4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » CRITIQUES » Comment méconnaître les génies
  • > CRITIQUES
Comment méconnaître les génies

Courbet, Baudelaire .

D 24 octobre 2007     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Le Grand Palais consacre une exposition à Gustave Courbet jusqu’à la fin janvier. Le vendredi 19 octobre ARTE a donné le coup d’envoi par un Thema où l’on a pu voir deux documentaires : l’un de Romain Goupil, Les origines de son monde, l’autre de Jean Paul Fargier sur son désormais célèbre tableau : L’origine du monde [1].
Courbet reconnu ? Oui, sans doute.
Pourtant cela n’a pas toujours été le cas. Il en est de même pour Baudelaire, son contemporain.
A l’occasion de la réédition du livre de Gros-Kost sur Courbet, Philippe Sollers, en 1994, revient également sur le livre de Nadar sur Baudelaire et s’interroge sur la bizarre méconnaissance dont le peintre et le poète ont pu faire l’objet de la part de ceux qui, en apparence, leur étaient si proches. Histoire d’un malentendu "amical" (et "progressiste" ?) qui, déjà, tendait à confondre l’image sociale des deux artistes et leur art lui-même.
Mais, au fait, les choses ont-elles tellement changé ?


Courbet, Souvenirs intimes de Gros-Kost, Ides et Calendes, La Bibliothèque des Arts (1994).
— Nadar, Charles Baudelaire intime [2], Ides et Calendes, La Bibliothèque des Arts (2000).


JPEG - 25.6 ko
Courbet par Baudelaire (1847)
Planche de dessin annotée par Nadar

Portrait de Baudelaire par Courbet, 1848.
Photo A.G., 5 octobre 2016. Zoom : cliquez l’image.
GIF

"Voici deux petits livres fascinants, dont on peut, selon moi, tirer un grand enseignement social et moral (ça tombe bien). Il s’agit de souvenirs intimes, à propos de Courbet et de Baudelaire, écrits, peu après leur mort, par deux de leurs contemporains et amis. L’un est le célèbre photographe Félix Nadar ; l’autre Gros-Kost, un socialiste persuadé que Courbet a fondé une école. L’un et l’autre ont bien connu les disparus, ils ne font pas partie des bourgeois ignorants et répressifs de leur temps. Ils ont du mérite : Baudelaire et Courbet sont des fréquentations peu recommandables. Le premier a été condamné pour obscénité et passe pour un excentrique vicieux, fou, halluciné ou drogué. Le second s’est compromis pendant la Commune, a fait de la prison pour avoir démoli la colonne Vendôme, a peint des choses qu’il ne faudrait pas, d’une manière frontale choquante."


De plus, Baudelaire et Courbet ont été, pendant un temps, très proches l’un de l’autre (ce qui est curieux, quand on pense que l’un a plutôt fini hyper-réactionnaire et que l’autre est, à juste titre, soupçonné d’extrémisme gauchiste). La société française, sur ce point immuable, déteste les extrémistes. Tout ce qui peut lui rappeler l’enfer, la Révolution, la gêne. Aujourd’hui, ce serait tout ce qui peut évoquer 1968, ces intellectuels tordus et stériles, par exemple, qui ont peut-être été la cause de désordres injustifiés. La critique salariée veille : hier, pour protéger le trône, l’autel ou la vertu républicaine. Maintenant pour garantir les bons sentiments, la publicité et les affaires. Au fond, c’est pareil.

D’où l’intérêt de ces témoignages : ils n’émanent pas d’ennemis acharnés de Courbet ou de Baudelaire, mais bien d’amis, animés, du moins apparemment, des meilleures intentions. La dénégation, plutôt que la négation franche, est intéressante. Il s’agit d’un certain ton familier, paternaliste. D’un côté, le style affranchi et "artiste" (Nadar) ; de l’autre un discours bourru de vrai "camarade" (Gros-Kost). Deux types vraiment curieux, ce Courbet, ce Baudelaire. Tenez, Baudelaire et Jeanne Duval, voilà l’essentiel. Eh bien, c’était "une négresse, une négresse pour de vrai, une mulâtresse tout au moins, incontestable".

Du coup, la question se pose : Baudelaire avait-il un vrai goût pour les femmes (sous-entendu : de chez nous) ? N’a-t-il pas été une sorte de "poète vierge" (plusieurs témoignages le confirmeraient) rêvant de débauches par compensation ? S’agissant des femmes, voyez ces propos exagérés : "Vous savez bien que j’ai d’odieux préjugés à l’endroit des femmes. Bref, je n’ai pas la foi." Ou encore (et cette fois, c’est franchement inadmissible) : "Toute femme est incapable de comprendre même deux lignes du catéchisme." On comprend que de tels propos relèvent d’un "nihilisme spécial", dû à un profond traumatisme (évidemment : la mère). Nadar, en bon libre-penseur, croit à la transparence amicale et, déjà, à la psychanalyse sauvage.

Asselineau, lui, autre ami de Baudelaire, pensait qu’il était un simple provocateur : "Baudelaire, rentrant le soir, se couche sous son lit pour s’étonner." Il est trop pudique, ce poète, trop distant, trop réservé. Nadar : "Combien de fois ne l’ai-je pas trouvé dans un café, coudes en table, avec le dernier des imbéciles, développant devant le vide, pendant toute une heure, ses théories les plus abstraites." Voilà : défaut de convivialité vraie.

Sur Baudelaire, Gros-Kost en rajoute. Courbet avait de l’amitié pour l’auteur des Fleurs du Mal ? Il l’avait installé autrefois dans son atelier ? Peut-être, mais ce Baudelaire était bien encombrant, et "quand il avait absorbé son opium, il devenait énervant, il avait des visions, il lançait des phrases". Il voulait obliger Courbet à noter à la craie sur un tableau noir ce qu’il murmurait pendant ses délires. Baudelaire aurait pu pervertir Courbet, qui était un honnête et sain fils du peuple, un garçon faible et crédule, comme le prouve le chantage dont il a été l’objet de la part d’une "rouleuse d’hommes en vogue" à qui il avait envoyé des lettres compromettantes. Baudelaire et sa négresse ; Courbet et sa voleuse : vous voyez le tableau.

Courbet, selon son ami ? Il refusait de lire et d’écrire. Il n’arrêtait pas, par "modestie criarde", de faire l’apologie de ses propres oeuvres. Certes, il pouvait être éblouissant en vous parlant des couleurs et en vous décrivant un nuage. Mais c’est finalement son père, le père Courbet, qui est émouvant. Voyez-le, ce père paysan, conseillant à son fils de mettre sur sa toile un peu de vert ici plutôt que là, de reprendre telle ou telle partie de sa surface, eau, rocher, ciel. Le fils est exaspéré ? Mais ce vieil homme absurde est une sorte de vérité populaire sacrée. Tel père, tel fils.

D’ailleurs, le fils meurt avant le père, lequel, ayant découvert une sacoche pleine d’or dans l’atelier, couche avec elle. "Nous faisons un cercueil en plomb pour votre fils", dit l’employé des Pompes Funèbres. "En plomb ? dit le père Courbet, ça va être bien cher. Pourquoi pas en zinc ?"

Inutile de dire qu’il n’est question, ni chez Nadar, ni chez Gros-Kost, de l’art de Baudelaire ou de Courbet. Cela donne, par exemple, chez Gros-Kost : "Gustave Courbet est mort récemment. Il laisse un gros garçon, joufflu, au large poignet, aux reins solides, qui ne demande qu’à lutter. Son nom est Réalisme." C’est déjà Jdanov, rien de nouveau sous le soleil.

Comment méconnaître les génies ? Premièrement : insister sur le fait qu’ils étaient là parmi d’autres ; la Société est une grande famille. Deuxièmement : montrer leur embarras ou leur supposé problème sexuel (il doit y en avoir un). Troisièmement : signaler, avec commisération, leurs naïvetés ou leurs manies, courageuses certes, admirables même, mais sans issue. Quatrièmement, mettre en relief leur fin pathétique.

Sur ce dernier point, la palme revient à Nadar (qui, comme on sait, a fait les plus belles et les plus inquiétantes photos de Baudelaire). Tous les lundis, il va chercher le poète "aphasique et amaigri" dans sa maison de santé. "Il avait toujours eu le culte de son corps : à peine arrivé chez moi, il me montrait ses mains et il fallait que, manches retroussées, avec le savon, la brosse, la lime, je les fisse plus nettes et plus polies encore que ne les avaient obtenues, une demi-heure auparavant, les soins de l’infirmière. Oh ! crénom ! crénom ! s’exclamait-il, joyeux, en les faisant jouer dans la lumière."

Baudelaire ne peut plus dire qu’un seul mot : "crénom". Et voici : Nadar raconte qu’ils commencent à se disputer sur l’immortalité de l’âme. Nadar "lit" dans les yeux de Baudelaire. Il lui demande avec insistance comment (sous-entendu : dans l’état où il est) il peut encore croire en Dieu. "Baudelaire s’écarta de la barre d’appui où nous étions accoudés, et me montra le ciel. Devant nous, au-dessus de nous, c’était, embrasant toute la nue, cernant d’or et de feu la silhouette puissante de l’Arc de Triomphe, la pompe splendide du soleil couchant. Crénom ! Oh ! Crénom ! protestait-il encore, me reprochait-il, indigné, à grands coups de poing vers le ciel."

Nadar, après avoir ainsi poussé à bout son ami Baudelaire, conclut que si Dieu existe, il ne peut être que d’une effroyable cruauté. Donc, il n’existe pas. C’est par rapport à la grande poésie, l’opinion d’un homme de progrès. D’un photographe. De quelqu’un qui a pris plaisir, en somme, à voir Baudelaire privé de la parole extérieure, forcé de gesticuler.

Philippe Sollers, Le Monde du 05.08.94. Eloge de l’infini, 2001.



oOo

La peinture et ses images : L’atelier du peintre de Courbet (1855).

Dans le choix de mes "illustrations" je m’efforce de choisir les images qui trahissent le moins les couleurs d’un tableau. Ces images n’en sont pas moins des faux.
De même, donc, qu’il faut toujours lire (les textes dans) les livres et non se contenter de ce que nous en proposons ici-même, il faut aller voir — quand c’est possible — le tableau dans les Musées !
Quelques sites internet témoignent de ce que peut devenir L’atelier du peintre de Courbet qui se trouve au musée d’Orsay.
Le moins qu’on puisse dire c’est qu’on en voit de toutes les couleurs (la palme revenant sans doute au... musée d’Orsay lui-même) !
Allez-y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire !

Sur "L’atelier du peintre" (Musée d’Orsay)


L’atelier du peintre (Baudelaire est à droite du tableau, il a 34 ans, il lit).
Photo A.G., 29 novembre 2018 (Nikon). ZOOM : cliquer sur l’image.
GIF

Site Pays de Courbet, pays d’artiste.

oOo

Nadar : quelques photographies de Baudelaire.

JPEG - 34.5 ko
Nadar par lui-même



JPEG - 14.6 ko
Baudelaire par Nadar (1854). Musée d’Orsay.



GIF - 96.3 ko
Baudelaire par Nadar (1855)



JPEG - 17.5 ko
Baudelaire par Nadar (1855)



JPEG - 13.5 ko
Baudelaire par Nadar (1862)



PNG - 115.5 ko
Baudelaire par Nadar (date inconnue)

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document