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Un inédit de Rimbaud ? « Le rêve de Bismarck »

L’Union du 24 avril 2008

D 19 mai 2008     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Le texte qui suit a été présenté par Jean-Jacques Lefrère, biographe de Rimbaud, et lu par Marc-Edouard Nabe lors de l’émission "Ce soir ou jamais", sur France 3, le lundi 19 mai 2008.

ZOOM : cliquer sur l’image. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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« Le rêve de Bismarck »

(Fantaisie)
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« C’est le soir. Sous sa tente, pleine de silence et de rêve, Bismarck, un doigt sur la carte deFrance, médite ; de son immense pipe s’échappe un filet bleu.
Bismarck médite. Son petit index crochu chemine, sur le vélin, du Rhin à la Moselle, de la Moselle à la Seine ; de l’ongle, il a rayé imperceptiblement le papier autour de Strasbourg : il passe outre.
A Sarrebruck, à Wissembourg, à Woerth, à Sedan, il tressaille, le petit doigt crochu : il caresse Nancy, égratigne Bitche et Phalsbourg, raie Metz, trace sur les frontières de petites lignes brisées, — et s’arrête...
Triomphant, Bismarck a couvert de son index l’Alsace et la Lorraine ! — Oh ! sous son crâne jaune, quels délires d’avare ! Quels délicieux nuages de fumée répand sa pipe bienheureuse !...
Bismarck médite. Tiens ! un gros point noir semble arrêter l’index frétillant. C’est Paris. Donc, le petit ongle mauvais, de rayer, de rayer le papier, de ci, de là, avec rage, enfin, de s’arrêter... Le doigt reste là, moitié plié, immobile. Paris ! Paris ! — Puis, le bonhomme a tant rêvé l’oeil ouvert, que, doucement, la somnolence s’empare de lui : son front se penche vers le papier ; machinalement, le fourneau de sa pipe, échappée à ses lèvres, s’abat sur le vilain point noir... Hi ! povero ! en abandonnant sa pauvre tête, son nez, le nez de M. Otto de Bismarck, s’est plongé dans le fourneau ardent... Hi ! povero ! va povero ! dans le fourneau incandescent de la pipe..., Hi ! povero ! Son index était sur Paris !... Fini, le rêve glorieux !

* * *

Il était si fin, si spirituel, si heureux, ce nez de vieux premier diplomate ! — Cachez,
cachez ce nez !...
Eh bien ! mon cher, quand, pour partager la choucroute royale, vous rentrerez au palais [LIGNES MANQUANTES] avec des cris de... dame [...] dans l’histoire [...] vos yeux stupides
[...]
Voilà ! Fallait pas rêvasser !

Jean Baudry

Le Progrès des Ardennes, 25 novembre 1870.

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L’Union du 24 avril 2008

EXCLUSIF / Rimbaud était journaliste au Progrès des Ardennes

Jeune cinéaste en repérage à Charlestown où il va réaliser un documentaire, Patrick Taliercio a mis au jour un inédit d’Arthur Rimbaud. Un article publié en novembre 1870 dans Le Progrès des Ardennes.
C’EST un scoop. Même s’il s’agit d’une information qui a plus d’un siècle !
Le 25 novembre 1870, en effet, le quotidien Le Progrès des Ardennes publiait un articulet titré « Le rêve de Bismarck » et signé d’un certain Jean Baudry.
Rien de bien sensationnel à première vue. Certes.
Sauf que Jean Baudry était le pseudonyme choisi par un jeune lycéen de 16 ans nommé Arthur Rimbaud.
Sauf que depuis plus d’un siècle, si l’on savait que le futur « poète et explorateur » avait bien envoyé des textes au directeur du Progrès sous cette signature, on ignorait que l’un d’eux avait bel et bien été publié...
C’est ainsi que toute la Rimbaldie est depuis quelques heures en effervescence.

Le souci du détail...

A l’origine de ce véritable miracle, le cinéaste Patrick Taliercio, 32 ans, qui séjourne actuellement à Charleville. Accueilli à la Maison des Ailleurs, il procède aux repérages d’un long métrage qu’il souhaite consacrer à la seconde fugue de Rimbaud, en octobre 1870.
A l’époque, le rebelle Arthur s’en va à Charleroi. Il souhaite justement y devenir journaliste. Ce sera un échec. Mais cette balade ne fut pas sans intérêt. En chemin, notamment, il s’arrête chez un camarade. Un joli buffet traîne dans la pièce. Cela donnera le poème que l’on sait.
« J’ai découvert l’épisode de Charleroi par hasard, en parcourant un exemplaire de la revue Ardenne Wallonne. Il contenait un récit de Yanny Hureaux qui m’a passionné. Ce fut le déclic. J’eus immédiatement envie d’en faire un film », explique Patrick Taliercio.
Marseillais d’origine établi à Bruxelles (deux villes sacrément rimbaldiennes), il est déjà l’auteur de courts métrages.
Il n’est pas cependant le premier à s’attaquer à Rimbaud ! « Mais cette fois, contrairement à beaucoup de ceux qui m’ont précédé, qui tentèrent d’embrasser l’ensemble de cette vie hors normes, je veux partir d’un détail, ou presque, qui révèle ce que sera Rimbaud : la fuite, l’écriture en marche, la révolte... »
Il y a quelques jours, l’aventure du réalisateur a pris une autre tournure. Tout à fait inattendue.

En cherchant « Le Dormeur du Val »

Chez un bouquiniste, il repère quelques exemplaires du Progrès des Ardennes.
L’un d’eux retient son attention. A juste titre. Il contient effectivement le « papier » signé Baudry.
« On savait (par son ami Delahaye) que Rimbaud avait écrit un texte sur Bismarck sous ce pseudonyme et qu’il l’avait proposé au Progrès. Mais a priori personne ne savait qu’il avait effectivement été publié... »
En fait, comme bien d’autres avant lui, c’est « Le Dormeur du Val »que cherchait Patrick Taliercio. « Mais le directeur du journal avait signifié à Rimbaud que la poésie l’intéressait peu. Il préférait de vrais articles... »
Pourquoi ce « Rêve de Bismarck »dont on découvre donc aujourd’hui l’intégralité, qualifié par l’auteur de « fantaisie », était jusqu’ici demeur inédit ? Tout simplement parce que très peu d’exemplaires du journal ont imprimés, diffusés et surtout ont survécu aux outrages du temps. Enfin, Rimbaud a vraisemblablement ignoré (tout comme Delahaye) qu’il avait été publié.

Patrick Taliercio a eu un sacré coup de chance.

Cela étant, cette « bombe »comme la qualifiait hier Yanny Hureaux dans sa Beuquette va peut-être donner une autre direction à ce travail cinématographique. « Je suis évidemment forcé d’en tenir compte dans mon projet... »convient, presque timidement, le jeune cinéaste.

Philippe Mellet

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Historique

Une chose est de savoir que Rimbaud avait proposé cet article. On le doit à son ami Delahaye qui, dans ses mémoires, en avait résumé la teneur.

Une autre est de le lire.

C’est donc, aujourd’hui, une primeur historique. Jamais depuis 1870 ce texte n’avait été imprimé.
Depuis la découverte de Patrick Taliercio, en quelques heures, de Yanny Hureaux à Alain Tourneux et Gérard Martin (conservateurs du fonds Rimbaud) en passant par le poète André Velter, tous les spécialistes et admirateurs sont en émoi.

On comprend pourquoi.

Tout d’un coup, toutes les biographies du poète sont incomplètes, toutes les éditions dites de ses oeuvres complètes ne le sont plus...
Ce n’est pas seulement un texte qu’on a retrouvé. C’est la preuve que le poète, aventurier, voyageur... fut aussi un journaliste. Ephémère, certes, mais quand même.
Journaliste.
Très modestement, franchement, on n’espérait pas posséder à Charleville même un tel prédécesseur !
Sacré Arthur...

Ph.M.

*


Quelques éléments pour comprendre

Septembre 1870. Les armées de Napoléon III sont battues à Sedan et pillées à Metz.
Les Prussiens font le siège de Maizières.
Mais à la guerre franco-prussienne, s’ajoute une guerre civile. Bientôt la Commune va enflammer Paris et d’autres républicains se soulèvent en province.
A Charleville, Arthur trépigne. Il veut écrire, il veut agir.
Ancien révolutionnaire de 1848, Jacoby fonde le Progrès des Ardennes, journal de gauche, imprimérue du Château, à Maizières.
Cet homme à la barbe grisonnante a toutes les sympathies du jeune Rimbaud qui le connaît bien : ils furent voisins rue Forest. Mais la mère Rimb’, elle, lisait le très conservateur Courrier des Ardennes.
Si Rimbaud a déjà commencé à écrire des poèmes, il souhaite aussi devenir journaliste.
Cet automne-là, avec Delahaye, Rimbaud se joue du siège prussien et déclame des vers sur les remparts, il parcourt la campagne (les environs de Saint-Julien, notamment).
Il laisse aussi dans la boîte aux lettres du Courrier des manuscrits. Textes en vers ou en prose.
Il a choisi le pseudonyme de Baudry : c’est le héros d’un drame écrit par Auguste Vacquerie que Rimbaud a apprs. Le héros, amoureux déçu, quitte sa maîtresse en s’exclamant : « Je m’abrutirai, je traînerai mes haillons dans les bouges, j’anéantirai en moi tout ce qui vous appartient. Dès ce moment, je redeviens le vagabond que j’étais. »

L’imprimerie détruite par les obus

Des mots qui ont évidemment ravi le futur auteur de « Ma Bohème ».
Le 31 décembre 1870, 6.000 obus tombent sur Maizières. L’imprimerie du Progrès est détruite. Des stocks entiers de publications aussi, sans nul doute.
Entretemps, Rimbaud a multiplié les allées et venues.
Il est donc probable qu’il n’ait pas su que son « Rêve de Bismarck »avait été publié fin novembre.
Pourtant, quelques mois plus tard, il sera embauché une semaine au Progrès pour trier des dépêches. Mais sans écrire, cette fois.
Hélas, Jacoby qui avait eu la force de faire renaître son journal se heurte au front conservateur qui a repris les rênes de l’Etat.
Le Progrès est interdit en avril 1871. Un mois plus tard, à Paris, c’est « la Semaine sanglante ».

A double sens

Le texte en lui-même est savoureux. Il brocarde l’ennemi, de manière caricaturale mais dans un style déjà très maîtrisé, et peut donc passer pour patriote.
Mais Paris est mis en exergue. Comme si Rimbaud-Baudry se doutait que dans la capitale, était en germe la révolte anti-prussienne, certes, mais aussi républicaine et socialiste.
Le vieux chef qui s’assoupit, comme repu, c’est aussi le prototype du bourgeois engraissé, l’archétype d’un monde que le poète se jure de renverser. Avant de le fuir.
Quelques mots italiens, enfin : « Hi ! povero ! ». C’est-à-dire : « Le pauvre ! ». Un hommage à Garibaldi ?

*


Pour Jean-Jacques Lefrère, la question d’un faux ne se pose pas

Le grand spécialiste de Rimbaud n’a aucun doute sur l’authenticité du texte.

Il a consacré de nombreux ouvrages au poète dont une édition de sa correspondance et une biographie qui fait référence. Sa connaissance de l’oeuvre et du personnage lui permet de certifier cette découverte.

Il a consacréde nombreux ouvrages au poète dont une édition de sa correspondance et une biographie qui fait référence. Sa connaissance de l’œuvre et du personnage lui permet de certifier cette découverte.

LE FIGARO LITTÉRAIRE. Sur le plan strictement littéraire, ce texte a-t-il une valeur importante ?

JEAN-JACQUES LEFRÈRE. Pas vraiment. C’est avant tout un écrit de circonstance, un texte polémique destiné aux lecteurs d’un quotidien ardennais, sur fond de guerre franco-prussienne (nous sommes en novembre 1870). Rimbaud lui-même ne paraît pas y avoir attaché une grande importance, puisqu’il s’est contenté de le signer d’un pseudonyme. Il est probable que, dans les futures Œuvres complètes du poète, ce « Rêve de Bismarck » rejoindra plutôt les « Pièces annexes ». Pour ma part, je n’avais pas besoin de cet article de journal pour lire Une saison en enfer et les Illuminations, mais je suis très reconnaissant à Patrick Taliercio de m’avoir permis de lire ce texte de 1870 dont on ne connaissait la trame que par le témoignage d’Ernest Delahaye.

Êtes-vous sûr de l’authenticité de ce document ?

On s’attendait tellement peu à une telle découverte que la question d’un faux s’est posée dans quelques cerveaux tortueux. Il y a même un hurluberlu qui s’est manifesté sur Internet en clamant qu’il était l’auteur de ce « faux », manière assez tragicomique de se faire un peu de publicité à peu de frais. Outre l’impossibilité matérielle (fabriquer un faux exemplaire du Progrès des Ardennes de novembre 1870 ne doit pas être aisé), on connaissait l’existence de cet article par le souvenir d’Ernest Delahaye, camarade d’enfance de Rimbaud. La découverte faite par Patrick Taliercio n’en est pas moins extraordinaire. Je l’ai rencontré et puis vous certifier qu’il n’a vraiment rien d’un faussaire. On peut le regretter d’ailleurs, car un faussaire capable de produire des textes aussi peu banals, il faudrait le mettre à l’œuvre régulièrement.

L’article possède des accents patriotiques, or, même adolescent, Rimbaud n’avait pas précisément cette réputation-là...

Dans une lettre écrite exactement trois mois plus tôt, le 25 août 1870, et adressée à Georges Izambard, son professeur de rhétorique, Rimbaud parle de « patrouillotisme » et juge sa ville natale « supérieurement idiote entre les petites villes de province » devant le spectacle d’une population « prudhommesquement spadassine ». Et le futur auteur du « Rêve de Bismarck » ajoute : « Ma patrie se lève ! Moi, j’aime mieux la voir assise. » Mais Baudelaire ne demandait-il pas que soient inscrits au fronton des Droits de l’homme deux droits supplémentaires : celui de se contredire et celui de s’en aller. Rimbaud a largement usé de ces deux droits oubliés, son existence le prouve.

Qu’apporte-t-il de plus à ce que l’on connaît de Rimbaud ?

Les écrits littéraires du Rimbaud de cette époque sont si rares que l’article du Progrès des Ardennes n’est pas à dédaigner. Quelques semaines plus tôt, Rimbaud s’était rendu à Charleroi pour se proposer comme journaliste. Il avait seize ans à peine. Il avait été éconduit par le directeur du journal et était revenu, sans doute déconfit, à Charleville. On pouvait penser que sa carrière de journaliste s’était arrêtée là. La découverte du « Rêve de Bismarck » indique qu’il avait tout de même réussi à collaborer à un journal de sa ville natale.

En quoi ce texte écrit à l’âge de seize ans révèle-t-il le futur auteur du Bateau ivre ?

Ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais c’est un beau texte métaphorique, très maîtrisé, avec un sens de la mise en scène. Mais ne voyons pas dans cet article plus qu’il ne contient. Il ne manque ni de verve, ni de vigueur, mais de là à y chercher les prémices de ce qui va permettre à Rimbaud de composer, moins d’un an plus tard, le Bateau ivre, il y a loin. À seize ans, Rimbaud possède déjà une extraordinaire maturité. À vrai dire, si l’on devait rapprocher ce texte en prose d’un de ses poèmes, ce serait plutôt Le Dormeur du val, qui est presque contemporain et dénonce l’horreur de la guerre en lui opposant la beauté et la douceur de la nature. « Le rêve de Bismarck » fustige aussi l’ardeur guerrière, mais, alors que Le Dormeur du val n’a pas de nationalité, l’article du Progrès des Ardennes désigne sa cible : le chancelier de l’Allemagne. Rimbaud prend le parti de sa patrie. Au demeurant, Rimbaud patriote, cela manquait à la panoplie que la postérité lui a faite.

Est-il possible que l’on découvre d’autres inédits du poète ?

La découverte de l’article du Progrès des Ardennes fait aussi renaître l’espoir de retrouver, dans un autre exemplaire du journal, d’autres textes du poète. Une tradition veut que ce Dormeur du val dont je parlais ait été aussi publié dans Le Progrès, mais la collection du journal est si lacunaire qu’on n’a jamais pu l’établir. Ardennais, fouillez vos malles !

Propos recueillis par Mohammed Assaoui, Le Figaro, 22-05-08.

LIRE AUSSI : Jean-Jacques Lefrère, Un article inconnu de Rimbaud : « Le rêve de Bismarck », La Quinzaine littéraire, 5 juin 2008.


Voir en ligne : Crédit : Journal L’Union



BONUS

Patrick Taliercio. Découverte d’un inédit d’Arthur Rimbaud à Charleville-Mézières.
Bonus de "La seconde Fugure d’Arthur Rimbaud" (Shonagon films / CBA 2015)

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