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Coup de Bible

Paradis, Fleurs, Femmes, Psaumes, Gloire de la Bible...

D 14 décembre 2007     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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« Il suffit de sentir que Dieu est le langage en personne. »
Philippe Sollers, Eloge de l’infini.

« Pourquoi ai-je eu besoin de la Bible à un moment de ma vie ? C’était à une époque où j’étais bien seul. J’étais peut-être en Chine. Le mouvement par lequel je suis porté a besoin d’intégrer absolument ce que je suis en train de deviner de la Bible. Et je ne suis pas content des traductions que j’emploie tout de même. J’essaie avec mon français, en le trafiquant et en le mettant en situation rythmique intensive, de rejoindre, de répondre à cet appel. »

Philippe Sollers, Vérité de la Bible,
Entretien avec Henri Meschonnic et Benoît Chantre

L’Infini n° 76, novembre 2001.

En Chine ? Au printemps 1974 ?
Oui. Marcelin Pleynet le confirme dans Le Voyage en Chine. Son journal, publié en 1980, indique à la date du « 22 avril, dans le train entre Nankin et Luoyang » [« Soleil dans la rivière »] : « Comme lecture, Ph. S. a apporté la Bible... » et le « mouvement par lequel » Sollers est alors « porté » n’est autre que l’écriture de Paradis dont la publication vient de commencer dans Tel Quel.
La Bible en poche pour aller en Chine : autant pour ceux qui n’auront vu dans ce voyage qu’un pélerinage vers le « maoïsme » triomphant ! En fait c’est plutôt à Pascal que l’on pense :

« [Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou le Chine ?] »
« Mais la Chine obscurcit » dites-vous ; et je réponds : « La Chine obscurcit, mais il y a la clarté à trouver ; cherchez-la ! » [1]

Je relis une nouvelle fois Déroulement du Dao, ce texte publié au printemps 2005. Sollers y cite précisément un extrait de Paradis dont je cite à mon tour un passage (« nous sommes, nous dit Sollers, au bord de la rivière Luo à Luoyang) [je souligne] en train de regarder sur un petit pont de bambou assez fragile, la mince rivière noire d’où est sortie selon la légende, la tortue portant sur ses écailles l’écriture chinoise. ») :


1. Le Cantique des cantiques

« oui en chine près de la luo noire argentée comme un vieux poisson du tréfonds tortueuse luo qui attend s’attarde s’élargit blanchit et se rétrécit [...] et plus tard le bain près de xian source chlorate sulfate sodium manganèse tiède pavillon des tang hors circuit petit geste des guides et alors là vraiment la surprise elle et moi parfumés nus muscles nourris de métal attente détente fou rire chez la favorite de l’empereur embrasse-moi mon enfant ma soeur lave-moi ma femme ma fleur jardin fermé fontaine scellée myrrhe encens canelle henné je t’ai éveillée là même où ta mère t’a conçue enfantée mets-moi comme un sceau sur ton corps amour fort de mort les grandes eaux ne peuvent pas l’éteindre les fleuves le submerger étincelle et couteau plongé c’est pourquoi quand l’écriture dit viens du liban à travers larynx langue lèvres dents c’est comme si la voix disait au verbe viens car la voix et le verbe sont un et la voix est le genre et le verbe l’espèce viens allonge-toi repose-toi contre moi montagnes rondes vertes on aurait cru flotter sel moussé tasse de thé bonbons cigarettes le soleil s’infiltre dans la pagode... »

Le journal de Marcelin Pleynet indique que le séjour à Luoyang et à Xian eut lieu du 22 au 28 avril 1974. On peut sans doute considérer que c’est à ce moment-là, ou en mémoire de ce moment-là, qu’ont été écrites ces pages de Paradis.
Sollers, depuis la Chine, réécrit le Cantique des cantiques.

Sollers, dans Déroulement du Dao, commente ainsi ce passage :

« Nous étions dans Paradis, et vous avez vu en passant la Chine avaler en quelque sorte la Bible. Ici, Le Cantique des cantiques. C’est un livre où l’on peut suivre le dialogue, parfois violent, entre la Bible et le taoïsme ou la Chine. C’est-à-dire deux fonctions fondamentales qu’il s’agit de penser en tant que nous pourrions ouvrir un dialogue entre l’Occident et l’Orient. »

Nous étions donc au printemps 1974.

Le Cantique des cantiques est à nouveau présent dans Fleurs, écrit à Ré en juillet-août 2006. C’est l’été mais c’est, à nouveau, le printemps :

« Puissance du printemps : Lui c’est moi, Elle c’est moi. [...] Le jardin clos, l’Hortus conclusus, commence ou continue sa très longue légende incestueuse. "Elle est un jardin bien clos, ma soeur, ma fiancée, un jardin bien clos, une source scellée." La fleur ne sera vraiment fleur que si elle est déflorée, on entre ici dans le grand bazar multiséculaire des fantasmes : vierge, hymen, fleur de sang, pureté ravie, viol légal. Ce sceau sur la source brouille un peu les yeux, mais c’est en son nom que l’humanité persiste et subsiste. Ici, abondance des sensations : vergers de grenadiers, nard, safran, roseau odorant, cinnamome, arbre à encens, aloès, myrrhe. Jardin clos, peut-être, mais ouvert aux vents (c’est elle qui parle) : "Soufflez sur mon jardin, qu’il distille ses aromates ! Qu’il entre dans mon jardin, qu’il en goûte les fruits délicieux !" »

[...] « Ses jambes sont comme des parterres d’aromates, des massifs parfumés, ses lèvres sont des lys, elles distillent la myrrhe vierge. »

[...] « Ce frère et cette soeur [...] ont de quoi faire rêver la planète, et c’est d’ailleurs ce que la Bible, dans son ensemble, n’arrête pas d’engendrer. Mais il me semble qu’on n’insiste pas assez sur le passage suivant (c’est lui qui parle) : "Sous le pommier je t’ai réveillée, là même où ta mère t’a conçue, là où a conçu celle qui t’a enfantée." Voyons, voyons, un pommier, une histoire de jardin... En tout cas, aller chercher une fille au lieu même où sa mère l’a conçue n’est pas à la portée du premier venu, allez-y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire. D’autant plus que le résultat est là : "L’amour est fort comme la Mort, la passion inflexible comme le Shéol (l’enfer), ses traits sont les traits de feu, une flamme de Yahvé. Les grandes eaux ne pourront éteindre l’amour, ni les fleuves le submerger. Qui offrirait toutes les fleurs de sa maison pour acheter l’amour ne recueillerait que mépris." »

Nous sommes à nouveau au Paradis, dans la « scène primitive » de Paradis [2]. Mais aussi dans Femmes (1983).

A la fin du roman, le narrateur — un américain —, Will (Shakespeare, « will I am »), est à Venise. Louise, une amie, musicienne, claveciniste, vient de lui téléphoner. Il doit passer « la prendre » avant le concert qu’elle va donner (Le clavecin bien tempéré, les Variations Goldberg) :

Allons, machine... [3] Séquence sur le Cantique des cantiques... Le Chant des chants... Quel art dans la mise en scène... Il s’agit de disposer une femme à la traversée... Ce n’est pas du tout évident... Il faut trouver le biais, l’oblique... Par rapport à sa mère, là, derrière... Il faut aller la chercher en ce point précis... Au nombril... Nombrelle... Source gelée...

Sous le pommier, je t’ai éveillée
là-même où ta mère t’a conçue,
où elle t’a conçue et enfantée...

Pommier... Pomme d’amour... Mandragore... Nécessité d’accumuler les images de douceurs, de parfums... Colombes, nid, lait, lys, bracelets d’or, ivoire, albâtre, chrysolite, saphir... Et le vin aux aromates ! Et le jus de grenade !... Et les cèdres !... Et les cyprès !... ça ne suffit pas... Voilà encore le henné, le nard, le crocus, la cannelle, l’annamome, l’encens, l’aloès... Pas d’économie !... Tout le rideau des sensations doit être convoqué pour franchir le cap... Sans quoi ça ne marche pas... On est en train d’accomplir un acte très dangereux... Enlever une fille à sa mère !... A son double cataleptique !... Interrompre le sacré lui-même !... Un sacré d’enfer, le texte vous prévient... Le Sceau des Sceaux... La Mort... Le brasier de la Mort en soi !... Si vous n’arrivez pas à dénouer ça avec le plus grand art, tant pis pour vous ! Il faut qu’elle soit votre soeur... Qu’elle l’imagine... Que vous soyez comme sorti du corps d’où elle vient, qui la tient...

Que n’es-tu pour moi comme un frère
qui aurait sucé les seins de ma mère ?
Quand je te rencontrerais au dehors, je te baiserais,
et alors on ne me mépriserait pas !

Eh oui !... C’est tellement simple à comprendre que, bien entendu, on a écrit dix mille volumes hermétiques sur cette affaire...

Je t’emmènerais, je t’introduirais
dans la maison de ma mère, et tu m’initierais,
Je t’abreuverais de vin aux aromates,
du jus de mes grenades !
Sa main gauche est sous ma tête
et sa main droite m’enlace.

Je ne vais pas vous faire une explication de texte... Moi, je traduirais tout au présent... Et le passage du tu au il, là, mériterait quelques pages... Voilà ! L’inceste réussi... Juste ce qu’il faut... Sous des flots de myrrhe... Vous savez d’où ça sort la myrrhe ?... Myrrha... Un fille qui a baisé son père avec la complicité de sa vieille nounou, pendant que sa mère célébrait le culte de Cérès... Les Dieux, agacés, l’ont changée en arbre donnant le produit de son nom... L’odeur du mirage... Dante, sévère, la met en enfer... Vous trouverez le récit du cas dans le grand foutoir d’Ovide... Ah, ces païens !...
Vous avez été agréé ? Métamorphosé ? Le Chant est à vous ! Vous êtes le bien-aimé bondissant, désirable !...

Tes caresses sont meilleures que le vin,
tes parfums sont agréables à respirer,
ton nom est une huile qui s’épand,
c’est pourquoi les jeunes filles t’aiment !

Cette histoire de nom comme de l’huile est importante... Pensez-y... L’odeur, le goût, la résonance liquide... Tous les sens culminant dans l’oreille... Pour l’homme, bien sûr... L’ouïe qui fait couler... Saint Bernard est intarissable sur le sujet... Sermon sur sermon !... Nous revoilà dans les parages de la Vierge... Qu’est-ce que j’y peux ? C’est ainsi !... Mathématique !... Vous ne croyez tout de même pas que toutes ces élucubrations se sont arrangées au hasard ? Sont tombées du ciel ? N’ont pas leur raison que la raison est pressée d’ignorer ? Si vous vous faites haïr, au moins vous saurez pourquoi... On peut d’ailleurs préférer se faire haïr... Pourquoi pas ? Il n’y a rien d’incompréhensible...  [4]

Le concert a lieu. C’est un triomphe. Le narrateur sort avec sa claveciniste. Champagne. Ivresse. Ils font l’amour. « Vers trois heures du matin, éclairs et tonnerre... »
« La pluie... Torrent pressé, raide... »

Le narrateur « allume, prend [sa] Bible... Zacharie...

J’ai eu cette nuit une vision,
et voici qu’un homme était monté sur un cheval roux,
il se tenait entre les myrtes
qui sont dans la fondrière,
et il y avait derrière lui des chevaux roux, roses, blancs...

Préhistoriques, ces prophètes avec, avec leur manie d’animaux... Leurs chevaux phobiques que " Dieu envoie pour circuler sur la terre "... Il en sort de partout, gueules, muscles, naseaux, sabots, mouvements, ailes... Visions au bord de l’eau... Le Kebar... Les " fleuves de Babel ", autrement dit l’Euphrate et ses canaux... Attelages... Char brûlant et ses cavaliers... Jean, à Patmos, n’a fait que rassembler, de façon meurtrière, la ménagerie divine... Pour le grand finale, le grand règlement de comptes à venir... Qui est là, plutôt ; qui ne cesse pas d’être là dans le pli-secousse de la durée morte... Il a aussi son rouleau volant, Zacharie... Et une autre apparition bien spéciale... Un ange ouvre devant lui un tonneau... Un eyphah... Capacité : 37 litres... Il y a dedans une femme assise... La méchanceté... Elle-même !... L’ange referme le couvercle de plomb... La capsule est emportée par deux femmes-cigognes pour être enterrée sous le temple de Babylone... Ni vu ni connu... Bonsoir !... Magie noire !... Trente-sept litres de haine fondamentale au radium dans l’occulte du culte ennemi !... Foie noirâtre !... Vésicule piégée !... Pile de bile !... Scellée dans la cave !... Paranoïa concentrée !...Révélation tamponnée !... Colis nucléaire à cancer !... Indétectable au geiger !... Hiroshima mon amour !...
L’orage s’arrête aussi brusquement qu’il a démarré... Le ciel se dégage en vingt minutes... Le vent rentre en lui-même... La lune réapparaît, lavée, pleine, poinçon brillant...

Le narrateur rentre à Paris, rencontre S., l’écrivain français chargé de l’ « opération », son double (mais « tous les écrivains ne sont qu’Un », « depuis toujours », « depuis l’absence de commencement », « tous des ombres du Je Suis », « au vêtement historique près » : « ça, c’est la Bible », « c’est une hypothèse sérieuse »), confirme le choix du titre (« Femmes. Il faut ce titre... Levier... »). S. prendra le manuscrit le lendemain « dans le dossier rouge marqué ROMAN au feutre noir. Il reprendra, il corrigera. Fera valser le récit. Les RYTHMES
[je souligne]. Trouvera des formules... »

Le narrateur a décidé de rentrer à New York. Une dernière nuit à Paris... Que faire ?


2. Psaumes

Sortir ? Aller draguer ? Non... Bible... Psaumes... Style éternel... Méditation sous la lampe. Je pars dans la cadence... Pour le Cryphée... Sur instruments à cordes... Sur les flûtes... Sur la guittite... A mi-voix... En sourdine... De David... Quand il fuyait devant son fils Absalon... Quand il contrefit la folie en présence d’Abimélech... Lorsqu’il fut en guerre [...] Quand il était dans la grotte... Cantique des montées... Le serviteur de Iavhé, David... Le plus grand poète de tous les siècles... Jamais cité comme tel... Vous voyez ce que je veux dire... Toujours Homère et Cie... Pour les Juifs, c’est un roi divin... C’est donc, à nous Grecs, de le faire entrer dans la littérature... [Je souligne] En triomphe... Lauriers ! Palmes ! ... Malgré Athéna... La déesse aux yeux pers... Et des légions de professeurs et de douaniers érudits... Version latine... Prix... Académies... David de Bethléem, racine du Messie, reins du Germe... Récité par le Christ sur la croix... Psaume 22... « Eli, El, lamma sabactani. »... Le Juste abandonné fait appel à son dieu sur l’air de Biche de l’Aurore...

Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Tu es loin de mon salut, du rugissement de mes paroles !
Mon Dieu, j’appelle de jour et tu ne répons pas ;
Même de nuit je ne garde pas le silence... [5]

Vous connaissez sans doute vaguement le début ?... Bien que vous n’ayez jamais osé penser que le Christ a rugi sur la croix, n’est-ce pas ?... Mais la fin ?

Devant lui seul se prosterneront tous ceux qui dorment dans la terre,
Devant lui s’agenouillent tous ceux qui descendent dans la poussière...

Voilà... Après quoi vient la grande question : sorti ? pas sorti ? Remonté ? Ou non ? Les paris restent ouverts... Résurrection dans le Chant ? Musique ?... David se plaint tout le temps qu’on soit désagréable avec lui... Qu’on l’attaque sans raison... Qu’on le flatte, mais qu’on le déteste... Qu’on l’accuse à tort... Que ses ennemis n’arrêtent pas de lui tendre des pièges sur sa route... Complots... Machinations... Mensonges... Noeuds... Lacets... Filets... On lui rend le mal pour le bien... On épie sa vie... Chiens... Serpents... Faux amis... Et tout cela, à cause du dieu qu’il sert... Celui-là précisément... Dont la grâce est dans les cieux... Dont la vérité monte jusqu’aux nues... Dont la justice est comme les montagnes, et les jugements comme l’Abîme... Le dieu de l’univers au-dessus de l’univers... Partout présent, au nord, au sud, dans les profondeurs et les hauteurs, les étoiles et les non-étoiles, la pensée, les ventres, les coeurs, les matrices et les embryons, les intentions de la langue... Qui fait crier de joie les portes du matin et du soir !...

Pour beaucoup je suis un scandale,
Mais toi, tu es mon solide refuge,
Ma bouche est pleine de ta louange,
De ta gloire, tout le jour.

Qu’est-ce qu’on dirait aujourd’hui contre lui ? Paranoïaque... Manie de la persécution... Mélancolique... Délire des grandeurs... Mais la musique ? Les Psaumes !...
Oui, oui... Vouf !... En réalité, c’est ça qui les rend fous... Fatal... La musique en mots, jour et nuit, vers la source... Tutoiement avec l’invisible... Phrases qui s’adressent à leur feu, au lieu de faire mousser le décor...

Quand je pense à toi sur ma couche,
Durant les veilles, je médite sur toi,
Car tu es mon recours,
Et à l’ombre de tes ailes, j’acclame,
Mon âme est attachée à toi,
Ta droite me soutient.

Quelqu’un n’arrête pas de chanter pour ce qui ne se voit pas ?... Ne se touche pas, et prétend régner sur les phénomènes ?... Et en plus exigeant la vérité, la justice, en vous rappelant sans cesse que l’homme est une erreur, un souffle, un néant ? Avouez qu’il y a de quoi s’énerver...

Tu me caches dans la cachette de ta face,
Loin des combinaisons des hommes,
Loin de la querelle des langues...

Et pour aggraver l’ensemble, ce dieu a ses préférés ? Et parmi eux, un préféré ? Il les traite tous durement, soit... Mais on les envie quand même... Puissance verbale... Et si c’était vrai ?...

D’en haut, il étend sa main, il me saisit,
Il me retire des grandes eaux,
Il me délivre de mon ennemi puissant
Et de mes adversaires qui sont plus forts que moi.
Ils m’attaquent au jour de mon malheur,
Mais Iavhé est pour moi un appui,
Il me fait sortir au large,
Il me sauve, parce qu’il m’aime.

Le grand mot est lâché... D’autant plus qu’il n’a pas du tout dit, ce dieu, qu’il aimait les hommes... Non... Au contraire !... Il aime celui-là... Hic ! Nunc ! Quelle injustice ! Quelle partialité ! Un dieu mélomane ! Intervenant à travers l’enchevêtrement des atomes pour sauver son interprète favori !... Étonnez-vous que ça fasse des jaloux parmi les corps !... Comme s’ils ne voulaient pas être follement aimés, les corps !... Caressés, choyés, rassurés, chouchoutés, bercés, avant le saut final en poussière !... Comme si ça ne méritait pas la Mort, justement, cette élection de l’Unique au milieu du Nombre... Oui, plutôt la Mort... Pour lui et pour tout le monde, à jamais... Na !...

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Femmes est publié en janvier 1983.
En mars sort le numéro 1 de L’Infini.
Au sommaire, entre autres, une Conversation avec Norman Mailer et une présentation par Stéphane Mosès de la traduction d’un texte inédit de Franz Rosensweig.

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Stéphane Mosès

Norman Mailer est décédé le 10 novembre 2007 à New York.

Stéphane Mosès est mort le 1er décembre à Paris (cf. L’hommage que lui a rendu Julia Kristeva en mai 2008). Cet article lui est dédié.

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Coup de Bible

J’ai cité ce long passage de Femmes — j’aurais pu citer de nombreux extraits de Paradis où la Bible et les Prophètes sont invoqués, cités, parodiés en permanence — parce que Benoît Chantre s’y réfère explicitement au début de l’entretien qui se trouve dans le numéro 76 de L’Infini — publié à l’automne 2001 et intitulé Coup de Bible [6].

Ce numéro consacré au travail d’Henri Meschonnic comporte à son sommaire :
Philippe Sollers, Gloire de la Bible (voir plus bas)
Benoît Chantre, Pour Henri Meschonnic
Henri Meschonnic, Philippe Sollers, Benoît Chantre, Vérité de la Bible [7]
Henri Meschonnic, Traduire le goût, c’est la guerre du rythme [8]
Au commencement : La Genèse, traduction de Henri Meschonnic
Gloires : Les Psaumes, traduction de Henri Meschonnic
Guy Petitdemange, Une traduction à rebrousse-poil
Claude Vigée, Respirer, chanter, danser avec Henri Meschonnic

L’article de Sollers — Gloire de la Bible — est précédé de la reproduction du numéro 1 de L’Infini (hiver 1983) [9] — contemporain de la publication de Femmes — et suivi de celle du numéro 91 de Tel Quel (printemps 1982) qui comporte notamment une traduction et un texte de Bernard Dubourg qui publiera en 1987 et 1989 dans la collection L’infini les deux volumes de L’invention de Jésus (lire les extraits de l’entretien de Sollers qui sont consacrés à Dubourg dans le numéro 23 (novembre 2007) de la revue Ligne de risque dans Il faut parler dans toutes les langues) [10].

Pourquoi Henri Meschonnic ? Parce que, en 2001, il vient de publier sa traduction des Psaumes chez Desclée de Brouwer un an après que Sollers y a publié La divine comédie, ses entretiens avec Benoît Chantre. Qu’il a commencé son travail de traducteur par la publication des Cinq rouleaux — dont Le Cantique des cantiques qu’il appellera Le Chant des chants — trente ans plus tôt (1970) [11]. Et enfin, et surtout, parce que c’est en poète soucieux de retrouver le rythme, le souffle des textes qu’il traduit l’hébreu. Dans l’entretien susmentionné ne déclare-t-il pas, après avoir cité Sollers — « Il suffit de sentir que Dieu est le langage en personne. » — :

« Voilà le paradoxe de la poétique du divin. Et nous avons affaire à une montagne de paradoxes. Mon point de vue est celui du poème. Il n’est pas un point de vue religieux. [...] Pour moi ne compte que le poème. Quand je dis poème, je ne parle pas du bibelot sur la cheminée qui ferait joli. C’est effectivement l’investissement maximum du corps dans le langage. »

A quoi Benoît Chantre réplique :

« Irruption du corps dans la langue qui fait que le discours n’est pas la langue, mais plutôt ce que le corps fait à la langue. Il y a là des choses que vous avez maintes fois écrites, Philippe Sollers. » [12]

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Frontispice des Psaumes manuscrits dit Sidour Rotschild, XVe siècle, Musée d’Israël (Jérusalem), représentant le roi David, auteur symbolique du "Livre des Psaumes", avec une harpe. Dans le cartouche central, le premier mot du premier psaume, "achreï", "Bonheur à..."



En français, on ne l’a jamais lue que dans des traductions de traductions. Henri Meschonnic rend enfin Dieu audible : paroles sortant de la brume cléricale pour exposer l’épouvante, l’appel au nom divin et à sa promesse de joie.

Dieu se plaint depuis longtemps : il trouve qu’on l’a toujours mal écouté, mal entendu, mal lu ; qu’on a méconnu sa parole, son rythme, son enseignement, son souffle ; que son évidence, en somme, a été et reste sans cesse déniée, caricaturée et détournée vers d’autres fins que les siennes. Dieu n’est pas le terrible ou le bon Dieu qu’on croit, il n’aime pas les sacrifices, les cultes, les attitudes religieuses ou morales, il déteste qu’on le prenne au premier degré et qu’on emploie son nom en vain, il s’irrite d’être compris trop vite ou à demi, il s’afflige surtout des traductions de lui qui pullulent sur le marché biblique. La Bible ? Oui, d’accord, on connaît. Mais dans quelle version la lisez-vous ? On racontera ici, une fois de plus, l’histoire de cette brave dame catholique qui voit un vieux monsieur ne payant pas de mine en train de lire un livre. « Vous lisez quoi, cher monsieur ? — La Bible, madame. — Mais en quelle langue ? — En hébreu. — Ah bon, la Bible a aussi été traduite en hébreu ? »

Quel étrange roman débordant, qui envahit aussi bien les bibliothèques que les tables de nuit d’hôtels. Dieu, le seul vrai Dieu, a parlé, on l’a transcrit, on l’a adapté, commenté, révéré, cité, découpé, discuté, réfuté ; on continue à se disputer sur son incarnation éventuelle et sa résurrection supposée ; on a prétendu qu’il était mort, mais sans retrouver son corps ; on lui attribue des tonnes de convulsions et de fanatismes ; on l’entend encore psalmodié, hurlé, proféré, dilué, mais de quoi s’agit-il en fait ? De littérature ? De poésie ? De cinéma ? De bande dessinée ? De pathologie récurrente ? Seule certitude : il y a un texte, et son fonctionnement peut donner le vertige car il semble bien être infini. En réalité, le scandale est là : cette infinité dérange. On ferait tout et n’importe quoi pour la limiter, la canaliser, l’affadir, l’oublier, la rejeter, voire l’exterminer. Peine perdue : le livre est là, on l’ouvre, les surprises surgissent, et on peut longuement s’étonner de voir passer à travers lui des foules entières, saints, sages, justes, criminels, clercs, érudits. C’est une question de langage, une épreuve physique par rapport à lui.

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L’Infini 30, p.24
Le titre et les cinq premiers versets de la Genèse dans la Bible d’Olivétan de 1535

L’oeuvre d’Henri Meschonnic est déjà importante, et il serait temps qu’elle soit reconnue comme révolutionnaire dans notre misérable époque spectaculaire. Oh, sans grands mots : une indignation à peine contenue, un humour froid, une précision percutante, une science, une passion. Meschonnic traduit la Bible, et la démonstration est faite que nous n’avons eu entre les mains, jusqu’à présent, que des approximations ou des recouvrements, tradition hellénique ou chrétienne, compromis du rabbinat, dévotion, timidités, voiles. « L’Occident ne s’est fondé que sur des traductions et, pour le Nouveau Testament, fondement du christianisme, des traductions de traductions de traductions... Si l’anglais et l’allemand ont eu un original second, avec la King James Version et avec Luther, le français n’en a jamais eu. » Voilà le point essentiel. Dieu, en français, est quasiment inaudible, à moins de le prendre pour Victor Hugo. Il faut donc qu’une énergie particulière, simultanément poétique et de traduction, nous fasse franchir cette surdité acquise, sirop, emphase ou répulsion. Le poème, pour Meschonnic, est une « force-sujet dans le langage », et les versets de la Bible sont cette force qui n’a pas encore été dégagée comme telle.

Rien ne le montre mieux, aujourd’hui, que la parution éclatante des Psaumes sous le nouveau titre de Gloires. De la belle complainte on passe à l’interpellation directe, de la « bondieuserie » à une sorte de guerre permanente et abrupte, où les accents, les te’amim, jouent un rôle fondamental. Ce terme hébreu est le pluriel de ta’am, qui veut dire goût. La Bible est une guerre du goût. Son parler-chanter (du moins dans Gloires) doit s’entendre comme un « goût dans la bouche » — à la fois goût et raison —, comme « une physique du langage ».

Parler, chanter, raisonner sont une même substance qui peut être écoutée par Dieu, à qui on demande de prêter l’oreille. Gloires est plus fort que psaumes, à la tonalité idyllique, et sans aucun doute préférable à louanges, dont Meschonnic dit drôlement que cela aurait « un côté Saint-John Perse », comme s’il s’agissait d’une « adoration vague et d’une acceptation du monde et de son histoire ». Mais non, voyons : rien de plus tendu, de plus tremblant, de plus dramatique que ces paroles sortant enfin de la brume cléricale pour exposer l’épouvante et la peur du gouffre, l’appel au nom divin et à sa promesse de joie. La Tora n’est pas la Loi, mais l’Enseignement. Les Gloires sont des situations d’abîme : c’est l’homme qui risque d’être avalé, raflé, détruit par ses persécuteurs réels, jeté au trou, mais qui garde confiance dans son « Dieu de la multitude d’étoiles ». On presse Dieu d’écouter, d’intervenir, de parler, de trancher. Il l’a fait, il peut donc le refaire.

Des décalages justifiés de mots, et chaque fois des pans entiers de représentations fausses s’effondrent. Ne dites plus « péché » ou «  pécheurs », mais plutôt « égarement », « égarés ». Les pécheurs sont des égarés et les méchants sont des « malfaisants ». Beaucoup d’égarés, beaucoup de malfaisants, ça se prouve. Voulez-vous retrouver le sens d’Amen ? Dites : « C’est ma foi. » Vous avez l’habitude d’Alleluia ? Entendez : « Gloire à Yah ». Ne récitez pas « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » mais « à quoi m’as-tu abandonné » (ce n’est pas du tout la même chose). Traduction Dhorme (Pléiade) : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament annonce l’oeuvre de ses mains. » Traduction Meschonnic : « Le ciel proclame la splendeur du dieu, et l’oeuvre de ses mains est ce que raconte le déploiement du ciel. »

Autre forme, autre scansion, autre disposition des mots sur la page, avec des blancs significatifs de respiration. Début des Gloires : « Bonheur à l’homme qui n’a pas marché dans le plan des malfaisants et dans le chemin des égarés. » Ce « Bonheur à » est en effet bien préférable à « Heureux celui qui » (« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage »). Au passage, on signalera à ceux qui se plaignent des textes comportant trop de citations le très bel essai de Meschonnic sur Walter Benjamin dans Utopie du juif, rappelant qu’il s’agit là d’un art très ancien (le Talmud, par exemple). Principe de montage permettant un autre rapport à l’Histoire. « Les citations dans mon travail, écrit Benjamin, sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions. »

Les touristes de l’existence détestent ces rappels bibliques. On les comprend. Dans Gloires, la partie est rude. Il y a là un certain David, un des plus grands poètes de tous les temps [13], dressé dans une position limite : vous sentez passer sur lui la peur, le frisson, le spasme, la panique, la souffrance jusque dans les os ; vous le voyez inlassablement aux prises avec le mensonge, la corruption et la fraude. Il a sa musique, sa conviction, ses « prières secrètes », son murmure, jour et nuit, même s’il est courbé, épuisé, pourri, les tripes brûlantes. Il n’a plus de force, son coeur va trop vite, il est abandonné, il va devenir sourd, muet, aveugle, pendant que ses ennemis sur lui « se grandissent ». Le tumulte l’entoure, il patauge dans la détresse et des marais de boue, mais il persiste à chanter ce Dieu « qui maintient les montagnes dans sa force ». D’un côté la fosse, la mort et les amis de la mort ; de l’autre le roc, un grand oiseau aux ailes protectrices, la vie. Autant dire que Gloires est un livre d’une actualité brûlante.

Philippe Sollers, Le Monde du 18.05.01.

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Henri Meschonnic lit la Bible

Après Gloires, Meschonnic a publié Au commencement (Traduction de la Genèse) en 2002, Les Noms (Traduction de l’Exode) en 2003, Et Il a appelé (Traduction du Lévitique) en 2005 et Dans le Désert (Traduction du livre des Nombres en 2008 (Desclée de Brouwer).

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Le début du texte. L’Infini 76, p. 61.
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Henri Meschonnic lit « Au commencement »

Lecture en hébreu et traduction de La Genèse, chapitre I.

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Dans le volume Les Noms, Meschonnic lit des extraits de ses traductions.

Gloires

Psaume 23 — Chanson de David

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Les Noms

Exode, XV 1-21

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Psaume 133

Chant des montées

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Le texte de la Bible et sa traduction

A la suite de l’article de Philippe Sollers sur la traduction des Psaumes, sous le titre de Gloires (éd. DDB, « Le Monde des livres » du 18 mai), par Henri Meschonnic, nous avons reçu plusieurs lettres de protestation. Au-delà du compte rendu et de sa présentation, c’est en fait la conception du traducteur qui est mise en question. C’est pourquoi nous avons demandé à Henri Meschonnic d’expliquer lui-même sa démarche.

Quelques lecteurs ont protesté contre le « chapeau » posé sur l’article de Philippe Sollers dans « Le Monde des livres » du 17 mai dernier, « Gloire de la Bible ». Sollers saluait généreusement Gloires, traduction des psaumes. Un abrègement regrettable semblait installer à la fois une erreur et une outrecuidance : il n’y aurait eu jusque-là que des traductions de traductions. L’erreur, à son tour, a donné libre cours à quelques débordements passionnels, symptômes de ce à quoi on touche quand on vise un changement dans la pensée du langage. Pas un hasard que le texte biblique soit celui par qui le scandale arrive. C’est l’occasion d’éclaircir quelques confusions. Merci aux insatisfaits.
Car l’irritation a souvent débordé du « chapeau », pour englober une entreprise sans la comprendre ni la connaître. Tout le problème de l’érudition philologique. Son savoir lui cache son ignorance de la poétique. Avec la vieille surdité théologico-politique au rythme, dans son rejet du texte massorétique et de sa notation des accents (te’amim).
La critique ne consiste pas à décrier les traductions anciennes, mais à reconnaître ce que fait un texte, et ce que fait sa traduction. Pluralité d’attitudes. Le sens du langage se juge au résultat. Rétablir la vérité sur les traductions de la Bible ? Trente ans que j’y travaille. C’est tout le conflit entre le signe et le poème. Le signe, sens d’un côté, forme de l’autre. Du cadavre. Oubli de la force, du continu. Qui fait du langage dans la Bible une parabole du rythme dans le langage en général. Où se situe le paradoxe des religieux, leur dualisme (la vérité, et son résidu) affaiblit l’objet de son propre culte. Ce qu’aggrave l’antijudaïsme philologique chrétien traditionnel.
Si respectables que soient tant d’entreprises, je ne peux que constater qu’aucune traduction, à ma connaissance, ne prend comme règle rigoureuse d’écoute, comme je fais depuis Les Cinq Rouleaux (Gallimard, 1970), l’organisation du rythme dans la Bible (je n’appelle ainsi que « l’Ancien » Testament, le reste, « Nouveau Testament » — question de clarté).
Il y a donc à démêler des problèmes. C’est seulement avec les évangiles qu’on a affaire à des traductions de traductions de traductions. Bernard Dubourg (dans L’Invention de Jésus I, l’hébreu du Nouveau Testament, Gallimard, 1987) a, je crois, pleinement démontré que le substrat (grammaire, lexique, calembours, codage numérique d’équivalences) en était l’hébreu (pas l’araméen), sur quoi vient le grec, puis le latin, puis les langues modernes. Mathieu (27, 46) cite en araméen le début du psaume 22, qui est en hébreu.
Mais il y a aussi le problème de la longue captation catholique, qui n’accorde d’authenticité pour toute la Bible qu’à la version latine de la Vulgate.
Ce qu’officialise le concile de Trente en 1546. Pour Renan encore, les juifs étaient les faussaires du texte hébreu. D’où, d’abord, des traductions seulement à partir de la Vulgate. Sans oublier que les psaumes dans la Vulgate sont traduits d’après le grec. Clément VIII en 1596 continue de s’opposer à ce qu’on traduise en langue vulgaire. Même Montaigne est contre. Lefèvre d’Etaples traduit du latin, en 1530. Et encore Frossard, en 1969. C’est seulement en 1943 que le Saint-Siège donne son aval au rapport direct à l’original hébreu. Quand Crampon (1894-1904) traduit sur les originaux, c’est une nouveauté. Le Maître de Sacy, en 1696, traduit du latin, et pour lui « ces écrits si divins ont été destinés de Dieu beaucoup plus pour l’Église que pour lesjuijs ».
Sur quoi fleurit la paraphrase des psaumes, comme genre littéraire, de Marot à Claudel — la poésie de poésie n’est pas finie.
C’est du côté protestant qu’est venu le rapport direct à l’hébreu, avec Olivétan, en 1535. Sur quoi prend autre chose, la longue série des révisions et révisions de révisions, d’Ostervald (1744) à Segond (1874). Mais pour Olivétan, les versets « n’existaient pas encore », alors que les massorètes (les grammairie-ns-philologues juifs, du Ve au IXe siècle) en notaient déjà le nombre- après chaque livre. Et pour le tôhou vavohou, Olivétan ne trouvait rien de mieux que « Et la terre estoit indisposee et vuyde ».

VERS L’IDENTITÉ OU L’ALTÉRITÉ

Il y a donc le problème des apparences de renouvellements, le problème des différents types de trad-uction, et le problème majeur du défi : il n’y a jamais eu en français la réussite littéraire de la King James Version et de Luther. Et ce n’est pas la Bible du Rabbinat, de 1899, qui a révolutionné la traduction. Segond, protestant, est souvent plus proche de l’hébreu.
Le changement est venu d’une visée non confessionnelle, avec E1mond Fleg (1959, 1963), qui calqu-e l’hébreu, et inverse l’annexion en décentrement. C’est ce même calque, plus l’étymologisme (l’étymologie prise pour le sens) qui caractérise la version d’André Chouraqui (11974-1977 ; 1985), accueillie d’a-bord avec éloge. C’était le vieux littéralisme d’Aquila, traduisant le fam-eux début « au commencement » par « dans la tête » — avec Entête. Mais toujours aucune écoute d rythme, brouillé même au conraire, dans une poétisation apparente.
Quant à la Traduction œcuménique de la Bible, en 1965, elle visait une « fidélité exégétiquement fondée et non au sens littéral », simplement « un français correct ». Le « naturel », le « français courant » traduisant surtout le dualisme de l’équivalence dynamique et de l’équivalence formelle, c’est-à-dire du langage courant et du calque pris pour la poésie.
Ainsi on a cru distinguer trois types de traduction : l’une pour les lettrés (comme celle de Dhorme), une autre pour grand public (comme la Bible de Jérusalem), une dernière en langage basique — pour évangéliser. Plus une variante, censée poétique (celle de Chouraqui). Tout en notant entre elles une certaine homogénéisation.
Je dirais plutôt qu’il y a les traductions vers l’identité, et les traductions vers l’altérité. Toujours le piège du signe. Et rien de la spécificité du langage dans les psaumes : du Mallarmé.
C’est ce piège que je rejette, en cherchant à rendre le continu rythme-syntaxe-prosodie, la force, et cette spécificité, le dire plus que le dit. Ce qu’il fait. Et tout change. Il y aura toujours plusieurs manières d’entendre le langage, plusieurs manières de traduire. Selon qu’on croit qu’on traduit de la langue, ou un poème. Où périt le vieux motif qui veut que les traductions vieillissent : la King James Version n’est remplacée paf aucune des traductions plus récentes en anglais, elle tient, comme du Shakespeare.
Et on revient au défi majeur. Comme disait Claudel, qui n’aimait que la Vulgate, « toutes les traductions françaises me font mal au cœur ». Alors que chacun coure la belle course de faire au français ce que la King James Version a fait à l’anglais. Traduire est au pluriel, mais le poème est unique. Rien à voir avec la poétisation. Pour moi, il est dans son rythme. Alors, après Gloires, je me mets à la Genèse : « Au commencement... ».

Henri Meschonnic, Le Monde du 15-06-01.

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VOIR AUSSI SUR PILEFACE, LES AUTRES ARTICLES DU DOSSIER HENRI MESCHONNIC :
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Henri Meschonnic
Au commencement


[1C’est une formule (dont la première phrase entre [...] fut barrée par la suite) des Pensées de Pascal, souvent citée par François Jullien.

[2Sollers y revient dans un interview de Tribune juive (fév. 2007).

[3« Machine ». « Ma Chine » ? Oui, si l’on pense à la séquence de Paradis ici rejouée dans une autre situation, un autre lieu : Venise. Mais surtout « machine à écrire » comme le veut l’exergue de Faulkner : « Possède sa propre machine à écrire et sait s’en servir ».

[4Sur le Cantique des Cantiques, lire : La Sulamite d’André LaCocque et La métaphore nuptiale de Paul Ricoeur dans Penser la Bible (Seuil, coll. Points, 1998, respectivement p.386 et p.427).

[5Traduction de ce passage par Henri Meschonnic (la "machine", ici, c-à-d. le logiciel de l’ordinateur, ne nous permet pas de restituer les "blancs" par lesquels le traducteur fait "respirer" le poème, nous les remplaçons par des /) :

Mon dieu mon dieu/// à quoi m’as-tu abandonné
/// Loin que tu me sauves /// les paroles que j’ai rugies
Mon dieu // j’appelle le jour// et tu ne réponds pas
/// Et la nuit // et pas de silence pour moi


Sur la différence théologique entre le pourquoi et le à quoi, voir l’entretien entre Henri Meschonnic, Benoît Chantre et Philippe Sollers : Vérité de la Bible (L’Infini 76, p.20-21).

Sur le Psaume 22, lire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? d’André LaCocque et La plainte comme prière de Paul Ricoeur dans Penser la Bible (Seuil, coll. Points, 1998, respectivement p.254 et p.287).

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[8Clin d’oeil à Sollers ? On peut, sans trahir, inverser la phrase : « Traduire le rythme, c’est la guerre du goût ».

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L’Infini 1 (hiver 1983)
Reproduit en page 2 du numéro 76 de L’Infini

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Reproduit dans L’Infini n°76, p.8, après la présentation de Benoît Chantre

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[12Disputes.

Entre ces deux extraits de l’entretien Henri Meschonnic distingue la « polémique » de la « critique » que « les gens » qui ont « de mauvaises habitudes » souvent confondent. La polémique réduit souvent l’adversaire au silence voire fait "silence sur lui", la critique cite, analyse, argumente.

1. A lire Heidegger ou le national-essentialisme [2007, Editions Laurence Teper, Paris.], on peut voir que les deux "genres" sont parfois très proches et se retrouvent dans la dispute. Dispute "philosophique", certes, mais dispute quand même. Dans ce dernier livre, au nom de la critique de « l’essentialisme », tout le monde y passe : Voltaire, Badiou, Milner, Gadamer, Derrida, Heidegger, les "heideggeriens" (Fédier, Guest, qui ont « une pensée faible », voire "pas de pensée"), moins les anti-heideggeriens (avec un coup de chapeau à Emmanuel Faye qui a constitué « un dossier plus complet que jamais auparavant »), etc. C’est souvent précis, ironique, stimulant et... fort discutable.

2. Les plus violentes critiques de Meschonnic lui-même sont sans doute celles de Stéphane Zagdanski dans Fini de rire [2003, Pauvert]. Elles se trouvent dans Tricherie sur la substance. Défense et illustration de la pensée juive. (p.553-659) dont vous pouvez lire des extraits ici. Si je fais référence à ce texte — écrit, entre autres, en réaction à la traduction des Psaumes par Meschonnic et sans doute aussi au numéro de L’Infini — c’est pour deux raisons : la première est que Meschonnic s’y voit qualifié de « cas contemporain le plus intéressant de rejet révulsé de la pensée juive, à la fois le plus délirant et le plus explicite » (affirmation elle aussi discutable !), la deuxième que Zagdanski y défend contre Meschonnic la pensée de Heidegger dans des termes souvent justes (proches de Bernard Sichère).

Il y a une troisième raison de signaler ici ce livre : il contient un des plus beaux textes écrit sur l’oeuvre de Philippe Sollers (si l’on en croit ce dernier lui-même) : Sollers en spirale (p.141-219).

On trouvera des développements à tout cela sur le site de Zagdanski (2002) et dans un entretien de Zagdanski avec In situ ! où il est beaucoup question de Claudel mais aussi de Sollers, accusé de reprendre « la dénonciation des passages anti-chrétiens du Talmud » et ainsi de « reprendre un lieu commun de tous les pamphlets antisémites » (sic).

"Polémique", "critique" ou "dispute" : d’un côté comme de l’autre on ne donne pas toujours dans la nuance !

[13Cf. Femmes, op. cité : " David... Le plus grand poète de tous les siècles... ".

On notera que Ph. Sollers déclarait récemment : « J’ai appelé mon fils David, en hommage aux Psaumes... » (Tribune juive, février 2007).

Et Julia Kristeva : « A la naissance de mon fils, un prénom s’est imposé, souverain et vulnérable : David. Selon la tradition, la lettre " d " signifie " pauvre " : ne peut être roi que celui qui se reconnait doublement pauvre ! Parce que le royal vainqueur de Goliath était un petit berger qui jouait de la harpe. Et parce que son ancêtre, Ruth la Moabite — l’étrangère, l’exclue — rendait sa souveraineté curieuse et hospitalière, avide des autres et de soi-même comme autre. » (dans : Le texte, les lieux, l’actualité...).

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