Les Lettres à Sophie
7. La question de la jouissance des femmes
8. L’ambivalence du rapport du narrateur aux femmes
9. Ce qui fait bander les femmes
10. La guerre des sexes
11. L’interdit c’est la tristesse
12. C’est dans la durée que ça se joue
13. La question du temps
14. La vie est un art
15. Du rapport entre les personnages féminins et l’écriture du roman
16. Multiplicité des partenaires et polygamie
17. C’est la composition qui compte
18. L’écriture du corps
19. Littérature et peinture
20. Littérature et « percepts » de Deleuze
21. Narration et réflexion : l’imbrication des genres
22. L’oralité
23. Le XVIIIe siècle dans les romans de Sollers
24. Jalousie et Histoire
25. Les déesses m’intéressent

Philippe Sollers : Voici un numéro du journal Libération. Nous sommes le 23 août 2010, et voici un article sur Discours parfait, très élogieux, qui paraît aujourd’hui, alors que le livre est paru en janvier. C’est d’ailleurs un article charmant qui comporte la phrase suivante : « Sollers de livre en livre amasse tout ce qu’il aime en attendant la fin du monde ou la sienne. Il faut le lire pour comprendre à quel point il finira par manquer  ». Je suis donc posthume. Alors on y va et je vous suis.

1. Les personnages de femmes dans les romans de Sollers

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Anne Deneys-Tunney

Anne Deneys-Tunney : Vous m’aviez dit que cela vous intéresserait que nous nous entretenions des personnages de femmes dans vos romans, ce sera donc, si vous voulez, le sujet de notre entretien. Dans vos Mémoires (Un vrai roman. Mémoires) vous vous étonnez de ce que rien n’ait été dit au moment de la sortie de votre roman Femmes (1983) sur les personnages de femmes. Et vous dites : « C’est d’autant moins compréhensible que c’est le roman le plus important de la deuxième moitié du XXe siècle sur la question des rapports entre hommes et femmes  », j’en suis d’accord avec vous. Ma première question sera donc la suivante : Comment expliquez-vous, avec du recul aujourd’hui, ce silence de la critique quant à la question des personnages de femmes dans l’ensemble de votre oeuvre ?

Ph. Sollers : Je crois que ça tient au refus, de prendre en considération une enquête de cette importance sur la mutation de la fin du vingtième siècle. Le livre comporte des tas de descriptions de personnages de femmes en situation qui ont choqué considérablement la critique et la réception. Tour de suite, les clés supposées du roman ont été attribuées à des morts masculins célèbres, c’est-à-dire Barthes, Lacan, Althusser etc. Tour ce ce qui était vivant féminin a été censuré. Je me suis trouvé dans une situation étonnante, parce que ça n’a même pas été critiqué, ç’a été passé sous silence. Si j’avais eu affaire à de violentes réactions, de type féministe par exemple, parce que je montrais la montée et le renversement du féminisme, bon ça aurait été au moins une réaction. Là, rien. Silence de mort, face à une enquête aussi étendue et précise on pourrait aligner les personnages féminins, voir comment ils sont distribués en situation, comme dans un tableau de Mendeleïev, en négatives et en positives. Les négatives considéraient qu’il valait mieux se taire et les positives, par définition, n’avaient rien à dire. Donc, là, je ferai allusion à ce qui s’est passé en peinture. Quand Manet expose Le Déjeuner sur l’herbe, la réaction est d’une violence inouïe. Rires, sarcasmes, injures. Nous sommes en 1863. Par la suite, nous avons un personnage considérable quant au sujet féminin, Picasso. Picasso, après la Seconde Guerre mondiale, continue plus que jamais son enquête sur le sujet, et c’est très mal reçu et jugé, notamment aux Etats-Unis d’Amérique, c’est-à-dire au fond dans l’Empire. Je crois qu’aujourd’hui encore, aussi bien Manet que Picasso, qu’on révère de façon « culturelle », n’ont pas été compris sur cette question de la représentation des corps féminins. Qu’est-ce qu’il y a dans ces oeuvres ? Des précisions sur des personnages extraordinairement différents les uns des autres, ce qui vaut pour tous mes romans en général, notamment pour Le Coeur Absolu. Qu’est-ce qu’un homme qui se promène romanesquement dans le monde, en ayant des expériences féminines multiples - c’est déjà fort répréhensible - et qui peut les raconter avec des femmes aussi différentes, négatives ou positives ? Un des personnages dont personne ne m’a jamais parlé, qui me paraît très important dans Femmes, c’est celui d’Ysia, la Chinoise. Silence complet. Ou encore le portrait de Louise, la claveciniste. À part une claveciniste française, qui m’a dit qu’on n’avait jamais écrit des choses aussi justes sur le toucher de l’instrument à propos des Variations Goldberg etc. Silence, silence. Pourquoi ?

Anne D.T. : Dans tous vos romans, qui sont des romans écrits à la première personne, qui mettent donc en scène un narrateur, dans son rapport au monde - monde qui est à chaque fois différent ...

Ph. S. : Oui, un monde à chaque fois différent, c’est ce que j’appelle les I.R.M., les Identités Rapprochées Multiples...

2. Il n’y a pas d’« éternel féminin »

Anne D.T. : On remarque que le rapport au monde de ces narrateurs est un rapport double, toujours, à la fois aux femmes, au monde des femmes, qui sont de l’ordre du désir, du sexe, de l’immédiateté et aussi parfois d’une forme de résistance - peut-être, on verra ? -, et un rapport à l’écriture, puisque dans Femmes, le narrateur écrit un roman sur l’éternel féminin ...

Ph. S. Il n’y a pas d’« éternel féminin ». Nous sommes très loin ici de Goethe, et encore plus loin du romantisme sous toutes ses formes.

Anne D.T. : Puis dans Le Coeur Absolu, c’est la même chose, le narrateur est en train d’essayer d’écrire une adaptation pour le cinéma de La Divine Comédie de Dante. Apparaissent selon moi ici les deux très grands thèmes de votre oeuvre, à savoir le rapport aux femmes, et la mise en scène du travail de l’écriture. Les deux étant toujours inextricablement liés. On trouve un signe dans Portrait du Joueur, où vous dites qu’il y a plusieurs naissances après la naissance pour le narrateur : la découverte que le narrateur peut se parler à lui-même à l’âge de sept ans et la sexualité à quinze. Vous dites d’ailleurs que c’est votre mère qui vous a ouvert le monde des livres, qui a ouvert le sésame de la littérature.

Ph. S. : Non, elle a juste constaté que je savais lire à cinq ans, ce qui est différent.
Le monde des livres je m’en suis occupé tout seul. Elle était là au moment où il y avait l’ânonnement traditionnel, le béa- ba, et brusquement j’ai lu, et elle m’a dit : « Tu sais lire », formule magique.

3. Des femmes ! Le pluriel s’impose...

Anne D.T. : Donc depuis l’origine, littérature ou écriture, et monde de la femme, des femmes...

Ph. S. : Des femmes ! Le pluriel s’impose... Le pluriel doit prouver qu’il s’est passé quelque chose dans la compréhension d’une mutation du monde féminin, précisément au détour de la fin du XXe siècle. Ça change absolument la vision antérieure - la pire, la romantique, la vision idéaliste, la vision idéalisée. Vous avez, dans Femmes par exemple, un portrait que je trouve très réussi, c’est la dérision de Madame Bovary. Vous avez une pièce à conviction majeure : lors de la parution du livre en poche, un détail des Demoiselles d’Avignon de Picasso occupait la couverture de Folio. La responsable qui était à l’époque chargée des livres de poche chez Gallimard, je la reverrai toujours me demandant du haut d’un escalier : « Qui a choisi cette horreur ? » Picasso (voir aussi mon essai Picasso le héros) est capital sur cette question. Il y a aussi Willem de Kooning que je suis allé voir chez lui aux Etats-Unis. Les peintres sont toujours en avance par rapport à la représentation courante. Je me revois à Columbia University, il y a plus de vingt ans, faisant une conférence sur Fragonard et projetant des diapositives, notamment de ses baigneuses. Il y avait un commando féministe qui me reprochait d’avoir projeté des images pornographiques. Sur le plan du puritanisme fondamental, qui empêche de vivre, de voir la peinture, d’écouter de la musique, de voir, mais aussi, de toucher et de savoir de quoi il s’agit dans la vie, je trouve que ma démonstration est pertinente. Et la situation n’a fait que s’aggraver avec le temps.

4. Est-ce que vos romans sont des romans d’éducation sexuelle ?

Anne D.T : Dans tous vos romans le rapport aux femmes est un rapport qui est marqué par le sceau du désir, de l’Éros. Vous me faites énormément penser à Diderot, que j’adore, dont vous avez joué le personnage dans un film réalisé par Jean-Paul Fargier, qui dit, au début de son Essai sur les femmes, qu’un philosophe qui essaie de penser aux femmes, devient immédiatement un amant qui rêve. Vous définissez souvent vos romans comme relevant de ce que vous appelez « une biographie sensuelle  », Est-ce que vos romans sont des romans d’éducation sexuelle dans lesquels finalement, le héros tout en découvrant ces femmes, en explorant le bonheur, le plaisir qu’il peut éprouver auprès d’elles, ou au contraire les ennuis qu’il rencontre avec elles, est-ce que tout cela dans le fond, ne constitue pas, comme dans le roman du XIX’ siècle, une éducation ?

Ph. S. : Sûrement pas, parce que le mot « éducation » renvoie à un apprentissage, ça renvoie à l’école, à un enseignement qui, en fait, n’existe pas. Les découvertes, sur ce plan, sont strictement personnelles. Il s’agit d’une auto-éducation si vous voulez. Expériences positives, expériences négatives, toujours pour mettre en avant les positives. Il y a la lumière et il y a l’ombre. Il y a les moments passionnels, positifs, et les moments passionnels négatifs c’est-à-dire il y a quelque chose de très précis sur les embarras entre les hommes et les femmes ... Pour commencer un livre comme Femmes, je me demandais si j’allais garder l’introduction qui est très abrupte :

« Le monde appartient aux femmes, c’est-à-dire à la mort, là-dessus tout le monde ment ».

C’est très biblique, d’une certaine façon. Donc automatiquement on tombe sur le problème de la reproduction de l’espèce et du moment-clé qui s’est produit dans la dernière phase du XXe siècle, dont je témoigne à longueur de temps. Je suis le seul à le faire. Il n’y a pas un seul romancier capable de dire ce que signifie la prise en main par la Technique du continent féminin. Comme c’est étrange. Vous voyez bien que tous les préjugés remontent au XIXe siècle. Je suis le seul romancier, en somme, qui décrit l’arraisonnement de la substance féminine par la Technique. C’est-à-dire finalement la fabrication du corps humain qui commence à ce moment-là, et qui est maintenant en croissance exponentielle : on en sera bientôt à l’utérus artificiel. Je suis le seul à avoir mis l’accent sur ce qui est essentiel pour la plus grande majorité des femmes.

Anne D.T. : Et essentiel pour les hommes aussi, puisque ça va permettre peut-être dans l’avenir aux femmes de ne plus avoir besoin des hommes dès lors que la reproduction est techniquement assurée et assistée.

Ph. S. : Mais, voyez-vous, le fait d’avoir coincé l’expérience sexuelle sur la reproduction, c’est absolument tragique. Au même moment se sont développées les procédures techniques de reproduction de l’espèce, et au même moment comme il fallait s’y attendre, un renversement complet des valeurs. Par exemple le fait que l’homosexualité masculine, plus que féminine - la féminine est plus intéressant à mon avis, mais passons -, est devenue quelque chose de pratiquement normal, ce qui ne s’était jamais vu, dans aucune société. Renforcement du contrôle...

Anne D.T. : Pourtant, dans la société grecque ?

Ph. S. : Non, ça n’a rien à voir. Je crois que les Grecs et nous, nous sommes dans des abîmes de distance. Je ne crois pas que les Grecs étaient particulièrement dispensateurs de réflexions ou de remarques sur les femmes. Vous disiez Diderot, certes, mais Diderot a été très timide — nous avons les Lettres à Sophie Volland qui sont charmantes —, mais au fond c’était quelqu’un d’assez conventionnel. C’est timide, comme le prouve son approche de la peinture. Il y a des peintres qu’il ne voit pas, Watteau, par exemple, ça lui échappe complètement. Le problème, c’est le coinçage de l’acte sexuel dans la reproduction — comme toutes les religions l’ont toujours préconisé et imposé. L’acte est admis en fonction de la reproduction de l’espèce. Donc ça suppose une pénétration dite normale etc. Mais c’est réduire un continent absolument énorme à un acte tout à fait réduit. Autrement dit, il Y a mille façons de faire avec le corps féminin comme le prouvent les peintres. Ils ne sont pas là, tout le temps, en train de pénétrer des nymphes. Il y a tout un environnement sensuel qui est censuré. Voilà, je suis le premier à en tenir compte. C’est-à dire que je parle beaucoup de tout ce qui se passe autour et qu’on est capable ou pas de dire. Si les peintres peuvent le peindre, il faut que l’écrivain sache le dire. Et je trouve qu’on a été extrêmement restreint sur cette question.

5. Jamais deux femmes, toujours au moins trois, règle absolue.

Anne D. T : En relisant vos oeuvres, dont plusieurs ajoutent la mention « roman » à leur titre il m’a semblé qu’il y avait en fin de compte deux catégories de romans : ceux dans lesquels domine clairement une femme, Le Parc, l’Étoile des amants, La fête à Venise, par exemple. Dans Les Voyageurs du Temps, c’est aussi le cas ; dans le prochain à paraître en janvier 2011, Trésor d’Amour, avec Minna, une vénitienne, c’est la même chose. Et puis, il y a les autres, dans lesquels on trouve au contraire, pour reprendre votre image de Portrait du Joueur, des « bouquets de femmes  ». Ce serait Portrait du Joueur, Femmes bien entendu, Le Coeur Absolu. Est-ce que cette opposition est pertinente ? D’autant que vous aimez beaucoup la question du nombre, des nombres, puisque vous déclarez dans Portrait du Joueur : jamais deux femmes, toujours au moins trois, règle absolue.

Ph. S. : Cette question d’arithmétique est intéressante. Zéro femme signifie : ascétisme, vie monastique, abstention, chasteté. Pourquoi pas ? Une ? Ça va entraîner, presque automatiquement, la réitération du rapport d’un homme avec sa mère. Deux, c’est effrayant, je dis jamais, pourquoi ? Deux c’est courant, c’est d’une banalité affligeante. Deux femmes vont se mettre en compétition l’une par rapport à l’autre, n’exister et ne penser que par rapport à l’autre. La question à traiter, là, c’est la question de la jalousie féminine. De quoi est faite la jalousie féminine, c’est d’un intérêt surévalué chez les femmes. Alors, à partir de trois, pour un homme, la situation s’éclaircit un peu. Et à partir de là, c’est n + unes. J’en reviens aux peintres comme Picasso, qui est un héros de l’exploration de ce domaine - prenez ses femmes : Fernande, Eva, Olga, Dora, Marie-Thérèse, Françoise, Jacqueline, etc., toutes ses aventures. Dans mon cas, si je peux me comparer à lui, il y chaque fois pour moi des noms très précis. C’est drôle de voir que jamais les prénoms ne sont prononcés, il faut les prononcer. Dans Femmes, je peux en citer deux : Louise et un autre des personnages principaux qui s’appelle Cyd. Ensuite, dans Portrait du Joueur, un des personnages essentiels s’appelle Sophie. Sophie ce n’est pas la Sophie Volland de Diderot, c’est une Sophie autrement particulière. J’insiste sur le fait que ses lettres sont authentiques, elles sont tout à fait étonnantes, elles ont été écrites et pratiquées. Donc là, ce qui est mis en scène, c’est le fait du scénario préalable, qui va être effectué dans la réalité. Le roman raconte ça. Ensuite vous avez des personnages féminins multiples, comme dans Le Coeur Absolu. Qu’est-ce que je veux démontrer ? Qu’il y a possibilité de se déplacer dans la société, à travers des figures et des situations multiples, à travers des femmes de toutes origines sans tenir compte de l’origine sociale, ou ethnique, ou religieuse, peu importe. Il faut faire varier tout à fait les corps. Au lieu de s’en tenir à une ou deux aventures, le romancier montre qu’il n’y a là aucun préjugé, sauf son attraction à un moment ou à un autre, positivement ou négativement, mais plutôt positivement, et on peut faire un relevé de tout ce qui est en train de se passer à plusieurs niveaux dans la société, en haut comme en bas.

6. Les Lettres à Sophie

Anne D.T : En ce qui concerne le personnage de Sophie, une chose est remarquable : elle est sans doute le personnage principal dans Portrait du Joueur, mais elle réapparaît dans Le Coeur Absolu, où vous posez la question de l’authenticité de ses lettres, vraies ou fausses ; de même, dans Les Voyageurs du Temps, vous revenez sur le personnage de Sophie et vous réitérez que ce sont de vraies lettres, qu’elles ont été vraiment écrites par une vraie femme. A ce sujet j’aurais une question à vous poser : est ce que cette question du vrai ou du faux des lettres est vraiment une question pertinente et absolument indispensable pour un romancier qui navigue dans la fiction ?

Ph. S. : Oui, c’est important dans la mesure où il s’agit de démontrer que la vie elle-même se déroule comme un roman, selon le dispositif d’aimantation de la perception. À partir du moment où on a pris une certaine forme de perception, un certain angle, la vie devient romanesque. Il ne s’agit pas d’écrire des romans sans vivre. Il faut vivre les romans qu’on écrit. Vous vous rappelez l’exergue de Laurence Sterne pour Le Coeur Absolu : « De chaque lettre tracée ici, j’apprends avec quelle rapidité la vie suit ma plume. »

Anne D.T. : Est-ce un principe éthique ?

Ph. S. : C’est un principe technique. Je citais Picasso : il est bien évident que Fernande, Eva, Olga, Dora, Marie-Thérèse, Françoise et Jacqueline ont existé. On les voit apparaître avec des traits qui se contaminent en passant les unes dans les autres, c’est tout à fait passionnant. La vie de Picasso a été un roman continu, où des figures de femmes qui conviennent à sa recherche paraissent au moment opportun. Les femmes surgissent au moment même où le peintre, les attendait. A ce moment-là, Picasso dit : j’ai déjà fait votre portrait avant de vous connaître. C’est exactement le contraire de ce qui est acceptable dans la vie sociale organisée, on est dans une aventure permanente.

En effet vous avez raison d’insister sur le fait qu’il y a des romans de moi qui sont centrés sur un personnage dominant. C’est très visible par exemple dans Les Voyageurs du Temps. Le personnage principal s’appelle Viva, et elle a une identité tout à fait particulière, puisqu’elle travaille dans les services secrets du Ministère de la Défense. Si vous en avez l’occasion, passez tout près, à deux pas de la Place Saint-Thomas d’Aquin, puisque tout se passe dans le quartier ; il y est même question de mon bureau de Gallimard. Dans Les Folies Françaises, elle est la fille du narrateur et s’appelle France. Dans Le Lys d’or, il y a Reine, par rapport à laquelle est posée la question du contrat. La question du contrat est aussi posée dans Portrait du Joueur, mais de façon très différente dans Le Lys d’or, où le personnage principal est une aristocrate qui signe avec l’écrivain un contrat suivant lequel il doit raconter ce qu’il veut, et même son entrée dans le roman, puisqu’elle lui donne de l’argent pour qu’il raconte, c’est ça le principe. Dans Le Secret, vous avez également des personnages féminins, mais là, il Y a quelque chose qui se rapporte beaucoup plus à un personnage d’épouse, par exemple avec le fils du narrateur et les trois ont les mêmes initiales : Judith, Jeff et Jean Clément, J. C.). Dans Passion fixe, vous avez de nouveau plusieurs personnages, mais il y en a une principale qui s’appelle Dora. Dans L’Étoile des amants, vous avez Maud. L’accent est toujours mis sur le fait qu’il y a construction d’une situation défensive pour mener une vie clandestine. Ce sont donc des actes antisociaux ou asociaux, c’est-à-dire la vie comme défense par rapport à l’empiétement de la surveillance sociale. Tous mes romans comportent ce genre de situations semblables et différentes, où la vie dite privée, y compris le mariage, sont conçus comme une défense par rapport à une agression sociale de plus en plus mortifère et destructrice. C’est à cela que conduisent les personnages féminins dans tous mes romans, à une liberté par rapport à ce qui pourrait être du domaine de l’intrigue ou de la destruction sociale. Ce sont des personnages de femmes libres, qui ont conscience de choisir leur liberté dans la clandestinité. Et je suis persuadé qu’il ne se passe jamais rien d’intéressant entre un homme et une femme, sauf quelque chose qui implique immédiatement la clandestinité.

Anne D.T. : Et pourtant, en parler dans des romans, l’écrire, est une manière sans doute d’ouvrir au public cette clandestinité, c’est une manière de la donner à lire à un public de lecteurs.

Ph. S. : Oui, mais ce n’est pas ça qui va faire de ces romans ce que le public attend, c’est-à-dire des conventions de roman, de cinéma, etc. Les ventes ne vont pas être forcément importantes. C’est variable. Dans Une Vie divine, vous en avez deux : Ludivine, qui devient un personnage connu dans la mode, c’est une femme d’aujourd’hui, et l’autre au contraire, philosophe, qui va créer avec le narrateur ce qu’ils appellent des séances de temps. Des séances érotiques en effet. Tout cela est précis sur le rituel qui a lieu dans ces conditions. C’est à chaque fois, donc, la construction d’une situation, avec une femme concrète, qui a un prénom concret, qui existe dans la vie réelle. Vie réelle dans le roman.

7. La question de la jouissance des femmes

Anne D. T :Je remarque que le langage est toujours très présent dans ces scènes érotiques. En même temps le narrateur se pose toujours la question c’est assez drôle d’ailleurs de la jouissance de la femme ...

Ph. S. : Des femmes ! Avec moi ne dites pas la femme, il s’agit des femmes. Il n’y a pas « l’homme », il n’y a pas « la femme ». Il y a des hommes, et il y a des femmes.

Anne D.T. : Le narrateur se pose souvent la question de la jouissance des femmes. Est-ce que cette question, qui est très présente dans vos romans comme une inquiétude toujours latente ne revient pas finalement à dire que le seul savoir qu’un homme puisse avoir des femmes, sur les femmes, c’est peut-être celui-là : est-ce qu’elles ont joui ou pas ? Est-ce que ce n’est pas finalement le seul savoir qui est possible sur les femmes pour un homme ?

Ph. S. : Oh non, non, ce serait bien misérable de s’en tenir là. La question que je pose est en effet aggravée par le fait que, lorsque c’est satisfaisant, ça ne va jamais sans dire. Si vous demandez : est-ce qu’une femme a joui ou est-ce qu’elle n’a pas joui, de toute façon — la simulation étant ce qu’elle est dans ce domaine — si l’on est naïf comme le sont la plupart des hommes à ce sujet, ils vont se raconter ce qu’ils veulent. L’escroquerie commence par la simulation de la jouissance. Qu’est-ce que c’est qu’une femme qui jouit, c’est une femme qui doit être consciente de dire ce qui lui arrive. Donc, ça ne va pas sans dire. Chaque personnage féminin important ne va pas sans dire. C’est aussi dans le langage que ça se passe.

Anne D.T. : L’exemple qui me vient évidemment à l’esprit à ce propos, c’est Sophie dans Portrait du Joueur. La fameuse phrase de Sophie : chaque lettre contient une phrase-clé de Sophie, qui décrit le scénario érotique tel qu’il est construit à chaque séance, elle est écrite à l’avance par Sophie et prononcée ensuite par elle, et c’est cela qui va provoquer la jouissance des deux partenaires en même temps.

Ph. S. : C’est ce que je voulais souligner : ça ne va jamais sans dire. Ça compose un moment particulier, qui est le plus osé, mais il y en a d’autres ; c’est-à-dire que ce scénario n’est pas obligatoire. Ça ne peut avoir lieu qu’avec une. Et pour chacune (chaque une), c’est pour ça qu’il ne faut pas dire « la femme », il y a une façon de faire qui n’est pas la même. C’est pour cela qu’il faut que le narrateur soit dans des Identités Rapprochées Multiples (IRM), c’est-à-dire qu’il agisse selon la situation, exactement comme un peintre.

Anne D.T. : C’est un véritable situationniste de l’Éros, en quelque sorte ?

Ph. S. : Oui, mais les situationnistes ne nous ont pas appris grand-chose là-dessus ! Je prenais l’exemple de Picasso, parce que c’est le plus probant de ce point de vue, parce qu’il est chaque fois dans une aventure très singulière. C’est pour cela que j’en parle dans Femmes. Picasso, mort en 1973, il faut l’accompagner plus loin, parce qu’il est vraiment important de contrer le puritanisme anglo-saxon en général, l’Empire en somme. Il faut se rendre compte qu’il a eu des expériences, des négatives comme des positives. Et que d’un moment à l’autre, ça peut changer :

Dora peut-être comme ça absolument merveilleuse, mais, au chapitre suivant c’est la femme qui pleure. Ou bien, Marie-Thérèse, absolument ronde et magnifique, dans Le Rêve - elle avait dix-sept ans quand Picasso l’a rencontrée près des Galeries Lafayette. Il l’a installée clandestinement, toujours selon sa méthode : vous l’avez en rêveuse délicieuse, épanouie et sensuelle, mais deux jours après, vous avez un entrelacement d’ossements.

8. L’ambivalence du rapport du narrateur aux femmes

Anne D.T. : C’est-à-dire que dans vos romans le rapport des narrateurs ou du narrateur aux femmes est ambivalent, c’est ce que vous dites. Objet de désir, objet de jouissance, et puis toujours le risque de l’aliénation, voire d’une féminisation ou d’un étouffement.

Ph. S. : D’un châtrage, tout simplement, dans la mesure où il est assez compliqué, le plus souvent, d’arracher une femme : premièrement à sa mère, ça c’est le « Cantique des Cantiques », il faut aller la chercher chez sa mère, vous connaissez ce poème biblique fameux, très précis sur le plan analytique. La mère pèse de tout son poids. Ensuite, au fond, toute femme qui engendre, engendre imaginairement avec son père, alors que le reproducteur qui est là n’est là que comme un insecte qui doit faire son travail séminal. Ensuite, il faut tirer les personnages féminins pour qu’elles aient accès au « dire » même de leur liberté, à l’encontre de la société qui pèse de tout son poids sur elles. C’est un travail antisocial. Dès lors qu’une femme se met à représenter la société, ce qui est assez fréquent — c’est pour ça qu’il faut être extrêmement vigilant et réveillé — ça devient très compliqué. Et ennuyeux, c’est ça le pire. Alors, je reprends encore Picasso : il y a des moments où vous voyez Olga représenter la société, avec son fils, etc., et Dora, qui représente la société en politique, avec toutes les intrigues autour du Parti Communiste, etc. Il y a des moments d’aller vers l’avant et des moments de retour en arrière. Donc ce que mes narrateurs font, c’est d’essayer de discerner, d’emblée, jusqu’où on peut aller, dans une liberté défensive. C’est la guerre défensive, dont, comme vous savez, Clausewitz a fait la théorie, magnifique ; à savoir que n’est pas du tout une guerre de repli, mais au contraire c’est le summum de la guerre, parce que la défensive implique à moment donné la contre-offensive. Vous voyez, c’est la guerre ! La guerre des sexes est là. C’est indépassable. Alors comment se mettre d’accord pour attirer un adversaire déclaré, dans un jeu qui lui permette de penser à autre chose tous les jours que la guerre, à cause de l’usure, du ressentiment ? Cela s’appelle ouvrir des espaces paix. Ordre, beauté, luxe du calme, luxe de la volupté : la vraie poésie, en somme...

Anne D.T. : Oui, des espaces de bonheur, de jouissance.

Ph. S. : Baudelaire : « Mon enfant, ma soeur, songe à la douceur... »

Anne D.T. : Ce narrateur est à la fois actif et passif, chasseur et chassé ?

Ph. S. : Il est différent. Il est le même, tout en n’étant pas le même. Je est le même. Il est le même que ses propres mêmes. Ce n’est pas « je est un autre », c’est le même dans le pas-même.

9. Ce qui fait bander les femmes

Anne D.T. : Le narrateur dit à un moment que ce qui fait bander les femmes, c’est que les hommes soient vraiment au-delà. Alors ma question sera : au-delà de quoi ?

Ph. S. : Au-delà de la croyance sexuelle. Ça les impressionne beaucoup d’avoir affaire à quelque chose qu’elles rencontrent très rarement, et qu’elles ont du mal à comprendre, à quelqu’un, donc, qui est un véritable athée de la sexualité. Ça signifie quelqu’un qui peut s’y prêter sans y croire. La crédulité sexuelle est devenue plaie générale. C’est très étrange, il y a l’argent et ça. Vous ajoutez la drogue et tout ce qui s’ensuit. Quelqu’un qui peut éventuellement se passer des relations physiques, c’est extrêmement séduisant pour une femme. D’ailleurs c’est pour cela les prêtres en général et tous ceux qui font profession, malheureusement pour de ne pas se livrer aux relations physiques, ont une telle récolte, autant d’adhésions féminines. Mes narrateurs ne sont pas du tout religieux. C’est même tout à fait contraire. Mais, ils sont, si je peux dire, imbroyables. Cela me fait penser à la mère de Picasso recevant Olga, parce que Picasso veut l’épouser. Elle dit à Olga : oh, surtout, ne l’épousez pas, il ne pense qu’à lui-même et à sa peinture. Ce qu’elle veut dire c’est qu’il n’est pas broyable.

Anne D.T. : Ces narrateurs ou ce narrateur semblent toujours menacés par deux dans l’ennui et la solitude.

Ph. S. : Attendez, non. La solitude n’est jamais ennuyeuse chez moi. Il y contraire un hymne constant à la solitude, au recueillement, à la méditation l’écriture etc. Non, l’ennui c’est la société. L’ennui, l’enfer, c’est la société.

Anne D.T. : L’autre danger qui menace toujours, est incarné par les femmes, se faire piéger par les femmes, être domestiqué. Face à ça, dans Portrait du Joueur, vous dites que très tôt, à sept ans, le narrateur a découvert qu’il pouvait se parler à lui-même. Est-ce que se parler à soi-même est à l’origine de la littérature, de l’écriture ? Est-ce que ce n’est pas finalement la solution face à ce double danger que représentent les femmes ?

Ph. S. : C’est un danger très peu présent puisque les différents narrateurs ont le discernement des corps. Vous savez comment on parle du discernement des esprits. Or en général ils ne sont pas menacés de quoi que ce soit, mais encore une fois, comme le but principal c’est de créer des espaces de liberté, on les crée, ou alors on s’abstient, on passe à côté. On poursuit son chemin quand on ne trouve pas des partenaires romanesques avec lesquels s’amuser. L’amusement, c’est le contraire de l’ennui. Un des personnages de mes romans dit — je l’ai mis dans un livre — « je vois que c’est difficile : relations physiques d’abord, on parle ensuite ». Et la formule pour ça, c’est « désennuyons-nous ».

Anne D.T. : Le désennui venant de la parole.

Ph. S. : Le désennui implique qu’il faut rire avant de parler. Vous me demandiez ce qui peut être la preuve qu’une femme a « joui », malgré les simulations. Un professionnel, si j’ose dire, ne s’y trompe pas, c’est quand une femme a ri. C’est tour à fait probant. Je vais citer Céline : les Muses dit-il, « ne rient bien que branlées ». On voit très bien quand une femme a ri ou pas. Une femme qui a ri, a joui. D’ailleurs, le fait de les faire rire est un puissant argument, si j’ose dire, dans l’aventure.

10. La guerre des sexes

Anne D.T. : Vous avez vous-même parlé du thème de la guerre des sexes.

Ph. S. : Oui, c’est une réalité. Indépassable. Sauf si on sait se servir de la guerre pour utiliser la force de l’adversaire et que ça tourne à autre chose qu’au ressentiment et à l’esprit de vengeance. Au fond, c’est très ennuyeux la guerre des sexes : c’est ce qu’elles disent.

Anne DT. : Il y a clairement deux types de sexualité dans vos romans, le sexe heureux — le beau, le gai et puis la marchandise, les rapports de pouvoir.

Ph. S. : Ce qu’il faut bien voir, c’est que ce sont les singularités qui comptent.

Donc on ne dit pas la femme, on dit des femmes, chacune a une identité singulière. Et je pense à chacune d’elles à chaque fois comme ayant une identité singulière, qu’elle soit poissonnière ou philosophe, riche ou pauvre, cultivée ou pas.

Anne D.T. : Vous connaissez certainement la formule de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel  », qui place la sexualité humaine sous le signe du malentendu. Pour Lacan, très schématiquement, chacun vit le sexe dans son imaginaire à soi qui n’est pas celui de l’autre.

Ph. S. : Oui, ça c’est du Lacan. Il n’y a pas de « rapport », mais il y a des rencontres. Si Lacan avait écrit des romans, ç’aurait été à mon avis plus intéressant que de tourner toujours autour de cette question de topologie tordue. C’est dommage qu’il n’ait pas écrit de romans.

Anne D.T. : Il n’en était sans doute pas capable, il faut un autre genre de génie pour écrire des romans.

Ph. S. : Ce n’était pas son truc. C’est ce que j’ai toujours désigné par le fait que les textes écrits par Lacan, sont sur-écrits, à cause d’une préciosité parfois illisible. Heureusement, qu’ils ont été mis en musique par Jacques Alain Miller, qui a rédigé les Séminaires d’une façon tout à fait claire. Lacan était un merveilleux improvisateur, c’était un homme de théâtre. Dans sa vie privée, je ne pense pas qu’il ait eu beaucoup de liberté. Donc, il a théorisé, comme d’ailleurs la plupart des penseurs, des philosophes. Interrogez les philosophes sur les femmes, c’est un délice, ils n’y connaissent strictement rien. Et si vous voulez, je peux vous le prouver en faisant un tableau des différents philosophes. Ils n’ont jamais su ce qu’était la philosophie française, la philo-Sophie

11. L’interdit c’est la tristesse

Anne D.T. : Dans l’établissement de la petite société du Coeur Absolu, dans ce qui établit le contrat entre les sociétaires de cette maçonnerie épicurienne, une phrase m’a frappée : l’interdit, c’est la tristesse. Je comprends tout le reste, mais pourquoi est-ce que la tristesse est interdite. Est-ce que la tristesse ne peut pas être aussi une composante du bonheur ?

Ph. S. : Non, là vous allez dans le sens romantique, c’est justement le contraire.

Je ne résiste pas au plaisir de vous citer Casanova, qui dit à une de ses maîtresses : « sois gaie, ta tristesse me tue ». C’est tout. Ça s’appelle le gai savoir. Nous sommes aux antipodes de ce que j’appellerai l’infection idéaliste et romantique, qui est absolument prédominante et beaucoup relayée par la mélancolie féminine. Une femme qui n’a pas ri, disais-je, elle pleure où elle est triste, c’est à éviter.

Anne D.T. : Il y a aussi, semble-t-il, un rapport, un autre rapport possible aux femmes, qui est esquissé dans vos oeuvres, c’est la complicité, c’est l’amitié, qui serait donc l’amour dans la durée.

Ph S. : Mais bien sûr...

12. C’est dans la durée que ça se joue

Anne D. T. : Mais ce qui me frappe, c’est que ce thème constitue comme le fond du tableau, à la fois présent et invisible. C’est comme un arrière-fond dans le tableau, le fond à partir duquel se détachent le reste, les aventures multiples, les fées et les sorcières, etc.

Ph. S. : C’est dans la durée que ça se joue, c’est une façon d’être avec quelqu’un dans le temps.

Anne D.T. : Ce qui m’étonne un peu finalement c’est que vous n’en ayez pas plus parlé.

Ph. S. : Oh si.

Anne D.T. : Oui, vous en parlez, mais ce thème de l’amour dans la durée n’a pas la présence narrative qu’a le thème des aventures multiples dans l’instant.

Ph. S. : C’est parce que le temps de la durée en question n’est pas dicible en termes de temporalité, parce que ça implique la durée des personnages — enfin je ne cite pas les noms — mais il y en a deux qui sont connus. La durée, ça veut dire qu’il y a persistance de deux enfances parallèles. « Mon enfant, ma s ?ur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble »...

Anne D.T. : à la douleur d’aller là-bas vivre ensemble.

Ph. S. : Pas la douleur, la douceur ! Gardez votre lapsus dans l’entretien, il est épatant. Dites que c’est à cause de moi, que vous avez confondu douceur et douleur ! C’est donc des enfances prolongées. Tous les appels d’enfance sont valables pour les grands appels de durée et des personnages qui sont inscrits dans cette dimension. Ce n’est évidemment pas tous les jours qu’on rencontre des partenaires avec qui on peur partager sa propre enfance. Donc, je pense que les mêmes jeux érotiques poussés sont des rapports enfantins, comme dit Baudelaire « le vert paradis des amours enfantines ». C’est une magnifique expression en général bloquée par la tragédie, la tristesse d’être devenu adulte. On est triste parce qu’on a été traître à son enfance. Ça, ça ne pardonne pas. Et l’enfance est réfractaire, elle est anarchiste par définition.

13. La question du temps

Anne D.T. : Dans vos romans, vous venez d’en parler, la question du temps est centrale. Ainsi dites-vous par exemple de Sophie qu’elle est « l’a-temps  », C’est elle qui a inventé un autre temps érotique. D’une certaine manière, on trouve du côté des corps heureux et sublimes l’a-temps, c’est-à-dire donc une abolition du temps ; et à l’inverse on trouve de l’autre côté une accumulation vertigineuse du temps dans l’accumulation des partenaires, comme on le trouve dans le roman Femmes. Et puis, troisième temps, cet autre temps qui est celui de la durée.

Ph. S. : Dans le prochain roman gui s’appelle Trésor d’Amour, gui paraîtra en janvier 2011, vous avez un personnage principal —, tout se passe à Venise, unité de lieu, unité de temps — qui est la lointaine descendante de Matilde Dembowski, laquelle a été la grande affaire d’amour de Stendhal. Il s’agit de montrer que le narrateur, entrant dans cette histoire assez étrange, va réussir avec une descendante, là où Stendhal, Henri Beyle, a échoué avec celle d’autrefois. Il s’agit aussi de comprendre comment Stendhal a surmonté tout ça, et a inventé ces romans, ces personnages extraordinaires de femmes, que ce soit Mme de Rênal, Mathilde de La Mole, la duchesse Sanseverina. Vous verrez que c’est une reprise de ce que j’ai fait dans Une Vie divine avec la vie de Nietzsche, qui à la fin de sa vie écrit ces lettres merveilleuses, où il dit, qu’après tout, il n’est jamais venu à Paris — il aurait dû — et que « les petites femmes de Paris » lui auraient été extraordinairement bénéfiques. Eh bien ce que j’ai fait avec la biographie absolument romancée de Nietzsche, je le fais à nouveau, de façon très précise, avec la vie si étrange de Stendhal. Le personnage féminin s’appelle Minna. C’est une jeune femme vénitienne qui accueille ce curieux narrateur qui, une fois de plus, va vivre un roman dans ces conditions.

Anne D. T. : Les personnages féminins sont, dans le dernier roman, comme dans les romans précédents, pris entre fiction et réalité. Là, il s’agit de Stendhal.

Ph. S. : Des femmes souvent étrangères, bousculent la France rétrécie et hexagonale. Il y a beaucoup d’étrangères dans mes romans, ça commence par une espagnole, dans le prochain roman, vous verrez, c’est une italienne. Ma femme est d’origine bulgare, comme vous savez. Il y a beaucoup d’étrangères, sans oublier la Chinoise de Femmes, dont personne ne m’a jamais parlé.

Anne D.T. : Dans un passage de La Fête à Venise, vous imaginez la femme entrer et sortir du tableau de Watteau.

Ph. S. : Ce personnage féminin, Luz, est encore une étrangère.

14. La vie est un art

Anne D.T. : Oui, mais ce qui me semble plus important ici, c’est qu’elle sort du tableau. Vie et art se mélangent. Et la femme appartient autant à l’art, au tableau de Watteau, qu’à la vie réelle.

Ph. S. : Cela s’appelle l’art de vivre. La vie est un art. Il est dommage que si peu de gens s’en aperçoivent. Et ils croient que ce n’est pas de leur faute, alors que c’est de leur faute.

Anne D.T. : La question de l’opposition entre le vrai et le faux, la vérité et la fiction, devient-elle pour cela totalement caduque ?

Ph. S. : Je ne crois pas, puisque chaque fois, je développe un procès contre le faux. Le faux est très politique dans tous mes romans. Le procès du faux est permanent. Le faux, c’est ce que la société propage, produit, impose, voilà. Donc au fond, je cherche le vrai par rapport au faux. C’est comme la distinction entre le laid et le beau, entre eux il y a un abîme. Et c’est la même chose qu’entre le vrai et le faux. Nous sommes dans une époque où plus personne ne semble distinguer le laid du beau, c’est effrayant, comme confondre vrai et faux. On a le plus souvent affaire à des décérébrés, à des palatins comme dit Jarry. Non, non, je recherche éperdument le vrai. Vous savez, il y en a des pages et des pages : je critique le faux sous toutes ses formes, ou le laid sous toutes ses formes.

Anne D.T. : Une des fonctions essentielles des personnages de femmes dans vos romans, c’est précisément qu’elles sont dans un rapport essentiel à l’art.

Ph. S. : Mais non, celles qui n’ont jamais entendu parler d’art peuvent être dans le vrai. Ça n’est pas parce qu’elles ont entendu parler d’art qu’elles sont dans l’art. Comme dit La Rochefoucauld, beaucoup de gens ne parleraient pas d’amour s’ils n’en avaient pas entendu parler. C’est encore une illusion. L’art de vivre peut être tout à fait donné, comme une forme d’art, à n’importe qui. C’est le mot de Manet : « L’art est un cercle, on est dedans ou dehors, au hasard de la naissance ». C’est magnifique. Alors, dans ce cercle vous avez en effet des artistes — très peu, aujourd’hui tout le monde est artiste, salut les artistes —, et puis, vous avez des gens qui n’ont jamais entendu parler d’art et qui sont intensément et physiquement dans l’art, l’art de vivre. Les personnages féminins sont faits pour montrer ça. L’astrophysicienne de La Fête à Venise n’a pas une passion pour l’art ou la peinture. Elle trouve même étrange que son partenaire s’intéresse à ce point à Watteau. Ils ont des discussions intéressantes justement. Mais pas sur l’art, sur ce que ça signifie par rapport à l’astrophysique.

Anne D.T. : A la fin des Mémoires, je me souviens de cette serveuse chinoise dans un restaurant chinois, qui devient une sculpture du huitième siècle. Le roman se termine sur la description détaillée de cette sculpture.

Ph. S. : C’est exactement ce que je veux dire. C’est une chinoise qui est serveuse dans un restaurant et qui parle français correctement. Il y a beaucoup d’ouvertures dans mes romans sur la Chine, comme vous avez pu le constater et elle tombe là, comme une statuette de l’époque Tang, c’est-à-dire du huitième siècle de notre ère. Elle n’en est absolument pas consciente, elle est ça. Je lui dis vous ressemblez à une statuette Tang, et si je la lui montre dans mon studio où je vais avoir le plaisir de l’entraîner, mes progrès en chinois vont devenir tout à fait sensibles. Encore une étrangère pour ce finale.

Anne D. T. : Donc il faut passer par les femmes ?

Ph S. : Non pas les femmes, des femmes !

Anne D.T. : II faut passer par des femmes, traverser des femmes, pour arriver jusqu’à l’art ? Est-ce que le but n’est pas tout simplement l’art ? Ronsard écrit des poèmes merveilleux à Marie, à Hélène, mais est-ce que finalement ces femmes ne sont pas des prétextes pour atteindre la poésie, l’amour de la poésie ?

Ph. S. : Vous avez Béatrice dans La Divine Comédie, vous avez en effet Ronsard, ce sont des idéalisations majeures. En général, le personnage féminin est idéalisé. Donc l’art comme idéalisation. L’art comme vérité de l’extrême expérience, c’est autre chose. Je vous renvoie à Picasso. Bien sûr c’est de l’art, mais pas au sens où les gens emploient ce mot. Les mots « art », « poème », « amour » etc, ce sont des mots dont il faut, à chaque fois, craindre la prostitution marchande. Qu’est-ce que c’est que l’art aujourd’hui ? Bonne interrogation, non ?

15. Du rapport entre les personnages féminins et l’écriture du roman

Anne D.T. : J’aimerais qu’on parle maintenant d’une chose qui me semble essentielle, qui est la question du rapport entre les personnages féminins et l’écriture du roman. Il me semble que la forme du rapport des narrateurs aux femmes donne sa forme à l’écriture de vos romans.

Ph. S. : C’est exact, il y a toujours un personnage féminin qui surgit au moment de la rédaction. Et qui permet un angle de vue très particulier.

Anne D. T. : Mais pour aller plus loin, il me semble que dans le fond ce sont les personnages féminins, c’est le rapport du narrateur à des femmes, qui donnent sa forme au roman. Par exemple, le zapping sexuel donne le zapping narratif

Ph. S. : Autrement dit, passage et démonstration. Cela se rattache à une étude sur le temps. Dans Le Coeur Absolu : grand mois, petit mois, grande semaine, petite semaine, grand jour, petit jour, voilà, c’est une expérience avec le temps. Les femmes sont les personnages principaux du temps. Pour se reconnaître dans le temps, avec le temps, il faut ses modèles. C’est la raison pour laquelle Picasso datait avec une extrême précision tous ses tableaux qui pouvaient être extrêmement différents d’un jour à l’autre. Picasso est le premier aventurier à avoir vécu sa vie à travers des femmes et son art, en les datant très précisément. Les femmes sont du temps.

Anne D.T. : Dans votre dernier roman publié, vous utilisez une autre datation, celle du calendrier de Nietzsche.

Ph. S. : Là on sort du calendrier économique partagé par tout le monde. C’est le calendrier du pape Grégoire XIII. Il faut savoir que c’est lui qui a fixé le calendrier, devenu celui de l’économie politique, partout, que vous soyez chrétiens ou pas.

16. Multiplicité des partenaires et polygamie

Anne D. T. : On est là à disserter de la multiplicité des femmes, de la multiplicité des partenaires. Est-ce que ça autoriserait une polygamie systématique ?

Ph. S. : La polygamie, ça signifie plusieurs femmes à la fois, comme dans la polygamie africaine ; ce sont des femmes qui se mettent ensemble comme épouses, qui forment un ensemble ; il y a les enfants de l’une, de l’autre etc., tour ça vivant ensemble. La polygamie, dans notre culture européenne, est à juste titre interdite. Donc il ne s’agit pas du tout d’être polygame. La polygamie est une institution familiale archaïque. Elle enferme, elle ne libère pas.

Anne D.T. : La multiplicité des diverses partenaires fait un roman dans lequel il y a passage constant d’une scène à une autre, d’une femme à une autre, d’un temps à an autre, c’est peut-être là votre invention propre dans le roman. Donc ce qui est au coeur du roman, c’est la question du montage des différentes séquences entre elles. Ce sont des morceaux différents, montés ensemble. Et c’est la discontinuité de l’un à l’autre, le saut ou le passage de l’un à l’autre qui comptent autant que ce qui se passe dans chaque moment.

Ph. S. : Absolument.

17. C’est la composition qui compte

Anne D. T.  : De ce point de vue, ce sont des romans sur la construction.

Ph. S. : C’est la construction au fur et à mesure, on raconte et ceci, entraîne cela. C’est la composition qui compte.

Anne D.T. : J’ai vu cet été par hasard le film de Jean-Luc Godard Détective, et j’ai beaucoup pensé à vos romans en voyant ce film, où il y a un passage constant d’une scène à l’autre, d’un lieu à l’autre, des seins d’une jeune femme allongée sur un lit, à l’intrigue policière, avec un détective, un appareil photo planté sur un balcon, etc.

Ph. S. : L’ennuyeux, c’est que Godard a un rapport malheureux à la substance féminine, je ne vous apprends rien. Un rapport plutôt tragique, et donc c’est le contraire de la peinture. Et de la musique aussi, désespérément. Mais c’est un cinéaste important qui a représenté toutes les impasses du cinéma, y compris les siennes propres. C’est le contraire de ce que je fais, si vous voulez. On dira un jour que ça s’est passé à la même époque, quand nous aurons disparu. Et que c’était absolument contradictoire. C’est comme avec Houellebecq. On dira que ça s’est passé plus ou moins à la même époque, mais que c’était l’exact opposé. Et c’est très bien comme ça, il faut qu’on voie les antipodes. C’est très démonstratif.

Anne D. T. : Il y a vraiment dans vos romans des alternances de tempos très différents. Cela me semble extrêmement profond car c’est lié à des formes très différentes d’écriture du temps. Il y a l’a-temps, incarné par le personnage de Sophie ; il y a aussi le temps suspendu de la scène qui fait tableau : vous décrivez par exemple la scène d’une femme qui se prépare avant de rejoindre son amant, dans un espèce d’effacement total de la temporalité et la scène commence par « ça fait tableau » et se clôt sur « ça fait tableau  ». Vous décrivez aussi l’homme qui l’attend. On a donc le temps suspendu des « tableaux » ou des scènes érotiques, puis avez au contraire, des temps vertigineusement accélérés. On pourrait même dire de Femmes que c’est d’abord une mise en scène de ces infinies variations de temps, du temps suspendu ou dépassé au temps affolé — variations qui sont d’une grande efficacité narrative et de beauté.

Ph. S. : Je vous remercie. Tout cela vient de Paradis, qui est plein de petits romans condensés. Je peux y puiser et, à partir de là, montrer que ça n’est pas du tout n’importe quoi. Je peux m’appuyer sur cette condensation et puis passer à la figuration. Là encore, on retrouve la question Picasso. Picasso, jusqu’à la fin, a maintenu son expérimentation fondamentale sur l’espace et le temps, avec ce que l’on a appelé le « cubisme ». J’ ai montré que Picasso était tout à fait autre par rapport aux suiveurs qu’on a appelés « cubistes ». Ses vitesses sont construites à partir de quelque chose de très ferme, une quatrième dimension. Matisse dit devant les Demoiselles d’Avignon : « En somme, tu es en train de chercher quelque chose comme la quatrième dimension. » Mais oui, bien sûr. Ça dépend d’où vous en êtes avec le temps. Dans la chronophagie, comme je dis, vous pensez qu’il y a un passé, un présent, et un futur, mais il y a aussi un quatrième terme, qui vous donne les trois à la fois. De là, vous pouvez accélérer ou ralentir dans toutes les directions.

18. L’écriture du corps

Anne D. T. : Vos romans sont caractérisés par une écriture du corps tout à fait magnifique, somptueuse. Le narrateur dit par exemple dans Femmes : il faudrait « faire l’anatomie des coïts  ». Alors ma question est la suivante : Lacan dans le Séminaire 21, Encore, dit que la jouissance, c’est précisément ce qui ne peut pas se dire. Or dans le fond, c’est justement ce que vous cherchez constamment à écrire. Par les moyens de l’écriture, il est possible de dire ce qui ne peut pas se dire ?

Ph. S. : C’est amusant que vous citiez le Séminaire Encore, c’est là où Lacan me rend d’ailleurs un hommage personnel. Il dit « Sollers est illisible comme moi », C’est gentil mais c’est faux. Lacan, à ce moment-là, est très occupé par Joyce, auquel, il faut le dire, il ne comprend pas grand-chose, pas plus que les philosophes ou les intellectuels.

Anne D.T : Le plus grand défi posé à la littérature, à l’écriture, c’est justement celui-là parvenir à dire, non seulement ce qu’il est défendu de dire c’est le plus facile, c’est surtout polémique mais ce qui ne peut pas se dire.

19. Littérature et peinture

Ph. S. : Tout peut se dire, et tout peut se peindre. Voyez Picasso, il est évident que c’est quelqu’un qui ne ferme pas les yeux.

Anne D.T. : Et du côté de la littérature ?

Ph S. : La littérature c’est le près, le tout près, c’est le mouvement. Ça s’appelle l’omnispection, en peinture, on voit de tous les côtés à la fois. En littérature, c’est l’omniscription, ça s’écrit dans toutes les directions à la fois.

Anne D.T. : Est-ce que l’écrivain n’a pas des moyens bien supérieurs à la peinture pour dire, de l’intérieur, la sensation, le vécu de la sensation, jusqu’à la jouissance.

Ph S. : C’est le rôle enveloppant du langage verbal.

Anne D.T. : Le langage verbal, me semble-t-il, est bien supérieur à la peinture pour dire l’intérieur, s’il existe.

Ph S. : Quand j’écris sur la peinture, je me sers de la peinture pour parler plus loin. J’essaye toujours de montrer qu’on ne la voit que si on est capable de la verbaliser. C’est d’ailleurs ce que disait Picasso lui-même. Je ne cherche pas à peindre, je cherche à dire, je ne cherche pas à faire, je cherche à dire.

Anne D. T. : De ce point de vue là, la littérature peut le faire plus directement que la peinture.

Ph. S. : Oui, si on en est capable. Ça demande un système nerveux particulier.

20. Littérature et « percepts » de Deleuze

Anne D. T. : Vous parlez aussi d’un « roman instant », ou d’une écriture instantanée qui serait branchée directement sur la sensation. Je ne sais pas si vous connaissez ce très beau texte de Gilles Deleuze où il dit que le propre de la littérature, c’est d’inventer de nouveaux percepts, c’est-à-dire un rapport différent aux sensations et aux perceptions. Il me semble que vos romans inventent de nouveaux percepts.

Ph. S. : Je suis constamment en état de perception romanesque. Là, en ce moment, nous sommes dans une petite scène de roman. Donc le percept qui en découle n’est pas seulement ce qui est en train de se dire. Tout à l’heure il pleuvait, maintenant il fait beau, il y a des roses là-bas. Mon ami Marcelin Pleynet est là. Il nous écoute tranquillement. Vous êtes là, votre robe est à pois blanc sur fond noir, etc. Voilà, et votre regard est là, derrière vos lunettes. Vous avez des petites boucles d’oreilles, et une très jolie bague dont je vais vous demander la provenance, la pierre est quoi ?

Anne D.T. : C’est de l’ambre, je l’ai achetée à Nice, on m’a dit qu’elle était Art déco.

Ph. S. : Elle a sa consistance. Si je vous introduisais dans un roman, il y aurait tout ce que je viens de vous dire, plus d’autres détails, notamment la bague. Je commencerais même par la bague.

Anne D.T.  :]’ai hâte de vous lire.

Ph. S. : C’est un croquis. Les notes sont permanentes, j’ai mon carnet, je prends des notes. Nouveaux percepts, bien sûr, mais ce que Deleuze n’a pas fait et c’est dommage, il aurait dû le faire dans un roman, dire en quoi consistaient concrètement ces nouveaux percepts, donner des exemples.

Anne D.T. : Sans doute, seule la littérature peut dire concrètement ces nouveaux percepts, pas la philosophie !

Ph. S. : La littérature pense plus que la philosophie. La revue Tel quel, la revue L’Infini, tour ce que je fais, c’est pour essayer de montrer cela, qui est peu recevable, peu acceptable, à savoir que la littérature pense davantage que la philosophie. Au sujet de la mémoire, Proust pense plus que Bergson.

Anne D.T. : Et Proust, plus que Deleuze écrivant sur Proust ?

Ph. S. : Bien sûr.

21. Narration et réflexion : l’imbrication des genres

Anne D. T. : Une autre caractéristique esthétique de vos romans, c’est le mélange constant de genres différents : on trouve des croquis, des portraits à la La Bruyère, des portraits classiques, on trouve beaucoup, des tonnes de citations, comme chez Montaigne. Et l’inséparabilité du travail narratif et de la réflexion sur la littérature se faisant.

Ph. S. : Des preuves, oui, des preuves. L’art des citations est l’un des plus difficiles, il demande une grande virtuosité.

22. L’oralité

Anne D.T. : On trouve chez vous un polylinguisme et une polyphonie, tout cela se mélange et puis il y a aussi l’oralité, qui est une des caractéristiques tellement frappante de votre écriture, oralité qui est sans doute une des sources de la vitalité extraordinaire de votre style, formé entre autres à la lecture de Joyce et de Céline.

Ph. S. : Lire, c’est entendre. Il y a une émission de radio qui portera ce titre. Il s’agira de démontrer que lire c’est entendre. Écrire, c’est entendre aussi.

Anne D.T. : Outre l’oralité et la polyphonie, et la pluralité des formes qui en résulte, une autre caractéristique de votre écriture liée à l’oralité ce sont l’importance et même la prédominance des phrases nominales. Dans des passages entiers on assiste à la disparition des verbes, à la disparition aussi des syntagmes de coordination ou de subordination syntaxique qui pourraient témoigner de rapports de causalité, et peut-être une espèce de dissolution du sujet dans la perception. Comme dans Paradis, c’est l’invention d’une stylistique et d’une esthétique très originale qui vise à ...

Ph. S. : Vivre d’une façon nouvelle. Il y a là l’influence sensible du chinois.

Anne D. T. : une façon de vivre et une stylistique nouvelle qui vise à réinventer la narration, que vous opposez à la narration « story  » commerciale, vide.

Ph. S. : Je réinvente ma vie, au fur et à mesure que je l’écris.

23. Le XVIIIe siècle dans les romans de Sollers

Anne D. T. : Vous dites que avez consacré 10 années de votre vie au XVIIIe siècle qui est pour vous le moment de la liberté, de l’éros, du bonheur. Vous avez construit votre propre XVIIIe siècle, Casanova, Sade, Watteau, Fragonard, Mozart...

Ph. S. : Tout en précisant à chaque fois, qu’il ne s’agissait pas d’un « retour » au XVIIIe siècle, mais de pénaliser le faux actuel. L’animal humain d’aujourd’hui, devenu la prothèse de ses appareils, est en retard sur le XVIIIe siècle.

Anne D. T. : Vous opposez souvent le XVIIIe siècle que vous aimez, au XVIIIe siècle que vous n’aimez pas : la Révolution française, Rousseau, la vertu. Rousseau est quand même celui qui le premier, a placé la sexualité au centre de son autobiographie, il est le premier à faire de la sexualité une expérience centrale, originelle, essentielle pour le sujet.

Ph. S. : J’aime beaucoup Rousseau. Quant à la sexualité de Rousseau, excusez-moi, ça me paraît extrêmement restreint. Je ne vais pas développer. Mais Les Rêveries du promeneur solitaire sont un chef-d’ ?uvre.

24. Jalousie et Histoire

Anne D. T. : Dernière question sur les rapports entre les femmes et la politique. Est-ce que tout rapport aux femmes n’est pas toujours un rapport politique ? À la fin de Femmes, il y a le personnage de Flora, devenue terroriste. La jalousie mène-t-elle au terrorisme ? Le terrorisme est-il une forme extrême de la jalousie ?

Ph. S. : Il suffit de regarder l’Histoire pour vérifier l’importance de la jalousie : elle mène le monde. De ce point de vue, l’instrumentalisation de l’hystérie peur faire des ravages. Et c’est en effet une question politique.

Anne D.T. : Dans ces conditions, quel est l’avenir des relations entre hommes et femmes ? Est-ce qu’il y a une périodicité des relations entre hommes et femmes ? Du point de vue politique, comme du point de vue anthropologique ?

Ph. S. : Il y a des hauts et des bas dans l’Histoire.

Anne D. T. : On va vers quoi aujourd’hui ?

Ph. S. : Vers un long tunnel où je fais apparaître rapidement des lueurs.

25. Les déesses m’intéressent

Anne D. T. : En parlant de lueur, j’ai envie de vous poser une dernière question. Vous avez dit plusieurs fois que votre vie était illuminée par deux femmes, ou deux déesses, l’une qui vous a sauvé la vie à 20 ans, et l’autre à 30 ans. L’une est romancière, l’autre est psychanalyste et critique. Ma question est : quel rôle ont-elles joué dans le développement de votre écriture romanesque ?

Ph. S. : Les déesses m’intéressent. Ulysse c’est quand même celui qu’Athéna appelle son « grand c ?ur ». Athéna est une déesse très farouche comme vous savez. Elle ferme les yeux quand Ulysse perd son temps chez Circé, chez Nausica etc. Ce n’est pas du tout son domaine. Ulysse, polutropos, « aux mille tours », et donc sollers (en latin), est protégé par Athéna. Vous avez d’autres déesses, et ce n’est pas moi qui dirais du mal d’Aphrodite ou d’Artémis. On les a oubliées, c’est un tort. Il y a des fées aussi. Il y a des fées, et il y a des sorcières. La dédicace que je préfère à tout, c’est celle d’André Breton pour une republication des Manifestes du surréalisme. C’était en 1962 : « A Philippe Sollers, aimé des fées ». On se connaissait à peine. C’était un professionnel de ce genre de choses, non ? Enfin, il s’est beaucoup occupé de tout ça. Les rencontres, des choses comme ça. Ce qui me différencie par contre complètement de Breton, c’est qu’à chaque fois qu’il tombe amoureux d’une femme, il veut l’épouser. C’est un peu rapide quand même. Aragon, comme vous savez, était surveillé par son épouse et par le Parti Communiste. De chaque aventure intellectuelle, sentimentale, érotique ou esthétique, je peux tirer une leçon politique, politique au sens très large. Il faut regarder à quoi correspondent, chaque fois, le choix de vie, en fonction de la substance féminine. Évidemment, c’est extrêmement politique. On s’en mêle ou on ne s’en mêle pas, mais ne pas s’en mêler est aussi très politique. Eh bien la liberté, ça c’est Lacan qui le dit, la liberté est femme. Mais attention, pas toujours, pas tout le temps. « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! », dit Manon Roland, en montant à la guillotine. Manon Roland que Stendhal adorait. Ça vous va ?

Entretien entre Philippe Sollers et Anne Deneys-Tunney
Paris le 23 août 2010
L’Infini n° 113, hiver 2011.


[1Professeur à New York University, spécialiste du XVIII’ siècle.

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